Images militaires, du viseur au drone

Un atelier cinéma par L’école de philosophie

paru dans lundimatin#408, le 18 décembre 2023

Depuis quelques années, non loin de Toulouse, une école de philosophie s’active à faire vivre un espace de pensée et de recherches autonome dans le petit village de Verfeil-sur-Seye. Plusieurs fois par an, une cinquantaine de personnes y viennent pour approfondir toutes sortes de questions. Cette année, l’école a lancé de gros chantiers pour se doter de quoi travailler mieux et concrétiser les réflexions collectives en construisant une bibliothèque, un atelier cinéma et une imprimerie. Un appel à dons a été lancé pour la poursuite des chantiers l’an prochain : c’est noël, n’hésitez pas à les aider ! En attendant, nous publions ici la retranscription d’un « atelier cinéma » réalisé il y a deux ans sur les images militaires et leur rapport avec le septième art : en plus d’échos avec l’actualité, on y trouvera un exemple de thèmes discutés à l’école de philo.

Cette année [1], les objectifs du groupe cinéma seront doubles. D’une part, montrer comment le cinéma comme fonction artistique est tributaire – tant matériellement qu’ontologiquement [2] – d’une technologie de l’image qui tire son origine d’un complexe militaro-industriel. D’autre part montrer comment, bien qu’étant absolument dépendant de sa technique, le cinéma peut remettre en question ses propres conditions. C’est pourquoi nous suivrons cette année l’oeuvre de Harun Farocki, réalisateur marxiste allemand, en tant qu’elle invite à une réflexion sur la matérialité, l’historicité et la fonction artistique du cinéma.

Le but de cette séance sera de travailler sur les images militaires. Il s’agira non seulement de mettre en lumière les histoires croisées des images aériennes et du cinéma mais aussi d’étudier ce que ces images aériennes impliquent. Aussi, ce cours constitue-t-il la première partie d’une séance plus grande sur les images militaires – il sera ainsi poursuivi lors du prochain week-end de philosophie par une séance surprise. Le présent cours sera divisé en quatre parties : une micro-histoire croisée du drone et du cinéma, la modification du rapport à la guerre qui en découle, une réflexion sur les plans aériens et enfin l’adaptation de ces plans dans le cinéma.

Les quelques références mobilisées dans ce cours sont de trois ordres : audiovisuelles, cinématographiques et philosophiques. Un clip de Jay-Z réalisé par les frères Safdie aura pour vocation d’introduire la séance car il résume à lui seul un grand nombre des problématiques dont il sera question. On s’appuiera d’autre part sur la Théorie du drone de Grégoire Chamayou (2018), le Remontage du temps subi de George Didi-Huberman paru en 2010 et un cours extrait du livre Le visible et L’invisible (1988) de Maurice Merleau-Ponty. Quant aux extraits de films et documentaires, on se penchera sur l’oeuvre de Harun Farocki et notamment sur Images du monde et inscription de la guerre (1988) ; sur un extrait de Apocalypse Now (1979) réalisé par Francis Ford Coppola et enfin sur Les Ailes du désir de Wim Wenders sorti en 1987.

Introduction

Le clip de Jay-Z Marcy Me, extrait de l’album 4:44 paru en 2017 sous la direction des frères Ben et Joshua Sadfie résume à lui seul un grand nombre des problématiques auquelles il s’agira de se confronter durant cette séance.

En premier lieu, il montre le rapport inhérent des images aériennes à des images de surveillance et de cartographie : le point de vue des images aériennes est un point de vue surplombant, large, depuis lequel on peut tout voir. Aussi, les images aériennes sont le propre d’une machine puisqu’il nous serait impossible d’en avoir si nous ne les prenions pas par le biais d’une machine, et ce qu’il s’agisse d’un drone ou d’un hélicoptère comme dans le présent clip. Originellement, les plans aériens étaient utilisés seulement par l’armée et la police.

Jay-Z, Marcy Me, 0.45.

