L’air dense de l’utopie réelle zapatiste

Au Chiapas, 30 ans après l’insurrection zapatiste, la lucha sigue

paru dans lundimatin#412, le 28 janvier 2024

Ce très beau reportage ne constitue pas le bilan ni même le point d’étape de 30 années de zapatisme. Il jette un bref regard sur le devenir de cette expérimentation trentenaire en lutte contre l’économie, la propriété privée, les mégaprojets du capital, et ses avatars du narcotrafic. Nous connaissons ce réflexe mondain consistant à nier du monde toutes ses alternatives. Car, dit-on : rien de ce qui s’essaie n’est pur parfait. L’utopie réelle n’en est jamais totalement une, définitive, achevée, elle n’est donc pas du tout. Contre ce vieux sophisme flatteur d’inerties fatiguées, ce texte a la justesse de nous faire entrer dans « l’air dense » de « l’utopie réelle ». Et celui-ci ne se respire qu’accompagné de questions.

Ocosingo, Chiapas, Mexique, 30 décembre 2023 — « Vous allez au Caracol compas ? Suivez-moi ! » Sous la pluie battante et à travers les rues inondées d’Ocosingo, notre périple commence pour rejoindre le Caracol Resistencia y Rebeldía : Un Nuevo Horizonte [Résistance et Rébellion : un nouvel horizon], lieu des célébrations du 30e anniversaire (1994) du début de la guerre contre l’oubli et du 40e anniversaire (1983) de la fondation de l’EZLN, l’armée zapatiste de libération nationale Ejercito Zapatista de Liberacion Nacional. Le compas qui nous y mène nous propose de prendre place dans sa bétaillère, un taxi colectivo, véhicule tout terrain propre à s’enfoncer dans la selva Lacandone. Cette vaste forêt décidue humide tropicale, située dans l’état du Chiapas, au sud-est du Mexique, et jouxtant le Guatemala, est aujourd’hui affectée par de nombreuses tensions. Outre la forte présence militaire — nous croiserons de nombreuses bases militaires de l’État mexicain lors du voyage ainsi que la Garde Nationale, qui a pour principale fonction la traque des migrants —, policière et paramilitaire, cette région connait de nombreux affrontements entre les deux plus grands cartels mexicains, le cartel de Jalisco nouvelle génération et le cartel de Sinaloa (cartel d’El Chapo), en lutte pour le contrôle du territoire. Ce climat explosif, n’allant qu’en empirant avec l’extension de l’emprise du crime organisé, et l’inaction flagrante — voire complicité — du gouvernement mexicain ont d’ailleurs été récemment dénoncés par l’EZLN dans un communiqué dédié. C’est aussi ce contexte, présence et activité accrues de « ces nouveaux ennemis de toujours », qui explique la récente fermeture des Caracoles zapatistes.

Après une trentaine de minutes, nous croisons le premier GAL— Gobierno Autónomo Local [Gouvernement autonome local]­ — qui borde la route. Une banderole de bienvenue flottant au-dessus d’elle marque l’emplacement. Des enfants encagoulés de leur passe-montagne jouent, pendant que notre arrivée est annoncée à la radio par un homme qui surveille les allées et venues. À la suite d’une bonne heure sur la route cahoteuse coupant la selva en deux, nous passons devant la dernière banderole, marquant l’entrée dans le Caracol de la célébration : « Bienvenus, bienvenues ! compañeras et compañeros au 30e anniversaire, dans ton Caracol préféré. Bienvenu.e.s au Caracol VIII Dolores Hidalgo Assemblée de collectifs de gouvernements autonomes zapatistes (ACGAZ). » Franchissant le portail, nous rejoignons, la nuit tombante, des milliers de zapatistes, miliciens, miliciennes, compas, ainsi qu’un nombre important de militants et militantes internationalistes et altermondialistes venu.e.s du monde entier en caravane de caravanes.

Ce qui frappe en premier le regard, passées les impressions laissées par le nombre et la diversité de participants et participantes, c’est l’étendue du Caracol et l’effort collectif titanesque que l’organisation de cette fête nationale et internationale a nécessité : ambulances, casas de salud (centres de premiers secours), cuisines, magasins, restaurant collectif, dortoirs, tribunes, bancs et tabourets. Plusieurs centaines de personnes assistent aux pièces de théâtre préparées par les différentes communautés et Caracoles et présentées sur le très vaste terrain central.

