L’Europe, triste solitude [3/3]

Vers un retour de flamme

paru dans lundimatin#353, le 3 octobre 2022

Les choses se combinent puis se séparent...

Les gens du pouvoir rêvent de choses éternelles, immuables, infrangibles, cristallisées, lisses. On le comprend bien. C’est bien là que prend naissance leur appétit pour des formes de gouvernement fondées sur des exécutifs forts, centralisés, stables, fuyant tout débat, monopolisant l’information, capables de bâillonner toutes dissensions, d’esquiver tous contrôles et disposant de moyens répressifs pléthoriques pour mater la tourbe lorsqu’elle s’avise de les contester. Plutôt que la lutte des contraires dont Héraclite disait l’utilité, car « c’est de ce qui est en lutte que naît la plus belle harmonie » [1], ils trouvent la manière forte, y compris le despotisme, bien plus efficace et avantageuse, moins fatigante, peut-être plus sûre, en somme plus à leur goût.

Pour cacher ces louches penchants sous le manteau de la légitimité, ils n’ont pas eu à forcer l’imagination. Depuis Parménide, en passant par Platon et jusqu’aux juristes de nos jours, bien des esprits ont soutenu que ce qui a été, a toujours été et sera toujours, sans commencement ni fin.  [2] Empédocle renchérissait : « on n’a jamais ouï dire que ce qui est doive périr ; ce qui est, sera toujours ». [3]

D’ailleurs, depuis les Babyloniens jusqu’à Newton, les astronomes ne nous invitaient-ils pas à regarder le ciel ? Les astres immortels, soumis à l’immuable mécanique céleste, ne sont-ils pas le spectacle même de la pérennité, de l’infini inaltérable, de la perpétuité inusable ? Même l’infiniment petit, l’atome, l’élément constitutif de la matière, ne nous apporte-t-il pas, depuis Démocrite, une preuve additionnelle de l’éternité inébranlable des choses ? Oserait-on contester la science ? Les candidats à la maîtrise de l’univers y trouvèrent un argument imparable pour justifier leurs projets d’un empire éternel, un Tausendjähriges Reich [4]. C’est le mirage d’un État total, universel, figé pour toujours dans un ordre immobile, le tout-puissant souverain posant un regard d’aigle sur tous ses sujets, chacun à sa place, le tout baignant dans un froid sidéral, hors du temps et de l’histoire.

Dans le cas d’espèce, le Dritte Reich, censé durer mille ans, ne devait durer qu’une petite douzaine d’années, de 1933 à 1945. C’est tout de même un brin plus long que les 11 ans de l’empire napoléonien, son précurseur. C’est que, n’en déplaise, rien n’est éternel.

Xénophane a été le premier à déclarer que tout ce qui existe est voué à disparaître. [5] Héraclite ajoute que « tout vient du feu et tout finit en feu ». [6] Anaxagore, plus subtilement, suggère que rien ne se crée, tout se transforme : les « choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau. Pour parler juste, il faudrait donc appeler le commencement des choses une composition et leur fin une désagrégation. » [7] D’autres leur ont suivi les traces. À l’éternité linéaire de certains, s’opposait l’antithèse des cycles de vie des autres. Plus près de nous, on parlerait de l’éternel retour.