En second lieu, si l’hélicoptère peut tout voir il n’interprète jamais bien ce qu’il voit. Cela renvoie à ce que Farocki nous disait à propos des images de guerre : celles-ci ne nous disent rien de la guerre en elle-même. Il y a toujours besoin d’un humain pour interpréter les images.

Jay-Z, Marcy Me, 0.48.

Enfin le clip met en exergue le rapport asymétrique entre l’hélicoptère, pouvant tout voir, et ce qui est vu, qui en retour ne peut pas voir ce qui le voit. Il y a donc asymétrie des moyens de visions : la personne vue depuis l’hélicoptère est telle une cible, qui est suivie, traquée et qui ne peut jamais échapper au regard de l’hélicoptère : la cible est toujours dans le champ de vision globalisant de l’hélicoptère. De ce rapport asymétrique entre champ et contrechamp il y a cette idée de tout voir sans être vu : plus qu’une asymétrie c’est donc un véritable rapport de domination qui s’installe entre la cible qui ne peut qu’être vue et l’hélicoptère qui peut tout voir sans être vu.

Jay-Z, Marcy Me, 3.10.

Drone et cinéma : micro-histoire.

La micro-histoire croisée du drone et du cinéma dont il sera question ici n’aura pas vocation à être exhaustive : elle prendra appui sur deux anecdotes desquelles émergeront quelques commentaires.

De Hollywood à la guerre.

La première anecdote est celle de Reginald Denny, acteur muet britannique très connu ayant fait la Grande Guerre en tant que pilote d’avion. À la fin de la guerre, ce dernier s’envole pour les Etats-Unis où il continue de piloter des avions au sein des 13 Black Cats, l’un des plus importants groupes d’aviateurs réalisant des cascades pour des productions de films. Reginald Denny a notamment eu l’occasion de réaliser des vols pour les films du controversé producteur, ingénieur et homme d’affaires américain Howard Hughes.

En 1935, Reginald Denny commence à s’intéresser à la modélisation et au développement d’avions téléguidés à vocation militaire. Quatre années plus tard, la Reginald Denny Industry parvient à décrocher son premier contrat avec l’armée américaine. Dans les années 1940, à l’aune de la Seconde Guerre mondiale, la Reginald Denny Industry devenue la Radioplane Company produisit à la demande de l’armée pas moins de 15 000 modèles d’avions téléguidés. Ci-dessous le modèle d’une hélice du OQ-2 Rapioplane aussi connu sous le nom de RP-5’s [3], tenue par une ouvrière de la Radioplane Company qui à l’époque encore répondait au nom de Norma Jeane Dougherty. Plus tard, elle répondra à celui de Marylin Monroe. Aussi anecdotique que cela puisse paraître le drone naît donc en partie à Hollywood.

Il s’agit de la première occurence d’avions téléguidés durant la guerre. [4] Mais son utilisation au départ, s’il est bien à usage militaire, diffère du reste de l’utilisation qui en est faite aujourd’hui. À son origine, il s’agit d’avion-cible, dit “target-drone” dont l’objectif est de créer du faux semblant : il vise donc moins à être un engin porteur de projectile – tel que nous pourrions le qualifier de nos jours – qu’être un engin qui doit être la cible elle-même. Aussi, à l’origine le mot drone en anglais désigne-t-il le “faux bourdon” : les faux-bourdons sont des mâles, qui contrairement à l’abeille ouvrière femelle sont sans dard et finissent par se faire tuer par les abeilles.

Norma Jeanne Dougherty, 1944.

Dans cette utilisation de leurre, le drone servit ainsi, durant des opérations militaires à défaire les stratégies anti-aériennes. Sans doute l’exemple le plus frappant pour illustrer cette utilisation fût celle durant la guerre du Kippour, guerre qui affronta une coalition menée par l’Egypte à Israël en 1973. Après avoir perdu nombre d’appareils en raisons des missiles sol-air égyptiens, l’armée Israëlienne décide d’envoyer une vague de drones qui sont en réalités des cibles fantômes. Le trompe l’oeil est réel et la ruse un succès : tandis que l’armée Egyptienne rechargeait ses missiles sol-air après la première salve tirée contre les drones, les avions de combats israéliens purent attaquer et prendre le contrôle du ciel.