Quelques heures après, c’est dans la nuit noire que nous gagnons pour dormir un pueblo zapatiste très proche. Par vagues successives de visiteurs et visiteuses, nous nous retrouvons à une centaine dans un grand dortoir, ensemble de lits superposés avec pour seul sommier deux planches de bois. Comme annoncé dans le communiqué d’invitation, le sol sur lequel se couchent les espoirs de tout un peuple et de ses scrutateurs du monde entier, « en plus d’être digne, est dur ».

Au matin, nous nous réveillons des rayons du soleil dardés dans le dortoir par ses ouvertures sans vitres. Nous découvrons les fresques qui habillent les différents bâtiments du pueblo, le tout baigné du paysage de la selva Lacandone nimbée des brumes matutinales. Sur l’une de ces fresques est détaillée l’une des modalités centrales de gobierno des communautés zapatistes : le mandar obedeciendo, ou « commander en obéissant » [1] :

  • Obéir et non commander
  • Représenter et non remplacer
  • En bas et non en haut
  • Servir et non se servir
  • Convaincre et non vaincre
  • Construire et non détruire
  • Proposer et non imposer

Soit, comme le résume un membre des communautés zapatistes : « L’autorité commande sans donner d’ordre parce qu’elle le fait en obéissant aux citoyens […]. Celui qui commande doit obéir, mais les citoyens doivent aussi obéir à ce que dit l’autorité » [2]

En bétaillère et cahotés, nous rallions le Caracol VIII pour la dernière journée de l’année. Comme hier, c’est sur le gigantesque terrain central que se jouent les mises en scènes un peu brechtiennes [3] qu’ont préparées les différents Caracoles et pueblos. Ces pièces de théâtre sont l’occasion de présenter, d’abord, la nouvelle structure de l’autonomie zapatiste et, plus tard, son organisation « judiciaire » [4]. Dans un Mexique toujours plus déchiré par les violences, cette réorganisation de l’autonomie zapatiste a été décidée par les pueblos, et jugée « nécessaire pour affronter le pire côté de l’Hydre [capitaliste, nda], sa bestialité la plus infâme et sa folie destructrice. Ses guerres et invasions entrepreneuriales et militaires. » [5]

S’ouvre ensuite un drame burlesque qu’articule autour de lui ce qui semble en être le personnage principal : un train orange. « C’est quoi ce train ? C’est le capitalisme ». Le véhicule en carton progresse vers le centre du terrain, tiré par AMLO (Andrés Manuel López Obrador — président du Mexique), la finance, la police et l’armée, et précédé par la Mort qui court, danse et rit. Le funeste cortège avance encore pour écraser bientôt la milpa et ses travailleuses et travailleurs. Le capitalisme, c’est non seulement la marchandisation destructrice des terres, les mégaprojets dévastateurs du train Maya [6] (1’554 kilomètres de voies ferrées, 19 gares, et dont la construction pourrait occasionner, selon le Centre Mexicain de Droit de l’Environnement, la déforestation de 2500 hectares [7]) et du train transisthmique, et le développement écocidaire du tourisme de masse [8]. Mais, indissociable conséquence de cette destruction des territoires, le capitalisme ce sont aussi les migrations forcées : celle des peuples originaires d’abord, expulsés de leurs propres territoires, et ce sont les migrations « économiques » aussi, lorsque le « capital improductif balance des millions de personnes au chômage, et, de là, à ’l’emploi alternatif’ dans le crime, et à la migration. » La conquête des territoires par l’insatiable train capitaliste a entraîné « la croissance exponentielle des ‘surplus’, des ‘exclus’ ou des ‘non indispensables’. » Ainsi, le train du drame qui se joue là, c’est aussi « la Bestia », le train de la Mort, ce train de marchandises qui relie le sud du Chiapas à la frontière états-unienne, sur lequel grimpent et risquent leur vie, chaque année, plus de 500 000 « non indispensables » du Mexique et de l’Amérique centrale pour rejoindre l’El Dorado.