Depuis l’âge des penseurs grecs, cinq ou six siècles avant J.C., jusqu’au 19e siècle de la mécanique triomphante, la vision du monde comme étant le règne de la précarité se heurtait en Europe aux dogmes officiels soit, en gros, à tout ce que la Bible enseignait. Pendant de longs siècles, l’Église, le pouvoir royal et l’université scolastique ne tolérèrent le moindre écart sur aucun des credos consacrés. Giordano Bruno en a fait l’expérience sur le bûcher au 16e siècle. Au 17e siècle, Galilée, échaudé par cet exemple, a préféré se rétracter. Descartes, craintif, a remis dans le tiroir son Traité du monde et de la lumière, ne fût-il lui attirer les foudres du Saint Office. [8] Au 18e , Voltaire pouvait s’écrier : « Quand on considère que Newton, Locke, Clarke, Leibnitz, auraient été persécutés en France, emprisonnés à Rome, brûlés à Lisbonne, que faut-il penser de la raison humaine ? […] si Newton était né en Portugal, et qu’un dominicain eût vu une hérésie dans la raison inverse du carré des distances, on aurait revêtu le chevalier Isaac Newton d’un san-benito dans un auto-da-fé. » [9] Au 19e, Darwin allumait une rancune tenace au sein de l’Église et de ses dévots, qui ne s’atténua qu’en 1996, lorsque le chef de l’Église a du bout des lèvres concédé que « les théories de Darwin sont plus qu’une hypothèse ».

Bref, les pouvoirs n’excuseraient jamais qu’on froissât tant soit peu l’ordre divin, impassible et intemporel, de la narrative orthodoxe. La force du pouvoir, cependant, n’annihilera jamais une idée. Si bien que ceux du parti des cycles de vie, à l’instar des chrétiens primitifs, ont dû plonger dans la clandestinité pour échapper à la vigilance des nouveaux chrétiens, aussi puissants que sectaires et intolérants. Il incomba aux alchimistes de perpétuer les idées de changement et de transformation. Dans leur iconographie, le processus de métamorphose est symbolisé par le dragon, la salamandre et le serpent : le serpent qui naît de sa propre bouche, qui semble se mordre la queue, l’ouroboros, héritage des lointaines Mésopotamie et Égypte.

Naguère, au 19e tardif, l’éternel retour connut un regain de popularité avec les écrits de Blanqui et de Nietzsche. Mais c’était encore de la spéculation ou de la poésie, ne soutenant pas le débat avec les faits scientifiques de la mécanique newtonienne ou de la physique de l’infiniment petit de l’époque. Vint le 20e siècle qui a définitivement ruiné les idées d’éternité et d’immuabilité. Nous avons appris que les astres ne sont pas inaltérables et sans fin. L’espace sidéral est traversé par des explosions, des morts et des naissances d’étoiles et d’autres corps célestes. Notre système solaire s’éteindra sûrement, c’est une question d’années, des milliards d’années probablement. L’atome, lui, n’est plus depuis belle lurette la particule élémentaire la plus petite de l’univers. Aux laboratoires du CERN, à Genève, on continue de la faire télescoper pour faire apparaître de nouvelles particules, qui ne contiennent même plus de la matière mais de l’énergie. Les idées de Parménide et de ses suiveurs sur la permanence des choses sont devenues insoutenables.

Le nouvel esprit du temps a induit les historiens à regarder la dynamique des États et des civilisations d’un point de vue neuf, non-linéaire. Vers 1920, Oswald Spengler connut la gloire avec sa prévision du proche (le décrochage aurait lieu vers 2000) déclin d’un Occident engagé dans une lutte fatidique pour la domination du monde. Dès les années 1930, Arnold Toynbee commença à publier une monumentale Étude de l’histoire [10] dans laquelle, en analysant les chemins parcourus par 21 civilisations, il identifie les invariants qui en caractérisent le cycle de naissance, croissance, déclin et désagrégation. Dans la seconde moitié du 20e siècle, Rein Taagepera a étudié quantitativement la croissance, la taille et la durée, ainsi que l’expansion et la contraction d’un groupe de 80 empires historiques.

