Le préfet qui voulait ré-instaurer...

le délit de solidarité.

paru dans lundimatin#281, le 29 mars 2021

Que ce soit avec la Culture, le Savoir ou la Solidarité, l’État montre aujourd’hui son vrai visage de Léviathan, s’attaquant à tout ce qui constitue l’essence de la vie, à tout ce qui n’est pas (encore complètement) marchandise, à tout ce qui nous est commun. Les cinémas, les théâtres, les musées, les universités, tous les lieux de divertissement et d’instruction collectifs restent fermés, condamnés au silence. Nous réunir en famille ou entre amis, échanger, faire la fête, s’organiser, accompagner nos morts, fraterniser, sont des activités désormais strictement encadrées et limitées, tandis que nous pouvons librement travailler et consommer. L’État nous veut confinés, isolés, sur-vaccinés, derrière nos écrans. Il s’en prend, au nom de notre santé, à tous les liens qui nous unissent. Et de nouveau, il criminalise la Solidarité.

Depuis deux ans et demi, Véronique et Éric accueillent chez eux, en Haute-Loire, Madama Diawara, un jeune malien qui leur a été confié par le Département à son arrivée, après un périple périlleux à travers la Méditerranée notamment. En janvier 2020, ils ont entrepris des démarches pour obtenir une autorisation qui lui permette de poursuivre son apprentissage. Fin janvier 2021, après plus d’une année de vaines requêtes, Éric a entamé une grève de la faim pour tenter de débloquer la situation. Au bout de vingt jours, il a décidé de s’alimenter de nouveau puisque la Préfecture de Haute-Loire acceptait de revoir sa décision sur la base d’un nouveau document : un extrait de naissance, délivré par la mairie du village du jeune homme. Alors qu’il répond à une convocation de la Police des frontières, Madama est placé en garde à vue le 9 mars, inculpé pour usage de faux et récidive car cette pièce officielle, comme la précédente, et comme la plupart des documents en provenance d’Afrique de l’Ouest d’ailleurs, est jugée falsifiée. Il est envoyé au Centre de rétention de Lyon. Véronique et Éric ont également été entendus et seront, eux aussi, poursuivis en justice.

Derrière cette maltraitance et cette discrimination administratives c’est toute une mécanique, sournoise et implacable, qui se découvre alors. En effet, plusieurs indices relevés dans la communication préfectorales ces dernières semaines, contribuent à laisser penser qu’Éric Étienne, le représentant de l’État sur le département donc, fait de ce dossier une affaire personnelle, en ciblant très clairement des militants, leur reprochant leur hospitalité, leur fraternité, leur solidarité :

  • Ainsi, il a purement et simplement interdit par arrêté préfectoral une manifestation de soutien, le 9 février au prétexte qu’ « il n’est pas exclu » que « des groupes de l’ultra gauche locale » provoque « sciemment » des « troubles graves à l’ordre public ».
  • Il a exigé de la part de Véronique et d’Éric des « excuses publiques » pour leurs propos soi-disant « indignes et révoltants à l’endroit de l’État et de ses représentants », à savoir avoir fait mention dans des déclarations à la presse de « racisme d’État » et avoir soupçonné son hypocrisie alors qu’il préparait une visite au Chambon-sur-Lignon pour y honorer la tradition d’accueil des Justes.
  • Lors d’une interview sur France 3, il s’est même autorisé à contester la qualité de « tiers de confiance » de la famille d’accueil, la minorité de Madama lors son arrivée en Haute-Loire, pourtant reconnue par les services de l’État, et a reproché à Éric d’ « être toujours dans la rue à manifester », remettant ainsi en cause des décisions de justice et des droits fondamentaux.
  • Enfin, cette fausse bienveillance, qui ressemble finalement à un guet-apens, aboutit à cette triple criminalisation sur des bases pour le moins fragiles.

Voir l’intervention de M. Éric Etienne à partir de 5’30.

Soyons en sûr, ce zèle incroyable de la part d’un préfet, révèle une idéologie qui se sent suffisamment libre de s’affranchir de tout devoir de réserve pour mieux servir une politique gouvernementale en matière d’immigration et de répression des mouvements sociaux, laquelle ne cesse de se durcir à l’approche des échéances électorales. Ce sont d’ailleurs les xénophobes viscéraux qui applaudissent le plus fort, comme en témoignent des tags racistes, apparus à plusieurs reprises, félicitant le travail du préfet à l’encontre des « nègres » et associant son nom à celui de Le Pen et de… Papon, ainsi que les très nombreux commentaires, d’une violences inouïes, postés sur les réseaux sociaux, mélangeant allègrement la mort de « nos » soldats au Mali, l’excision et tout ce qui peut susciter la haine. Il ne s’agit bien entendu que d’un nouveau durcissement des politiques migratoires, dans la continuité de celle des différents gouvernements depuis trente-cinq ans. Les discours irresponsables de la classe politique dans son ensemble, trop souvent relayés sans travail critique par les médias, ont contribué à une véritable « lepénisation des esprits », à une banalisation des amalgames réducteurs, à la libération d’une certaine parole, intolérante et exemptée de toute forme d’auto-censure, au développement du sentiment d’insécurité « ressenti » qui, comme pour la température lorsque le vent souffle fort, peut fortement différer de l’insécurité réelle. La création de « problèmes » ipso facto fait partie des stratégies habituelles de ceux qui veulent détourner l’attention des vrais problèmes qu’ils sont incapables de résoudre.

Le préfet contourne la loi, en toute légalité cela va de soit, puisqu’il restaure un délit, le délit de solidarité, qui a été récemment aboli. Cette criminalisation des luttes sociales n’est pas nouvelle. Elle s’inscrit dans une généalogie du néolibéralisme, lequel peut prendre, selon les circonstances, différents visages. Nous ne sommes bien entendu pas sous un régime semblable à celui de Pinochet, mais la répression systématique actuelle des mouvements sociaux, par le droit et par la force, est dans la directe continuité de celle mise en place par Margaret Thatcher avec de si violents succès. L’État, n’en doutons pas, est depuis toujours le bras droit, le bras armé, de bonne volonté et d’une violence dite légitime, du capitalisme.

Pourtant, comme il arrive souvent, l’excès répressif, au Puy-en-Velay, a aussi entraîné le contraire de l’effet escompté. Si la médiatisation de ces événements a fortement clivé les positions, comme nous venons de le rapporter, c’est l’indignation qui majoritairement s’est manifestée : des cortèges de plus en plus fournis, comptant notamment des personnes peu accoutumées à ce genre de pratique, une pétition massivement signée en ligne (1), des concerts spontanés sur le marché hebdomadaire, un clip réalisé par une trentaine de musiciens locaux (2), des jeunes migrants qui s’organisent et prennent pour la première fois la parole collectivement, des dessins de soutien réalisé par des illustrateurs de toute la France, une grande marche nationale prévue au Mézenc en juillet prochain, etc. L’acharnement contre les mineurs dits isolés a suscité un profond sentiment d’injustice au-delà des seuls militants habituels. Quand un apprenti boulanger à Besançon ou un aide-soignant dans un EPAHD du Cantal sont menacés d’expulsion, tout le monde soudain se sent concerné. De même que les acteurs de la Culture se dressent contre la fermeture imposée et injustifiable pour de seules raisons sanitaires, de leurs lieux de travail, discrètement suivis par les spectateurs, un mouvement de protestation pour défendre une certaine idée de la solidarité, se développe actuellement, dépassant ses limites habituelles. Contre leur « sécurité globale », leur contrôle total, leurs accusations de séparatisme, les défenseurs de la solidarité, les résistants contre l’inacceptable, comme en tout temps, se dressent pour défendre tout ce qui fait lien.

Ernest LONDON

Photo : Basta Mag

1- change.org/AidezMadama43

2- www.youtube.com/watch ?v=rSTxdp80Sf8

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