Le soleil décline déjà sur la foule tranquille tandis que nous déambulons lentement vers les bancs du comedor comun dans l’espoir d’une tasse de café de olla. En territoire zapatiste et à l’initiative des femmes, la consommation d’alcool est interdite depuis 1993, soit avant même l’insurrection, en conséquence directe de la proclamation par elles de la Loi Révolutionnaire des Femmes qui établit, en autre, qu’« aucune femme ne peut être battue ou maltraitée physiquement par des membres de sa famille ou des étrangers [et que] les délits de tentative de viol ou de viol seront sévèrement punis. » De fait, la « loi sèche » a permis de réduire drastiquement les violences de genre et intrafamiliales. [9] On joue plus loin du marimba. Bientôt assis à nos côtés, un homme assez vieux, paliacate autour du cou, zapatiste, qui tapote sur son téléphone. À bâtons rompus, une discussion commence, chaleureuse et ordinaire. Sans wifi pour l’instant, il s’enquiert auprès de nous des dernières évolutions du conflit israélo-palestinien, puis s’en va rejoindre quelques danseurs et danseuses un peu plus loin.

La nuit est maintenant totalement tombée. On devine de grands mouvements de foule sur le terrain. Les miliciens de l’EZLN, passe-montagnes noirs, uniformes kaki et foulards rouges, se mettent en place dans un silence étonnant. « Nous avons adopté pour nos uniformes le rouge et le noir, couleurs symbolisant la lutte des travailleurs en grève », écrivaient-iels dans la première Déclaration de la Selva Lacandona, manifeste fondateur pour l’EZLN. Publié par les insurgées et insurgés au moment du soulèvement le 1er Janvier 1994, ce texte est aussi une déclaration de guerre, où l’EZLN annonce qu’il va « défaire l’armée fédérale mexicaine et marcher sur la capitale du pays en protégeant dans sa progression libératrice la population civile et en permettant aux populations libérées d’élire librement et démocratiquement leurs propres autorités administratives. » Cette libération des territoires doit permettre de « faire cesser le pillage de [leurs] richesses naturelles dans les zones contrôlées par l’EZLN ». Finalement, la première déclaration, c’est aussi un cri de ralliement, qui invite toutes et tous à soutenir activement le « peuple mexicain en lutte pour le travail, pour la terre, le logement, l’alimentation, la santé, l’instruction, l’indépendance, la liberté, la démocratie, la justice et la paix » et qui prévient que le combat ne cessera pas « avant l’entière satisfaction de ces exigences fondamentales [du] peuple et la formation d’un gouvernement libre et démocratique [dans le] pays. » L’Ejercito qui défile aujourd’hui sous les projecteurs du terrain gigantesque, bien vivant dans son ballet millimétré, réaffirmant ainsi sa dimension militaire, hérite de 30 ans de modifications stratégiques et contextuelles qui ont mené de la « période du feu » à celle de la parole, avec le développement du « zapatisme civil ». [10] Ainsi, pouvait-on lire dans la Cinquième Déclaration de la Selva Lacandona (1998) : « contre la guerre, pas une autre guerre mais la même résistance digne et silencieuse. » Ainsi aussi les défilés sans armes, pacifiques malgré la violence continuée des gouvernements et des groupes militaires et paramilitaires, la non-application des accords de San Andres et l’ignoble massacre d’Acteal.

Dans ce silence, ultime nuit de l’année, à l’orée des 30 ans de l’entrée en vigueur de l’ALENA [11], de la place faite et flangardée par les miliciens et miliciennes, nous apercevons le sous-commandant Moisés, porte-parole de l’EZLN, chapeau vissé sur le passe-montagne, serti de son paliacate, se mettre en place sur l’estrade en bois. Au centre de la scène, entouré des fauteuils vides des absentes et absents [12], adossé aux fauteuils pleins du commandement général, Moisés nous indique s’adresser, dans un premier temps, aux peuples originaires Tzeltal ; adresse qu’il traduira par la suite en castillan. Bien loin du discours usuellement de circonstance pour un anniversaire, empreint de nostalgie et au ton muséal, c’est de quelques phrases que celui-ci est balayé pour laisser place à ce qui n’est pas encore fait, ce qui doit être réalisé, « pour garder à l’esprit [notre] devoir », « nous, les zapatistes ». Rejetant tout leçon au sujet du système capitaliste qui crève les yeux, « tellement simple » que « vous pouvez juste voir comment [il] est », Moisés réaffirme ce qui doit être commun pour les zapatistes : la propriété, qui « doit être détenue par le peuple et en commun » ; et le principe, qui est pratique, que « le peuple doit se gouverner lui-même ». La mise « au commun » des terres, aussi appelée « non-propriété », est une des annonces majeures de ce 30e anniversaire. Elle consiste en un usage commun des terres entre non-zapatistes et zapatistes, qui s’oppose ainsi à toute solution légaliste-étatique en matière de propriété foncière. Car ce « légalisme » génère, en particulier à travers la demande de titres de propriété à l’État mexicain, d’innombrables tensions et altercations, parfois mortelles, entre les différentes communautés et organisations désireuses d’avoir accès à la terre dans la région. Outre l’optique d’un apaisement local « anti-étatiste » via la mise en commun des terres selon les modalités énoncées par l’EZLN, l’un des derniers communiqués indique que « quelques hectares de cette non-propriété vont être proposés aux peuples frères d’autres géographies du monde. » Moisés poursuit : « nous n’avons pas besoin de ceux qui […] pensent qu’ils savent tout. […] Ils savent tout parce qu’ils gagnent de l’argent sans travailler, sans transpirer. Non. C’est pourquoi c’est le peuple qui doit savoir se gouverner lui-même. » Plus que discours, poésie, œuvres théâtrales, ce qu’il faut c’est « passer à la pratique ». Faisant écho à un vers de l’Internationale [13], Moisés affirme : « ce que nous[les zapatistes]disons ici, c’est que celui qui travaille, mange. Celui qui ne travaille pas, qu’il mange son billet de banque et qu’il mange sa pièce de monnaie, pour voir si cela va satisfaire son besoin de faim. » Et c’est du fait de cet implacable besoin biologique, manger pour ne point succomber d’inanité, qu’iels n’ont, elleux, « pas besoin de tuer. » Dans le sillage du « voyage pour la Vie », Moisés répète la nécessité de s’organiser, partout, tout autour du globe, chacun selon sa géographie, chacun selon son propre calendrier, car personne n’est les zapatistes, si ce n’est les zapatistes elleux-mêmes. Lançant la question rhétorique suivante, presque gouailleur, « Quelqu’un pense-t-il que le capitalisme peut être humanisé ? », il répond sur-le-champ : « on ne peut pas humaniser le capitalisme ». La réponse est sans appel. En effet, « le capitalisme ne va pas dire : ‘Je renonce à exploiter’ », ni aucun capitaliste, petit comme grand. Insistant une fois de plus sur le fait qu’il n’est nul « besoin de tuer les soldats et les mauvais gouvernements », il les met toutefois en garde : « s’ils viennent, nous nous défendrons ». C’est bien cela qui explique pourquoi ils se sont « tenus à l’écart d’eux pendant 30 ans ». Et c’est seul.e.s, comme ce fut le cas 30 ans durant, qu’ils doivent poursuivre le chemin nouveau qu’iels ont découvert.

Sitôt les derniers mots prononcés, le ciel tout à fait noir est envahi par les feux d’artifices. Il est minuit moins dix. Quelqu’un lève le poing, hurle, ça résonne, « la lucha sigue ! ». La foule reprend, « la lucha sigue ! », avant de se disperser pour danser dans la pénombre du Caracol et fêter la nouvelle année.

Le lendemain, l’immense scène de théâtre se fait terrains de basket et de volley-ball. Des tournois, commentés au mégaphone, voient se succéder équipes de jeunes femmes et de jeunes hommes qui n’y découvrent pas là leur premier ballon. La passion des zapatistes pour le football, et les multiples manières d’y tricher, n’est plus à attester ; de même pour le basket, dont les terrains marquent souvent le centre des villages. De l’autre côté, quelques œuvres théâtrales et de danse, quelques poèmes et raps sont présentés. Plus qu’une simple « expérience » politique et organisationnelle, le zapatisme a, dès ses débuts, ménagé un espace important pour les différentes formes d’art, qu’elles soient traditionnelles, contemporaines ou plus expérimentales. Dans ces productions artistiques s’exprime toute la vigueur du mouvement zapatiste, son attachement à la mémoire, des traditions culturelles (et cultuelles [14]) ainsi que de l’histoire du mouvement, mais aussi sa propension à la réinvention permanente ; propension qui l’éloigne de la nostalgie romantique d’un passé statique et homogène. La « culture » zapatiste, dont l’art zapatiste est la pointe, est le fruit d’échanges entre les différentes aires ethniques et linguistiques (tseltals, tsotsils, tojolabals, chols) qui la constituent [15], mais aussi d’échanges avec le reste du monde, culture occidentale comprise. Il serait ainsi oiseux d’entreprendre une quelconque monographie du peuple zapatiste : c’est bien de la diversité des peuples zapatistes que le zapatisme, comme utopie réelle et réalisée à large échelle, puise force et dynamisme.

Les présentations et représentations des zapatistes terminées, la scène s’ouvre aux « membres de la famille du monde entier ». Cette scène ouverte met en évidence deux points centraux de l’utopie zapatiste. Premièrement, la vitalité du tissu artistique et militant qui, à travers le monde, apportant ses ancrages et ses perspectives géographiques, culturelles, historiques, etc. différentes, la soutiennent. Deuxièmement, l’intérêt des zapatistes pour les expérimentations, les tentatives, les « manières de faire », les modalités d’organisation et l’art d’autres régions géographiques ; dont l’une des expressions les plus importantes est sans doute le « voyage pour la Vie » de 2021, le manifeste la « Déclaration pour la Vie ».

Nous partons, exténué.e.s par l’intensité des rencontres et les nuits difficiles, le coudoiement des chauds et froids lacandons, et nous entassons à l’arrière de l’une des bétaillères. Un compas prend le volant. Les sacs sont arrimés au-dessus de l’habitacle du Nissan. Les vents chauds de la selva heurtent des souvenirs encore frais. Assis sur les barreaux de notre colectivo, décoiffés et sourds de sa vitesse, nous apercevons les ruines mayas de Toniná au loin. Enfin, Ocosingo est là, l’air dense de l’utopie réelle zapatiste aussi.

De cette courte excursion en territoire zapatiste ressortent nombre d’éléments allant à l’encontre des vues et bévues de la presse nationale et internationale concernant l’autonomie zapatiste [16]. Le rythme singulier de celle-ci, sa réorganisation profonde, radicale, expérimentation permanente, quoique lente, le maillage organisationnel fin et imposant, pluriel, ne s’accorde certes que difficilement au vibrionisme des actualités live ; en conclure un pourrissement et décatissement du zapatisme serait pourtant une conclusion pour le moins hâtive, voire carrément fausse. À l’inverse de ces méjugements rapides, ce à quoi nous avons été confronté.e.s c’est, tout au contraire, une autonomie vivante, jeune, en recherche et questionnement constants, selon le principe du « caminar preguntando » [marcher en se questionnant]. En témoignent aussi les nombreux projets éditoriaux et universitaires qui accompagnent ces anniversaires des 30 et 40 ans. Citons par exemple un numéro « hommage » de la revue de l’UNAM (UniversitéNationaleAutonome deMexico) sur l’EZLN [17]ou encore une collection de trente petits livres pour les 30 ans intitulée Al Faro Zapatista [18][à la lumière du phare zapatiste], dans laquelle on retrouve des textes de Jérôme Baschet, Raoul Vaneigem et John Holloway, pour ne citer que les auteurs les plus connus dans le monde francophone.

L’utopie zapatiste, plus qu’une simple « expérimentation », s’avère être une véritable préfiguration, selon le terme emprunté à la préface de David Graber au livre collectif sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes Éloge des mauvaises herbes [19] : l’idée […] qu’il faut « construire les bases d’une nouvelle société dans la coquille de l’ancienne ». La préfiguration est l’exact contraire de l’idée que la fin justifie les moyens. Plutôt que de calculer comment renverser le régime actuel, en formulant l’hypothèse que d’une manière ou d’une autre quelque chose de neuf en surgira spontanément, vous essayez de faire de la forme de votre résistance un modèle de ce à quoi la société à laquelle vous aspirez pourrait ressembler. Cela signifie aussi que vous ne pouvez pas reporter, disons, la question des droits des femmes, ou celle de la démocratie interne à « après la révolution » : ces questions doivent être traitées dès maintenant. À l’évidence, ce que vous obtiendrez ne sera jamais le modèle exact d’une future société libre – mais il s’agira au moins d’un ordre social qui pourrait exister en dehors de structures de coercition et d’oppression. Cela signifie que les gens peuvent avoir une expérience immédiate de la liberté, ici et maintenant. Si l’action directe consiste pour les activistes à relever avec constance le défi qui consiste à agir comme si l’on était déjà libre, la politique préfigurative consiste à relever avec constance le défi de se comporter les uns vis-à-vis des autres comme nous le ferions dans une société véritablement libre.