On pourrait soupçonner les nouveaux courants de puiser dans la biologie le concept d’un cycle de vie des sociétés équivalent au cycle de vie des organismes vivants. C’est peut-être le cas pour Spengler, qui considérait ses cycles d’un œil plutôt déterministe et pour Taagepera, qui suggère une espérance de vie moyenne pour les empires. Toynbee, lui, estime que rien n’est écrit d’avance. Une civilisation sur le déclin pourrait relever le défi en laissant éclore dans son sein une élite créatrice capable d’entraîner la majorité dans un nouvel élan de transformation profonde et régénératrice. Il se demande si la civilisation occidentale, dont il dénonçait les signes de déliquescence, serait de taille à réussir un tel sursaut. « Nous sommes là en présence d’un défi auquel nous ne pouvons échapper. Notre destinée dépend de notre riposte » [11]

Les architectes de l’Union Européenne (UE), s’ils ne l’ont pas reconnu explicitement, ont gribouillé des plans comme si la bâtisse devait durer mille ans. Elle ne durera peut-être pas plus que son illustre devancier, l’empire des Francs de Charlemagne, soit 43 ou 75 ans, dépendant du point de départ choisi. Mais voilà, lesdits architectes, loin de constituer la sus-mentionnée élite créatrice, ne sont que l’émanation dune minorité dominante, arrogante, intraitable, éloignée des masses dont l’odeur l’incommode, signant d’une main les lois qui lui accordent la dominance et tenant de l’autre le gourdin fabricateur d’obéissance.

Un tison mourant

Sous la rhétorique, la triste réalité. L’Europe est ce tison qui geint dans l’âtre et menace de s’éteindre à tout moment. Plus de flamme ! Qu’est-elle devenue en fait ? L’inventaire est vite dressé. Et d’un : L’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique Nord) pour son volet militaire et géopolitique. De deux : l’UE, pour le volet économique et institutionnel. De trois : l’embrouillamini des cultures, des mœurs, des pensées et des croyances.

D’emblée, sachons que le concept d’ « Européen » est très récent. Le nom date de 1721. [12] Jusqu’au 18e siècle on ne parlait pas d’Europe, mais de Chrétienté. Géographiquement, on ne sait pas très bien ce qu’elle est. Tous s’accordent à dire que l’Atlantique est bien sa frontière occidentale. Mais l’« Europe de l’Atlantique à l’Oural » du général De Gaulle n’est restée qu’un dessein. Personne ne sait dire où se situe exactement la frontière orientale. La Russie, la Biélorussie, la Turquie, la Moldavie, l’Arménie, la Géorgie, l’Azerbaïdjan, toutes ses régions sont-elles oui ou non en Europe ?

Contre cet arrière-plan aux lignes troubles, l’Europe se profile comme l’association des membres ou aspirants membres de l’OTAN. En posant cela, on pointe illico du doigt sa subalternité. Comment peut-elle ne pas voir le problème ? l’OTAN est un accessoire dans la boîte à outils de Washington. Et pour Washington, l’Europe offre autant de charme qu’une assommante belle-mère. Supportable, lorsqu’elle sait se rendre utile. Sinon, un agaçant boulet.

Le maître à Washington décide d’aller saccager l’Asie centrale ? Aucun besoin de consulter ou d’obtenir l’agrément des supposés alliés. Il lui suffit d’invoquer le traité fondateur de l’OTAN et le tour est joué [13]. Bon gré mal gré, l’OTAN oblige les États vassaux à soutenir le suzerain. Washington veut-il mettre l’ennemi traditionnel, la Russie, à genoux ? Il lui suffit encore de sortir l’OTAN du sac à malices et d’en faire assez pour que la Russie déstabilisée perde la tête et envahisse l’Ukraine [14]. À l’instar des puissances européennes qui se guerroyaient naguère dans les colonies par le truchement de spahis, de zouaves, de tirailleurs et d’askaris indigènes, l’Amérique peut désormais faire la guerre à la Russie par ukrainiens interposés. Chemin faisant, elle se fera payer par l’Europe l’achat massif du matériel militaire qui encombrait les arsenaux américains et dont les généraux souhaitaient le remplacement. Matériel qui ira désormais équiper la troupe ukrainienne ou alimenter les réseaux de contrebande d’armes [15].

En même temps, l’Amérique cherchera à se substituer, à prix gourmand, aux fournisseurs russe et ukrainien de pétrole, de gaz, de céréales et d’autres biens essentiels que la bonne poire européenne a sacrifiés sur l’autel des sanctions à l’agresseur. Grâce à la carte maîtresse de l’OTAN, Washington croit pouvoir s’offrir le beurre, l’argent du beurre et les faveurs de la fermière, comme dit le dicton. Illusion fugace. Car c’est le troisième larron, le rival chinois, qui ramassera la mise en fin de compte. Entre-temps, L’Europe y aura perdu et les anneaux et les doigts. Poignant !

Sur le plan économique, n’en déplaise à la grotesque stratégie de Lisbonne [16] et aux nombreux essais chorégraphiques destinés à donner le change, l’UE n’est qu’un bout d’homme face aux poids lourds chinois et américain. Ébranlée coup sur coup par la suspension de l’activité causée par la pandémie de 2020-2021 et par la guerre des sanctions contre la Russie et le support matériel prêté à l’Ukraine dès 2022, l’Europe a tous les indicateurs en berne. Les gouvernements appliquent des rustines pour « venir en aide » aux entreprises et aux familles. Les résultats sont déplorables. Les trous financiers se creusent. Les familles n’arrivent plus à joindre les deux bouts et beaucoup plongent dans la dèche. De nombreuses entreprises, frappées par des approvisionnements défaillants et des coûts de matières et d’énergie démesurés, interrompent les opérations ou mettent la clé sous la porte.

Le spectre de l’hyperinflation devient chaque jour plus menaçant. Actuellement, face à l’envolée des prix de l’énergie, de nombreux sites industriels baissent leur production, jusqu’à l’arrêt complet pour certains profils. Le phénomène n’est pas sans rappeler de sombres précédents. En 1923-1925, l’arrêt de l’industrie de la Ruhr occupée a nourrit l’hyperinflation allemande, créant des conditions favorables à la marche de Hitler vers le pouvoir. Le démembrement de l’empire autrichien suite à sa défaite en 1918, priva l’Autriche de son appareil industriel, qui se trouvait en Bohème (devenue partie de la nouvelle Tchécoslovaquie) et en Hongrie (désormais indépendante). Le pays plongea dans l’hyperinflation et est devenu une ruine économique. La porte s’ouvrait à l’Anschluss par l’Allemagne en 1938. Tous les gouvernants européens nous annoncent déjà que l’hiver sera froid… Glacial peut-être ?

Sur le plan de l’économie sociale, le 21e siècle présente un bilan intermédiaire désastreux. L’espérance de vie flanche [17], fruit de la déconfiture des systèmes de santé. De l’approvisionnement en eau potable aux transports ferroviaires, en passant par les homes pour personnes âgées, les services postaux, la justice, les écoles, les administrations, partout des grains de sable font grincer les rouages et la machine se grippe. Les responsables de la qualité ont beau tripatouiller les statistiques pour jeter de la poudre aux yeux, la dégradation des services est devenue flagrante. L’expression désert médical est entrée dans le langage du public et des gouvernants. Le désert est un environnement hostile à la vie. Si seulement il n’était que médical...

L’Europe croupion

Politiquement, l’UE se voudrait l’organisation politique achevée de la « nation européenne », mais n’est en fait qu’une Europe croupion, qui ne représente que la prétendue élite dominante, une fraction dérisoire des peuples européens. C’est un duplicata grossier de la « gens » [18] aristocratique du monde antique. L’Allemagne y occupe la place pivot de « pater familias », entourée d’un cercle rapproché de membres juniors tels la France, le Benelux et l’Italie et d’un cercle subalterne de « clients » pauvres d’Europe du Sud et de l’Est. Des puissances européennes comme la Russie, la Turquie ou la Grande-Bretagne n’en font pas partie. Comme il en a été de la « gens » antique, le destin d’un tel montage est si évidemment instable que des eurocrates en sont venus à prôner une « Europe à plusieurs vitesses » [19] comme la seule planche de salut. Futile espoir ! Plus probablement l’UE connaîtra le destin de cette autre union que fut l’URSS et dépérira par l’évidement de ses éléments vivifiants. Cela, si entre-temps des remous violents, la guerre aux frontières ou les soulèvements à l’intérieur, ne viennent mettre en pièces la bouffissure qu’elle est devenue.

l’Europe, devenue palier par palier l’UE, demeure toujours incapable de parler d’une seule voix sur la scène diplomatique internationale. La rivalité entre la coupole bruxelloise et certaines capitales animées d’ambitions géopolitiques génère des clivages [20] que les rivaux savent exploiter habilement pour neutraliser toute initiative indésirée.

