L’instant où j’ai appartenu à la perte

Depuis le Liban - par Samer Frangieh

paru dans lundimatin#255, le 21 septembre 2020

Longtemps, j’ai résisté à écrire ce mot « Liban ». Sans doute un rejet de ce qu’il comporte de niaiseries culturelles et de fabulations nationales. Je l’ai souvent remplacé par « ce bout de terre » ou « cette contrée » ou « terre du désastre », expressions incertaines qui tentaient de cerner mon manque d’appartenance à cette société cruelle et médiocre, à partir de laquelle et à propos de laquelle j’écrivais pourtant. L’écriture était ainsi une sorte de meurtre symbolique : j’écris en effet à propos d’un pays dépourvu de nom et d’histoire, bout de terre gouverné par la banalité du mal, et que je m’étais depuis l’enfance entraîné à haïr. Ce rejet n’est pas un désir nationaliste d’une entité plus large ou le rêve communautaire de loyautés plus étroites. C’est une haine absurde, qui n’a de jouissance que dans l’isolement et la solitude, et dont l’unique condition d’existence est la non-appartenance à la communauté.

Mon rejet n’était pas envers les auteurs « nationalistes », car je ne les connaissais pas et encore moins leurs écrits minables. Comme tout haineux, ma haine était dirigée envers ceux qui partageaient mon scepticisme mais qui avaient fini par revendiquer d’appartenir au pays « envers et contre tout ». Ils étaient pour la plupart des anciens de la gauche qui avaient été entraînés au reniement du pays, mais qui étaient revenus vers lui, « envers et contre tout » donc, après avoir trouvé malgré tout quelque chose qui méritait l’appartenance. Ce retour n’était pas pour eux une sorte de « patriotisme minable » mais se rapprochait du retour des exclus au cœur d’une société qui, quelque soient ses défauts, était pourtant la « leur ». Ce retour contenait, « envers et contre tout », toutes leurs souffrances, leurs batailles, leurs déplacements et leurs tueries, il ne contredisait nullement leur profond sentiment d’appartenance, quand bien même ils ont voulu un jour partir.

Je les ai haïs. J’ai haï leur « sagesse » qui n’était pour moi que connivence et complaisance avec cette société cruelle et médiocre. J’ai haï leurs textes « naïfs » qui exprimaient leur attachement impossible à ce pays, le Liban. J’ai haï leur « nostalgie » d’un âge d’or, qui me semblait comme une tentative de reprendre le contrôle sur l’acte de l’écriture, tout en ménageant au possible celui qui a témoigné de la destruction de sa propre société. Je les ai haï car il ne me restait plus que la haine comme exutoire pour supporter la vie dans ce pays du désastre, une haine qui a remplacé leur amour impossible par l’indifférence de celui qui haï. Ici ou là-bas, cela n’avait plus d’importance. L’exil n’existe que pour celui qui appartient à un lieu. Quant à celui qui n’appartient qu’à lui-même, l’isolement reste le seul mode d’existence possible, dans les rues de Beyrouth ou bien de Berlin.

Puis la révolution est advenue, et avec elle l’occasion de déverser cette haine, de rompre avec le régime, mais avec « eux » aussi et peut-être avant tout. La révolution était une rupture avec le régime mais également, du moins pour moi, une rupture avec la société et ceux qui la prenait pour sujet d’écriture. Elle était l’instant où le Liban fut déclaré terre du désastre, gouvernée par le racisme, le communautarisme, l’arrivisme et la banalité de la cruauté. Toute croyance en une tentative de réforme de cette société, me dis-je, n’est que connivence et complaisance. Car la réforme suppose une appartenance, et je n’appartiens pas à ce pays. Je n’appartiens nulle part. Je ne cherche dans la révolution que la rupture, une rupture sans avenir, une rupture qui durerait assez longtemps pour annihiler tout fantasme d’appartenance, une rupture qui ne ferait que mettre à nu le retour vers une patrie qui n’est autre que cela, connivence et complaisance