Il s’agit donc, en fait d’expérimentation, d’un rapport au monde renouvelé, d’un changement du quotidien, c’est-à-dire d’une utopie réelle ou « autonomie » [20] post-étatique pérenne et inventive qui, portée par les vents anabatiques lacandons, continuera d’essaimer à travers le monde ; et les zapatistes de conclure : « Nous ne nous rendons pas, nous ne nous vendons pas, nous ne titubons pas. » [21]

D’autres photographies sont disponibles ici.


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[2Mariana Mora,Decolonizing Politics : Zapatista Indigenous Autonomy in an Era of Neoliberal Governance and Low Intensity Warfare, ProQuest, 2008, pp. 178-179.

[4Jérôme Baschet, Elsa Dorlin, Irene, Guy Lerouge, Collectif Matsuda, Serge Quadruppani, Défaire la police, Éditions Divergences.

[5Voir en particulier :< https://enlacezapatista.ezln.org.mx/2023/12/01/neuvieme-partie-la-nouvelle-structure-de-lautonomie-zapatiste/ >.Pour le détail de l’organisation précédente voir : Jérôme Baschet, La rébellion zapatiste, Champs Histoire.

[6Anne Vigna, Les charlatans du tourisme vert, Le Monde Diplomatique, juillet 2006.Voir aussi le documentaire Mayapolis. Tourisme et expansion urbaine dans la Péninsule du Yucatan de Renaud Lariagon, disponible en ligne :

.

[8Luis Alberto Reygada, Un train nommé Maya, Le Monde Diplomatique, janvier 2024.

[9Jérôme Baschet,Autonomie, indianité et anticapitalisme : l’expérience zapatiste, Actuel Marx. Disponible sur cairn.info : < https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2014-2-page-23.htm#no14 >.

[10Jérôme Baschet, L’expérience zapatiste, à treize ans du soulèvement armé de 1994, Actuel Marx. Disponible sur cairn.info : <https://www.cairn.info/revue-actuel...> etHébert, M. (2020).Une armée découvre la non-violence. Relations, (806), 24–25, disponible en ligne : <https://www.erudit.org/fr/revues/re...> .

[11Traité de libre-échange entre le Mexique, les États-Unis et le Canada, remplacé en 2020 par l’ACEUM. 

[12« Les mères et les pères qui cherchent ne sont pas là. Les disparus ne sont pas là. Les prisonniers politiques ne sont pas là. Pas les femmes et les hommes assassinés. Il n’y a pas de jeunes hommes et de jeunes femmes assassinés. Les enfants assassinés ne sont pas là. Nos arrière-arrière-grands-pères et nos grands-pères, qui ont combattu il y a plus de 500 ans, ne sont pas là non plus. »

[13« L’oisif ira dormir ailleurs. »

[14Voir par exemple : Rocío Martinez Ts’ujul, Fiesta, Memoria y Autonomía, El K’in Tajimol (Los juegos del sol), El Rebozo Palapa Editorial et Ediciones Bats’il k’op.

[15Jérôme Baschet,Autonomie, indianité et anticapitalisme : l’expérience zapatiste, Actuel Marx. Disponible sur cairn.info : < https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2014-2-page-23.htm#no14 >.

[17Disponible gratuitement en ligne : <https://www.revistadelauniversidad....>

[18Disponible gratuitement en ligne : <https://alfarozapatista.jkopkutik.o...>

[19Collectif (Coord. Jade Lindgaard),Éloge des mauvaises herbes, ce que nous devons à la ZAD, Les liens qui libèrent (2018)

[20« Ainsi, l’autonomie, terme par lequel les zapatistes auto-définissent leur engagement, implique un double mouvement d’affirmation de soi (comme indigènes) et d’invention d’une forme de vie inédite. » in Jérôme Baschet,Autonomie, indianité et anticapitalisme : l’expérience zapatiste, Actuel Marx. Disponible sur cairn.info : < https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2014-2-page-23.htm#no14 >.

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