Par ailleurs, au sein même de l’institution, entre la présidence de la Commission, celle du Conseil et le « Haut représentant », les frictions, les prurits de préséance, les bisbilles des protagonistes et des comparses, la cacophonie des voix ont souvent produit des épisodes loufoques [21]. Malgré ses prétentions, parmi les puissances globales et régionales, l’UE n’arrive pas à se débarrasser du statut d’un peu crédible champion de faubourg. « L’UE n’a pas encore réussi à créer une identité politique et une conscience politique en tant qu’entité organique. Les décisions sont prises en équilibrant les préférences politiques de manière essentiellement administrative, au cas par cas. Ainsi, il n’existe pas de vision qui puisse être décrite comme une vision spécifiquement ou uniquement européenne. » [22]

Rien ne réussit aussi bien que l’art contemporain à mettre en scène la décomposition de la civilisation européenne, processus dont l’UE est volontiers un agent actif. Certains critiques l’accusent de vulgarité, de primitivisme, de barbarisme, de nullité. Peut-être bien. J’y vois plutôt l’illustration de l’embrouillamini de l’art et de la pensée de notre époque. L’art et la pensée trouvent leur sève dans l’esprit de l’époque. Comme l’indiquait Marx, Achille n’est pas compatible avec la poudre et le plomb. [23] Les figures de Praxitèle et de Phidias matérialisaient les formes qui peuplaient l’imaginaire collectif grec.

De nos jours, les gros pneus plaqués-or de Claude Lévêque, ou les colonnes et les poteaux de Daniel Buren sont là pour représenter le vide chaotique de l’imaginaire du temps. Les chefs-d’œuvre ont toujours été produits comme des moyens de propagande du pouvoir temporel et de la religion. Les génies furent des servants chargés d’encenser les mérites et la gloire des gouvernants, des possédants et des dieux. Homère honora Agamemnon et Ulysse. Houellebecq nous raconte des minables alcoolos vicieux. Myron sculpta Athéna et le discobole. Tracey Emin « sculpte » son lit défait, y compris ses petites culottes sales. Cela ne signifierait-il rien ?

« Le danger mortel pour la civilisation n’est plus désormais un danger qui viendrait de l’extérieur. [] Le danger est qu’une civilisation globale, coordonnée à l’échelle universelle, se mette un jour à produire des barbares nés de son propre sein à force d’avoir imposé à des millions de gens des conditions de vie qui, en dépit des apparences, sont les conditions de vie des sauvages. » [24]

Vers un retour de flamme ?

Il se peut que la spirale de l’histoire fasse des mouvements de 360o degrés : de 0o à 100o, à 200o, à 360o, et de nouveau à 0o. Mais ce 0o est à un autre palier que celui-là. Les villages sont devenues des fiefs. Ceux-ci ont été gobés par des royaumes centralisés, des États sans nations. Les États-nations ont pris leur succession sans cesser de s’étriper mutuellement. Les siècles se succédèrent, toujours remplis du bruit des guerres, des pillages, des vols, des agressions. Comment changer le destin ?