Mais la révolution a perduré et ma haine ne suffisait plus à la soutenir. Avec le temps, un étrange sentiment a émergé : le sentiment d’appartenir à un instant, l’instant du gaz lacrymogène surtout, celui de la violence collective dans les places publiques. Aussi, le sentiment d’appartenir à un territoire, aussi étroit soit-il, à ces quelques mètres où la communauté d’individus que nous sommes a vécu des expériences qui ont donné un sens nouveau à ces quartiers. Certes je ne m’étais pas réconcilié avec le Liban, mais mon rejet du mot lui-même semblait s’amenuiser avec le temps. J’avais commencé à l’associer à d’autres mots qui précisaient pour moi son sens : « la révolution libanaise », « l’insurrection libanaise »… J’appartenais désormais à cet évènement, et à travers lui à une communauté d’individus qui l’ont vécu avec moi. Il va sans dire que c’est une minorité, mais une minorité qui a trouvé en ce territoire un espace-temps. Cette société, la mienne, était truffée de maux, et il me semblait que je pouvais mieux comprendre l’ampleur de ma colère envers elle. Car ces maux étaient les nôtres, ils nous concernaient, nous frappaient de plein fouet, nous, la communauté de la « révolution libanaise ». Quant au rejet, il n’était qu’une sorte d’appartenance, tant bien que nous haïssons ce que nous fuyons, de par notre haine justement.

La révolution a perduré donc et avec elle, les désastres et les crises se sont accumulés. Pourtant, ils ne parvenaient pas à anéantir ce sentiment étrange qui a pris naissance avec elle. Car les désastres nous atteignaient désormais en tant que collectivité, renforçant notre appartenance, faisant trembler les mythes fondateurs de la nation. Nous étions une communauté confinée, en faillite, endeuillée, mais une communauté tout de même, et les rues désertes étaient les nôtres. Leur vide témoignait de nos présences passées. J’appartenais désormais à cette petite communauté et malgré mon mépris pour tout symbole, elle était ma confrérie, et mon gang.

Vint alors l’explosion du 4 août, réduisant en cendres cette communauté, faisant exploser ses liens et ravageant ses rues. Le « nous » révolutionnaire est redevenu un « je » isolé, cherchant refuge dans la perspective de départ, dans le travail ou dans l’écriture… Nous n’étions plus la communauté de la révolution mais un groupe d’individus qui fait le deuil de sa ville et de lui-même, sachant pertinemment que cette bombe avait tout détruit. En moins d’un an, nous avions appris le sentiment d’appartenir à ce qui est désormais perdu.

Cependant et « envers et contre tout », nous ne sommes plus ce que nous étions. Je ne ressens plus la même haine indifférente, ni pour autant le besoin me réfugier pas dans la nostalgie des anciens. En moi, il y a désormais ce sentiment d’appartenir à quelque chose qui fut. Quelque chose qui, bien que défait, réprimé, annihilé, est encore là : dans ces liens qui nous unissent, dans notre mémoire collective, dans un slogan bombé au coin d’une rue. Ce n’est pas la nostalgie d’un âge d’or, car le moment où nous nous sommes reconnus n’a pas duré assez longtemps pour se cristalliser en passé. Ce qui demeure pourtant est un désir longtemps réprimé et que la révolution a mis à nu : le désir d’appartenir à un espace-temps, de sortir d’un état de déracinement si familier qu’il en était devenu jouissif. La révolution m’a exposé à moi-même, et l’explosion n’a pas réussi à effacer cette reconnaissance.

Dans les rues sinistrées de Beyrouth, j’ai perdu une partie de ma haine, et j’ai rencontré un sentiment nouveau, celui de la perte. Je reviendrais à mon isolement, mais c’est une solitude nouvelle à présent, la solitude de celui qui a perdu quelque chose qu’il languissait sans le savoir et qui le console désormais de la cruauté de la société où il vit. Je n’adopterai pas le mot « Liban » dans mes écrits, mais je sais à présent ce que signifie que de perdre son pays.

Samer Frangieh
Publié dans Megaphone le 7 septembre 2020
Traduit de l’arabe par Carine Doumit

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :