L E . F E U

« Nous rêvions de peu de chose, de peu de choses vraiment. Mais si fort ! »

paru dans lundimatin#274, le 8 février 2021

On disait qu’au départ de tout ce qui arrive, il y a un feu.

Un feu qu’on offre . . . . . . . . . . . . ou un feu qui s’offre.
Un qui vous tombe sur le coin de la gueule aussi bien.

Pour réchauffer une chair transie
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ou accommoder celle qu’on a prise, un feu ;

pour éclairer le temps qu’on dérobe à la nuit
. . . nos veilles industrieuses et le récit des mondes de demain, un feu ;
. . . . . . . . . . . .pour sceller l’accord, pour signaler l’adversaire, un feu.

Pierre-Marie Jamart · L E . F E U // collectif U.N.D.E.R.W.E.A.R ft. piermari jamar

Des foyers . . . . . . . . . des brasiers . . . . . . . . des torches . . . . . . . . des brûlis
. . . . . . pour forger les lames et souder les lèvres de nos plaies
. . . . . . pour purifier le carbone qu’on renvoie aux cieux
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . quand la folie nous emporte
. . . . . . pour danser sinon avec les flammes éprises . . . . de courants d’air
. . . . . . . . . . . . — et ce serait là notre place.

On pensait que pour appréhender une situation, pour s’y mêler au plus juste
. . . . il s’agissait de pister sa première étincelle, de reconstruire dans la boue
. . . . . . . . . . . . . . de nos mots l’histoire de sa contagion à la première braise
. . de raconter comme elle a su emmener la seconde à s’enflammer.
Et comment se conjuguaient cette fois-là . . chaleur . . fumée . . et . . lumière.
Et quelle patience à couver.
Et quel fracas . . . . . quand tout l’air alentour est soudain convoqué
. . . . . . . . pour que la flamme explose.

. . . .

On imaginait que le monde nous comprendrait mieux ainsi
. . . . . . . . que nous pourrions y vivre en humains.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . En humains.

. . . .

Je vis un temps où ce qui arrive provient d’un feu si lointain
. . . . que ses fumées se perdent dans les strates de suie des bibliothèques
. . . . que sa lumière se confond avec celle du jour
. . . . . . . . . . . dans chaque écran que l’usage dresse entre le monde et moi
. . . . que je n’ai connu aucun froid

— jamais —

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . qui me fasse sentir la tiédeur qui en subsiste.

D’un feu si lointain qu’il semble parfois que plus rien n’arrive.
Si lointain qu’il s’agit peut-être du premier feu
. . . . . . . de la première braise du premier feu qu’on a voulu
. . . . . . . . . . . . . . . . de la première étincelle

— arc tendu entre désir et trouille — . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . qui aie jailli parce qu’on l’avait voulue.

Je vis un temps comme un incendie aux départs oubliés
. . . . ensevelis sous des générations plus nombreuses qu’on ne sait se souvenir.

. . . .

Mais dans un temps sillonné de moteurs . . . . à explosion
. . . . dans un monde semé de cocottes . . . . . à uranium
. . . . . . . . il doit être possible encore de l’entrevoir
. . . . . . . . . . . . qu’au départ de tout ce qui arrive . . . . il y a un feu.
. . . . . . . . . . . . . . . . Il y a un feu.

. . . .

On disait comme ça, qu’on allait remettre le feu dans nos vies. . . . . Pour la joie !
. . . . et parce qu’aussi . . . . on avait foi en notre jeu.
On bricolait des poêles pour se chauffer et on apprenait qui était la forêt
. . . . qu’on devait remercier . . . . on apprenait à ressentir au fond de nous

— très loin au fond de nous —

. . . . qu’en elle quelque part

— dans quelqu’obscur fourré —

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . plongent nos racines.

. . . .

On retrouvait l’art subtil de la flamme à la voûte des fours anciens

. . . . et comment on ménage la braise sous les gamelles à long manche.

C’est dans le feu qu’on forgeait les armes dérisoires, les lance-pierres,
les chevaux de frise qui nous ramenaient une étincelle de la violence autrefois confisquée par les seigneurs . . . . leurs instituteurs . . . . leurs soldats.
Et toujours, on emmêlait le sens et les formules aux branches qu’on offrait
aux flammes . . . . et leur lumière dessinait le cercle mouvant de nos assemblées.