Depuis Saint-Pierre [25] en 1712, à Kant [26], à Orwell [27], pour n’en citer que ces trois, jusqu’à la construction européenne du post-guerre, on a voulu croire que la fuite vers le haut, vers la construction d’empires plus vastes, voire universels, serait l’ « ouvre-toi sésame » d’un univers apaisé, juste, sans destructions ni violences. Pourtant, les contre-exemples ne manquent guère. Le dernier étant celui des États-Unis d’Amérique qui, dans leur croisade universelle pour la démocratie et le libre-commerce, ont bouté le feu à toutes les prairies du globe, semant la mort et la destruction dans les cinq continents pendant des décennies. Ne serait-il donc pas l’heure de tenter autre chose ?

Ce n’est pas d’un bloc toujours plus gros, toujours plus vaste, toujours plus lourd, ce dont nous avons besoin. Au contraire, l’Europe doit être irrémédiablement cassée pour être rebâtie. Non pas sous la forme des États-nations, comme le souhaitent prétendument les souverainistes, et dont la nuisibilité n’est plus à démontrer. Mais pour tisser sur le continent un vaste réseau de cellules, les communes, dotées d’égale autonomie : autonomie fiscale, politique, judiciaire, législative, de défense. Des communes libres de s’associer, afin de mener à bien des programmes dépassant les aptitudes individuelles. Mais toujours attentives à ne pas déléguer à quiconque des compétences pouvant être dévoyées pour asseoir des centres de pouvoir centralisé.

Impossible, s’écrierait de Tocqueville. Pour lui, la décentralisation des compétences, le droit d’initiative populaire, un exécutif central aux pouvoir restreints, bref la démocratie directe étaient des hérésies abominables. « Les démocraties pures de la Suisse appartiennent d’ailleurs à un autre âge ; elles ne peuvent rien enseigner quant au présent ni quant à l’avenir. » [28] Certes, la Suisse est loin d’être la terre promise, tant s’en faut. Reconnaissons toutefois qu’elle ne s’en est pas si mal tirée depuis 1848. D’ailleurs, il ne s’agit point de copier sa constitution, d’en faire un canon, d’en répliquer le patron. On peut néanmoins y grappiller, là aussi, des idées à pondérer, à développer, à approprier. Mais ça c’est une autre histoire…

L’Europe mise en capilotade, c’est là le présent. Qui en veut encore ? Il nous faut rallumer la flamme. Car « il n’y a de richesse que la vie. La vie, y compris toutes ses forces d’amour, de joie et d’admiration. Le pays le plus riche est celui qui nourrit le plus grand nombre d’êtres humains nobles et heureux ; l’homme le plus riche est celui qui, ayant perfectionné au maximum les fonctions de sa propre vie, a aussi la plus large influence utile, à la fois personnelle et par le biais de ses possessions, sur la vie des autres. » [29]

(Eduardo Casais, septembre 2022)

[1Héraclite, Fragments, 8, in Les penseurs grecs avant Socrate, Flammarion, Paris, 1964, p. 74.

[2Parménide, La voie de la vérité, in Les penseurs grecs avant Socrate, Flammarion, Paris, 1964, p. 94 et ss..

[3Empédocle, Fragments, 12, in Les penseurs grecs avant Socrate, Flammarion, Paris, 1964, p.122.

[4Le « Reich de mille ans ». Moeller van den Bruck créa en 1922 des concepts et des mots qui feraient peu après le bonheur du parti national-socialiste allemand : Dritte Reich, Tausendjähriges Reich. « Nous, les Allemands, croyons nous trouver au milieu de notre histoire, croyons que rien ne peut empêcher que l’avenir de mille ans soit la continuation de notre passé de mille ans », in Germany’s third empire ; authorized English edition by Moeller van den Bruck, Londres, George Allen & Unwin, 1934, p.89.

[5Xenophanes (570-478 B.C.), in Diogenes Laertius, Lives of Eminent Philosophers. R.D. Hicks. Cambridge. Harvard University Press. 1972. Livre 9, chap.2.

[6Empédocle, Fragments, 12, in Les penseurs grecs avant Socrate, Flammarion, Paris, 1964, p.122.

[7Anaxagore, Fragments, 17, in Les penseurs grecs avant Socrate, Flammarion, Paris, 1964, p. 150.

