Pourquoi un prof d’histoire-géo de Seine-Saint-Denis s’est-il intéressé à ce sujet des morts au travail, au point d’en devenir un « spécialiste » ? Il a tout d’abord été choqué par ces mots d’Emmanuel Macron, proférés [2] alors qu’il était encore ministre de l’Économie, à propos du plafonnement des indemnités de licenciement : « La vie d’un entrepreneur, elle est souvent bien plus dure que celle d’un salarié. Il ne faut jamais l’oublier. Il peut tout perdre, lui, et il a moins de garanties. » Prof d’histoire, Matthieu Lépine rappelle au début de son livre que le ministère du Travail (« et de la Prévoyance sociale ») fut créé en 1906 à la suite de la plus meurtrière des catastrophes industrielles européennes : celle de la mine de Courrières, dans le bassin minier du Pas-de-Calais, qui tua 1099 mineurs, dont près d’un tiers n’étaient âgés que de 13 à 18 ans. À la suite surtout de la grève consécutive qui mobilisa jusqu’à 50 000 mineurs en colère. Le travail a toujours tué et il continue à le faire : la Confédération européenne des syndicats a recensé en France 804 accidents mortels en 2019. Et le nombre des décès est en augmentation, si bien que, selon Matthieu Lépine, « 8 000 décès supplémentaires sont à craindre d’ici à 2030 ». La cause principale de cette hécatombe est le principe de rentabilité, qui prévaut toujours sur celui de sécurité. La sécurité, c’est bon pour les discours de campagne électorale – plutôt l’insécurité causée par les immigrés, les « jeunes de banlieue », etc. Par contre, ça ne vaut pas pour le travail.
Lorsqu’il s’est intéressé au sujet, et qu’il a constaté « l’invisibilisation politique et médiatique des accidents du travail [3] », Matthieu Lépine s’est demandé comment les faire connaître plus largement. « La solution se trouv[ait] sous mon nez, écrit-il. Depuis plusieurs semaines, le journaliste David Dufresne recens[ait] sur son compte Twitter les violences policières qui émaill[ai]ent les manifestations des Gilets jaunes. À chaque témoignage, il interpell[ait] le ministère de l’Intérieur par la formule “Allo@Place_Beauveau – c’est pour un signalement”. Deux mois après le début du mouvement social, il a[vait] déjà recensé plus de 300 victimes, et les violences policières, qui n’[avaien]t pourtant rien de nouveau, [avaien]t enfin le droit à un traitement médiatique digne de ce nom. » Inspiré par ce modèle, Matthieu Lépine créa donc le compte « Accident du travail : silence des ouvriers meurent [4] » avec, en tête des « signalements » : « allo@murielpenicaud – c’est pour signaler un accident du travail ».
L’objet du livre est bien évidemment de poursuivre ce travail de visibilisation, ce qu’il a réussi en partie seulement, comme je l’ai dit plus haut [5]. Mais il consiste aussi à tirer des leçons du travail quotidien de recensement effectué par son auteur. L’écriture en est très instructive, simple et précise. J’en donnerai ici un aperçu, afin, je l’espère, de donner vraiment envie de le lire.
Après l’introduction que j’ai déjà évoquée et qui expose les motifs de l’auteur et la méthode qu’il a adoptée, le premier chapitre est consacré à « la vulnérabilité des jeunes au travail ». Comme les suivants il s’appuie sur des cas concrets d’accidents mortels, ici d’apprentis bûcherons ou maçons, entre autres. Mourir au travail à 15, 16 ou 18 ans est probablement encore plus révoltant, si tant est qu’il soit possible de hiérarchiser ce genre de sentiments. Mais aussi, et surtout, ce chapitre essaie d’expliquer pourquoi, comme on l’a dit plus haut, la fréquence des accidents du travail est 2,5 fois plus importante chez les moins de 25 ans que pour le reste des travailleurs. Plusieurs causes (même si elles se rapportent toujours à une cause principale, soit la recherche de, ou la contrainte à la rentabilité) : le manque de formation des jeunes travailleurs, le manque d’encadrement spécifique sur les lieux de travail et la durée de celui-ci, souvent trop longue [6].
Le chapitre 2 récapitule les « menaces sur le droit du travail ». Au vu de ce qui s’est passé ces dernières années, je ne suis pas sûr que « menaces » soit le bon mot. Sous la férule de ministres comme Muriel Pénicaud (sans même parler de Myriam El Khomri et de sa loi Travaille !), ancienne DRH de Danone [7], on a bel et bien commencé à le détricoter. Matthieu Lépine donne quelques détails de ce détricotage dans ce chapitre. Ici, je me contenterai de citer Pénicaud : « On a un Code du travail qui, en gros, n’est fait que pour embêter 95% des entreprises. » Fermez le ban.
Le chapitre 3 décrit la surexposition aux risques des intérimaires et des travailleurs extérieurs. On sait comment la sous-traitance en cascade aboutit, par exemple, à ce que les « nomades du nucléaire » encaissent des doses de radiations bien plus importantes que les normes autorisées pour les salariés permanents des centrales nucléaires. Si ces employés des entreprises sous-traitantes tombent malades, il y aura belle lurette qu’ils ne seront plus sur les sites pathogènes et leurs maladies ne seront pas reconnues comme professionnelles. Ni vu ni connu. Matthieu Lépine rappelle aussi, entre autres, que la « sous-traitance du risque » se trouvait à l’origine de la catastrophe d’AZF à Toulouse. Un manutentionnaire employé par une entreprise extérieure avait malencontreusement déversé une benne à un mauvais endroit, mettant en contact des produits qui n’auraient jamais dû l’être. Résultat : 31 morts et 2 500 blessés.
« Inspecteur du travail, un métier menacé ? » interroge le titre du chapitre 4. La réponse se trouve dans la question (voir le chapitre 2).
Le chapitre 5, qui revient sur la question des risques et de la prévention, souligne qu’il y a « un mort par jour travaillé dans le BTP ». Les politiques de prévention sont vouées à l’« inefficacité », toujours pour les mêmes raisons : le souci de la rentabilité. Installer des dispositifs de sécurité sur les chantiers, c’est long et ça coûte cher. Par ailleurs, les médecins du travail sont de moins en moins nombreux et ont de moins en moins de prérogatives. Les parlementaires ne les ont pas aidés, en repoussant, en 2018, une proposition de loi visant à reconnaître le burn-out comme maladie professionnelle, au motif « que c’est en approfondissant les connaissances sur ce sujet, en repérant et en agissant sur les facteurs de risques psychosociaux, que l’on prévient le burn-out ». Il fallait oser [8].
Le chapitre 6 passe en revue les « métiers particulièrement exposés aux accidents graves et mortels ». Curieusement, ce ne sont ni les métiers de la police ni ceux de l’armée – envers et contre les jérémiades des syndicats de flics. On se demande comment feraient le président de la République et son gouvernement s’ils devaient rendre des hommages à toutes les personnes décédées au travail autant qu’ils le font pour les quelques policiers et militaires morts en service… Agriculture, industrie, transports, bûcheronnage, pêche – les morts sans uniforme y sont autrement plus nombreux. À ce propos, le chapitre 7 est probablement l’un des plus révoltants du bouquin. En effet, il montre bien que loin des hommages qui devraient leur être rendus, les victimes du travail se voient très souvent refuser la moindre considération, et encore plus la moindre indemnisation (aux familles dans le cas des décès) par les employeurs et la justice. Et c’est aussi parce qu’ils sont assurés d’une quasi-impunité que les patrons peuvent continuer à ne pas se soucier de la sécurité de leurs employés – ou des employés des sous-traitants, des intérimaires qui interviennent dans leur entreprise. Au pire, ils seront condamnés à des amendes et à des indemnisations le plus souvent dérisoires. Le calcul est vite fait : ça coûte moins cher que de vraies politiques de formation, d’encadrement et de prévention des risques. Comme le dit bien le titre de ce chapitre, obtenir justice et réparation est un parcours du combattant, et bien peu ont la chance d’arriver au bout.
Le chapitre 8 revient sur l’invisibilisation politique et médiatique des accidents du travail. Politique : en 2017, il n’y eu aucun ouvrier élu à l’Assemblée nationale. Progrès fulgurant en 2022 : ils sont quatre. Or, comme on l’a vu plus haut à propos du burn-out, il semble que les professionnel·le·s de la politique éprouvent quelque difficulté à faire preuve d’empathie envers celles et ceux qui exercent des activités plus exposées au risque. Matthieu Lépine voit en Aurore Bergé, présidente du groupe macroniste à l’Assemblée [9] au moment où il écrivait son livre, un exemple type de ce genre de personnalité. « En 2019, relève-t-il, après avoir déclaré que “les Français sont d’accord pour travailler plus”, elle s’insurge sur Twitter à la suite de l’interpellation d’un élu communiste sur la question de la mort au travail : “‘Mourir au travail’ : sérieusement ? On en est encore là de la vision du monde du travail ?!” » Bah oui, sauf qu’il ne s’agit pas de « vision », sauf évidemment pour quelqu’un qui n’a jamais foutu les pieds dans ce monde-là, sale et bruyant [10]…
Quant aux médias, ils traitent rarement des accidents et des morts au travail autrement que comme des faits divers tout juste dignes d’un entrefilet en pages intérieures. Les seuls décès au travail mis en avant le sont, soit, comme on l’a déjà vu, parce qu’ils concernent des policiers et militaires, soit parce qu’à travers eux, on met l’accent sur un autre phénomène : ainsi des morts sur les chantiers du mondial de foot au Qatar – ah ces Qataris, ce sont bien des salauds d’Arabes, quand même, ils n’hésitent pas à exploiter des travailleurs immigrés, c’est pas chez nous qu’on verrait ça… – ou, tout récemment, de ces vendangeurs victimes de la chaleur en Champagne, dont les décès ont été l’occasion de gloser sur le réchauffement climatique ou la précocité des vendanges et beaucoup moins sur l’âpreté au gain des employeurs ou, du moins, sur leur manque de prévention.
Le neuvième et dernier chapitre du livre s’attache à « commémorer les victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles ». On l’a déjà évoqué, on rend hommage aux policiers et militaires tombés en service, rarement aux travailleuses et aux travailleurs. Le combat pour leur mémoire sera encore long… Le mérite de ce livre est d’y contribuer. Et de rappeler, comme le dit le titre de sa conclusion, que « souffrir ou mourir au travail n’est pas une fatalité ».
Grâce en soit rendue à son auteur.
Le 24 septembre 2023, franz himmelbauer pour Antiopées.