Sur un feu de camp au milieu de la semaine, on mettait à bouillir l’eau prise
à la rivière et on chantait ; on se déshabillait en chantant, dans le soleil d’hiver, autour du feu de camp ; on puisait au chaudron l’eau pour se laver ;
la peau fumante et rougie . . . . on dansait.
Et le savon circulait . . . . et la musique ; on tournoyait en satellites du brasier, une face grelottant à la froidure . . . . l’autre grésillant aux flammes ;
qu’au cœur de chacun, de chacune dépouillé.e des jours passés

. . . . . . . . . . . . un calme vienne.

. . . . . . . . . . . . Quand les peaux étaient sèches et les esprits vidés
. . . . on dansait . . . . encore . . . . un peu . . . . avec la dernière flamme ;
et puis on s’habillait . . . . mollement.
La journée s’achevait dans le silence . . . . . . . . . . . . et l’odeur des corps lavés.

Le lendemain, un jour nouveau nous embraserait.

Des mondes s’avéreront peut-être un jour, être nés
d’un ou l’autre de ces feux-là . . . . ou d’un de ceux . . . . nombreux ici ou là

. . . . . . . . . . . . qui leur ressemblent.
. . . .

Dans le monde où je vis

— planétaire et magnifique —

. . . . le feu sort de petits tuyaux domestiques juste au-dessous des casseroles.
. . . . Un bouton l’allume . . . . et il suffit de payer.

Dans le monde où je vis

— totalitaire et terrifique —

. . . . des légions de prêtres en blouse blanches capturent des fournaises
. . . . dans des cuves d’acier, leur dérobent une parcelle de force
. . . . pour animer . . . . les machines
. . . . . . . . qui me bordent et me changent
. . . . . . . . qui me portent et me réchauffent . . . . les machines
. . . . . . . . où je glisse mes mots et guette ceux des autres . . . . les machines
. . . . . . . . qui me tiennent par la main un instant après l’autre.
. . . . . . . . . .Et pour vivre, il suffit de payer.

Des torches bleues . . . . vertes . . . . violettes brûlent jour et nuit dans le ciel
des raffineries . . où se déverse la ligne en pointillé des tankers sur les cartes
des seigneurs. . . . . . . . . . . . Et j’avale les distances sur les rubans d’asphalte

. . . . . . . . . . . . . . . . il suffit de payer.

Des armées de fourmis dans la prison des usines, arrachent aux flammes
les babioles en plastiques remplaçant les silex, les pointes d’os.
Ce sont les outils dont je dois me contenter

et pour lesquels . . . . il faut payer.
. . . .

Néolithique au briquet bic
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . je ne vois plus le feu derrière la vitre du poêle
. . . . . . . . . . . . . . . . .je ne vois plus le feu dans les piles de pneus qui crament
. . . . . . . je ne vois plus le feu quand se brise à l’impact la bouteille de napalm.

J’ai froid . . j’ai . . . . . . . . . . . . .froid.
Et pourtant . . . . . . . . . . . . . . . ma peau tiède . . . . . . . . . . . . .ne tremble pas.

. . . .

On imaginait s’émanciper peut-être,
. . . . . . . . . . . . . . .à parcourir à nouveau frais le chemin récent de l’espèce.
On imaginait débusquer les ornières où elle était – coup sur coup – tombée.
On refusait de croire que des élans humains à créer des formes et des outils
. . . . . . . . . . . . . . . . à se jouer des techniques
. . . . . . . . . . à jongler avec les savoirs
. . . . . ne pouvait résulter que le désert de cendres où nous avions vu le jour.

On espérait que l’art du feu nous maintiendrait dans l’enfance où se forgent
les peuples . . . . . . . la promesse des mondes . . . . . . les poèmes fondateurs.

Le libre jeu de nos désirs . . . . de nos besoins

— et les danses qu’on exécute pour les satisfaire —

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . suffiraient à balayer les cendres de notre paysage
. . ou à les mêler d’assez d’humus pour que la vie reprenne.

— On oubliait un instant que c’est de cendres aussi qu’on est pétri —

On se rappelait les inuits, comme ils racontent les glaces et les neiges,
. . . . . . . . comme ils fondent leur physique dans le creuset des mots,
. . . . . et on donnait un nom à chaque feu.
On cherchait à les reproduire et souvent

— dans l’échec —

. . . . . . . . . . . . . . . . . un nom nouveau surgissait.
On construisait des feux dans nos paroles et puis on essayait de les allumer.