[8« Je ne voudrons pour rien du monde qu’il sortît de moy un discours, où il se trouvât le moindre mot qui fût desaprouvé par l’église : aussi aimé-je mieux le supprimer, que de le faire paroître estropié...Quoique je les crusses appuyées sur des démonstrations très-certaines et très-évidentes, je ne voudrois toutesfois pour rien du monde les soutenir contre l’autorité de l’église. » Lettre de Descartes au Père Mersenne, reproduite in Adrien Baillet, La vie de monsieur Descartes, 1691, l.3, ch.11. https://fr.wikisource.org/wiki/La_Vie_de_M._Descartes

[9Voltaire, Dictionnaire philosophique‎, article Newton et Descartes. https://fr.wikisource.org/wiki/Dictionnaire_philosophique/Garnier_(1878)/Newton_et_Descartes#cite_ref-4

[10Je me suis borné à l’ « Abrégé » de 650 pages, supervisé par l’auteur, traduit en français sous le titre L’Histoire, un essai d’interprétation, Gallimard, Paris, 1951.

[11Arnold Toynbee, L’Histoire, un essai d’interprétation, Gallimard, Paris, 1951, p.605. L’auteur s’exprimait au lendemain de la 2e Guerre mondiale. Trois quarts de siècle plus tard, on cherche toujours la réponse au défi tant attendue.

[13Article 5 : « Les parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d’elles, dans l’exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l’article 51 de la Charte des Nations Unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d’accord avec les autres parties, telle action qu’elle jugera nécessaire, y compris l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l’Atlantique Nord. » La délimitation géographique n’est pas rédhibitoire. L’article 6 étend le périmètre aux territoires sous juridiction des membres de l’alliance et jusqu’à leurs « forces, navires ou aéronefs » stationnés dans d’autres territoires. C’est à la suite des attentats terroristes perpétrés contre les États-Unis le 11 septembre 2001 que, pour la première fois de son histoire, l’OTAN a invoqué l’article 5. Depuis, l’OTAN est intervenue hors zone en Syrie, Libye, Irak et Somalie. https://www.nato.int/cps/en/natohq/topics_110496.htm?selectedLocale=fr

[14Roland Dumas, La promesse non-tenue de l’OTAN, https://youtu.be/5lOjBp7Pzto. Henry Kissinger, How the Ukrainian crisis ends, https://www.henryakissinger.com/articles/how-the-ukraine-crisis-ends/ . Poroshenko admits the Minsk Agreements were merely a distraction to buy time and allow Ukraine to build up its military, https://ussanews.com/2022/06/18/poroshenko-admits-the-minsk-agreements-were-merely-a-distraction-to-buy-time-and-allow-ukraine-to-build-up-its-military/

[15« Il est tout simplement impossible de suivre non seulement où [les armes] vont toutes et qui les utilise, mais aussi comment elles sont utilisées », a mentionné au média Rachel Stohl, experte en contrôle des armes et vice-présidente du Stimson Center. », https://www.journaldemontreal.com/2022/05/14/ukraine-un-afflux-darmes-qui-fait-craindre-une-contrebande

[16« L’Union s’est aujourd’hui fixé un nouvel objectif stratégique pour la décennie à venir : devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale. », Conseil européen de Lisbonne, 23 et 24 mars 2000, para. 5. https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=http%3A%2F%2Fue.eu.int%2FueDocs%2Fcms_Data%2Fdocs%2FpressData%2Ffr%2Fec%2F00100-r1.f0.htm Le crapaud de la fable, lui aussi, croyait pouvoir prendre l’envergure du taureau.

[17« The latest available data suggest that life expectancy stalled or even declined in several EU Member States. » https://ec.europa.eu/eurostat/en/web/products-eurostat-news/-/ddn-20220506-2

[18« La gens est une association politique de plusieurs familles qui étaient à l’origine étrangères les unes aux autres ; à défaut de lien du sang, la cité a établi entre elles une union fictive et une sorte de parenté religieuse. » Fustel de Coulanges, La Cité Antique, Ch.10, 2.