. . . .

Il y avait le feu d’apparat et celui des patates sautées dans la graisse du canard, il y avait le feu du pain et celui de l’arpenteur,
il y avait le feu de la balade et le feu de l’heure,
il y avait le feu des rites et celui dont la lumière permet d’y voir . . . . juste assez
. . . . . . . . . . . . pour se tatouer…

Et puis il y avait le feu de la théière comme un mythe entre lui et moi, entre Jules et Jim, perdus pieds nus au cœur des bois à châtaignes

— les bois que cernent la ronce, le chardon et l’ortie —

. . . . . . où la grâce saisit parfois ceux qui brûlent du désir autant que de la rage.

Las d’allumer ces foyers où le bois abonde, foyers faciles et prévisibles même sans papier ni cagette et même sous la pluie, nous nous risquions aux feux minuscules, les plus ténus, les plus fragiles, les plus aptes aussi à se fondre
dans la vie, à s’évanouir dans la forêt.

. . . .

Nous rêvions . . . . . . qu’assis au bord de la mare ou dans la ruine au toit crevé,

— là où soudain naît l’envie de boire un thé —
— parce que la fougère est belle et pousse au flanc du cairn —
— ou parce que sur l’autre rive des ragondins se prélassent

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . appelant notre solidarité —
nous rêvions . . . . . . qu’avec les seules brindilles collectées en étendant le bras

— les brindilles soigneusement rebrisées sur le genou —,

nous rêvions . . . . en assemblant les brindilles sur une aire d’un empan de côté

— structure portante et poches de combustible rapide —,
— couloirs où l’air devait s’engouffrer —,

nous rêvions . . . . . . . . . . . . . . en calculant la mécanique de leur embrasement

— la trajectoire de leur chute —,

nous rêvions . . . . . . . . . . . . en calant la théière sur la construction enflammée,
nous rêvions qu’une fois tout le bois consumé . . . . . . . . . . . au moment précis
où l’eau a bouilli . . . . . . . la théière sans à-coup se poserait sur un lit de braises ; . . . . . . . . . qu’il n’y aurait plus qu’à y jeter quelques feuilles cueillies en chemin. . . . . . . . . . . . à contempler encore un peu la fougère
. . . . . . . . . . . . ou à sourire aux cabrioles des jeunes ragondins . . . . . . . avant
. . . . . . . . de servir l’écuelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . avant
. . . . de boire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . avant
de se lever soudain . . . . . . . . . — de partir — . . . . . . . . d’aller voir le roncier où
. . . . la veille . . . . les mûres . . . . semblaient
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . presque mûres et d’oublier l’instant bu
pour manger le prochain.

Oublier l’instant bu pour manger le prochain.

Nous voulions que du passage en ce lieu d’un intense instant

— de la cérémonie —

. . . . nulle trace ne subsiste qu’un petit rond blanc cerclé de noir,
. . . . jusqu’à la prochaine pluie.

Nous rêvions de peu de chose . . . . de peu de choses vraiment. Mais si fort !
. . . . qu’on se trouvait projeté après la fin du monde.

Après la fin du monde.
. . . .

De ne l’avoir pas fait tous les jours d’une vie
. . . . . . . . . . . . je n’ai jamais accompli . . . . vraiment . . . . le feu de la théière.
Je ne sais pas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .faire le feu.
J’erre entre les mondes . . . . dans l’attente que ça s’embrase.
Et si mes yeux cousus de phrases persistent à voir
les dunes de cendres qu’elle présage à la place de l’époque,

— déjà je frissonne des vents qui se lèvent pour les sculpter —

ses murs sont encore là . . . . où se heurte chaque geste.
Ma carcasse mutilée se glisse à peine entre les instruments qui l’encombrent

— et nous séparent.

. . . . Ce qui arrive n’est pas arrivé.

Encore.

. . . . Alors,

comme les frères et sœurs avant moi ont laissé le flambeau où je m’agrippe,
comme l’un.e d’entre nous parfois s’immole dans une préfecture
pour que s’accomplisse le rite de la fertilité,
à la place exacte et modeste où l’incendie m’a jeté,

— et un jour après l’autre réduit en cendre par le feu du temps —
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . je reste dans la danse
. . . . . . . . et resterai mutant.

Pierre-Marie Jamart

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