[19Dans la déclaration sur l’avenir de l’UE de 2017, « Plusieurs chefs d’Etat et de gouvernement, en particulier François Hollande et Angela Merkel, souhaitent y faire figurer le projet d’une “Europe à plusieurs vitesses”, une option à laquelle le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker paraît également favorable. Si pour certains elle serait le signe de la fin de l’Union, d’autres y voient l’unique moyen de poursuivre la construction européenne. » https://www.touteleurope.eu/institutions/qu-est-ce-que-l-europe-a-plusieurs-vitesses/

[20Crise des sous-marins australiens de 2021, lors de laquelle la France se fait damer le pion par les EUA : ’Très clairement l’Union européenne n’a pas envie d’être embarquée dans ce conflit’ », https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/armee-et-securite/crise-des-sous-marins-tres-clairement-l-union-europeenne-n-a-pas-envie-d-etre-embarquee-dans-ce-conflit-estime-un-enseignant-a-sciencepo-paris_4776069.html. Le projet français d’Union méditerranéenne de 2008 illustre les frictions politiques au sein des membres de l’UE. Le projet pratiquement mort-né « a suscité beaucoup de réactions, positives ou négatives, de la part des partenaires européens et méditerranéens de la France ainsi que des intellectuels. La plupart s’accordent à reconnaître la nécessité d’une relance de la coopération euro-méditerranéenne et l’utilité de l’appuyer sur la mise en œuvre de projets concrets et sur l’égalité des participants. Cependant, de nombreuses critiques ont été soulevées, relevant plusieurs faiblesses du projet » https://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-europe/0093-les-defis-politiques-et-economiques-de-l-union-pour-la-mediterranee

[21« There is a nervousness about both men. Mr Van Rompuy [président du Conseil] is seeking a role beyond chairing EU summits. Mr Barroso [président de la Commission] is unsure about how to adapt to his neighbour […] Both men confront paradoxes. The commission has more authority across Europe, but is weaker in Brussels. The council is stronger, but Mr Van Rompuy must rely on the commission’s big bureaucracy to get much done. » The Economist, 23 sep 2010, https://www.economist.com/europe/2010/09/23/angels-and-demons?story_id=17103669 . « Depuis qu’ils ont pris leurs fonctions, le 1er décembre 2019, Ursula von der Leyen et Charles Michel se disputent le rôle de “président de l’Europe” sur la scène internationale. Tous deux voudraient être l’interlocuteur unique, celui qui fait le plus autorité, le plus crédible. » Courrier international, 11.10.2021 https://www.courrierinternational.com/article/union-europeenne-von-der-leyen-et-michel-gare-au-couple-explosif

[23Karl Marx, Introduction à la critique de l’économie politique (Grundrisse) 1859, Paris, Éditions sociales 1972, p. 22.

[24Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, l’impérialisme, 1951, Fayard, Paris, 1982, p 292.

[25Castel de Saint-Pierre, 1712, Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k105087z/f1.item

[26Immanuel Kant, 1795, Perpetual Peace, A Philosophical Essay, https://oll-resources.s3.us-east-2.amazonaws.com/oll3/store/titles/357/0075_Bk.pdf

[27George Orwell, Toward European Unity, Partisan Review, July-August 1947, in The collected essays, journalism and letters, vol IV.

[28Alexis de Tocqueville, rapport fait à l’Académie des sciences morales et politiques le 15 janvier 1848, sur l’ouvrage de M. Cherbuliez, intitulé De la démocratie en suisse. https://fr.wikisource.org/wiki/%C5%92uvres_compl%C3%A8tes_d%E2%80%99Alexis_de_Tocqueville,_L%C3%A9vy/Cherbuliez_D%C3%A9mocratie_en_Suisse

[29John Ruskin, Unto this Last, Londres, 1862. https://www.gutenberg.org/ebooks/36541

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