En 1983, l’armée israélienne développe sous l’instigation de Al Ellis père des drones israéliens le “Mastiff ”. Alors que le drone n’était qu’un leurre dont la seule capacité était de se faire tirer dessus, il se voit désormais dotés d’yeux : le drone commence alors à faire un travail de relevé d’informations, de renseignement et de surveillance. La métamorphose entre drone de surveillance et drone armé s’opéra presque par hasard à l’aune du XXI ème siècle. Lorsque Abraham Karem, ingénieur américain ayant aidé au développement de drones durant la guerre du Kippour modélise le “Prédator”, prototype d’avion espion télécommandé, il n’est d’abord conçu que dans le but d’assurer le “renseignement de combat et la surveillance de zone”. Déployé au Kosovo en 1999 il a maintenant pour mission d’illuminer des cibles au laser que les avions de chasse doivent par la suite détruire. Puis, bien plus que désigner les cibles à abattre, le “Predator” se voit bientôt équipé de missiles anti-char Hellfire AGM-114C. Ainsi, le Predator était devenu prédateur. Le 16 février 2001, le drone Predator parvient à atteindre sa cible lors de tests menés sur une base militaire. Quelques mois plus tard, il s’envolait dans la guerre menée aux Rogues States sous l’instigation du président américain Bush après l’attentat du 11 septembre. En novembre 2001, un drone Predator tue sa première cible vivante.

Seconde Guerre mondiale et images.

La seconde anecdote est à mettre en lien avec les problématiques que soulèvent le film de Harun Farocki Images du monde et inscription de la guerre. En 1945, le monde entier découvre les horreurs de la Shoah. Durant la guerre, en 1942, fut fondé aux Etats-Unis l’Office of Strategic Services dit O.S.S, dont le but était de collecter des informations et conduire des actions clandestines. Au sein même de l’O.S.S (ex-C.I.A), une section cinéma avait vu le jour avec à sa tête le réalisateur américain John Ford. Le but ? Mettre au service de l’armée les talents du cinéma. Durant la guerre, l’unité de John Ford sera ainsi à l’origine de nombreux documentaires pris sur les divers théâtres d’opérations militaires. Dans le cadre de cette section cinéma, John Ford avait pris le soin de rédiger un protocole de prises de vue visant à montrer de quelle manière il faut filmer, de quelle manière il faut prendre des images de sortes à leur faire jouer le rôle des preuves. [5] Cela pose donc la question de l’utilisation des images : comment faire de l’image plus qu’une image ? Une image ne renvoie donc pas toujours à une signification, du moins si elle le fait elle ne renvoie qu’à une certaine signification. Mais cette question du voir et savoir prend une toute autre dimension dans Images du monde et inscription de la guerre.

Le 4 avril 1944, lors d’une mission militaire de reconnaissance visant des usines de carburant et de caoutchouc, un avion américain survole les usines de l’industrie IG Farben et, le ciel dégagé, prend une photo. Sans le savoir, il s’agit pourtant du premier cliché aérien du camp d’Auschwitz. Envoyés en Angleterre afin d’être exploités, les analystes identifièrent les divers usines environnantes mais pas le camp d’extermination pourtant très proche des dites usines. H. Farocki en déduit que, ne cherchant pas les camps, les Américains ne les découvrirent pas. Ce n’est que 33 ans après que deux agents de la CIA parvinrent à décrypter l’image et mettre des mots sur les bâtiments du camp d’Auschwitz. Les forces alliées avaient donc les images d’Auschwitz pendant la guerre mais ils n’avait pas les moyens de discerner les bâtiments et donc les moyens d’agir. Les nazis n’ont pas remarqué qu’on photographiait leurs crimes et les Américains n’ont pas remarqués qu’ils les photographiaient. Les victimes elles-mêmes n’ont rien remarqué. Du reste, même les récits des deux seuls rares prisonniers ayant réussi à s’échapper et fournir les premiers témoignages du camp d’Auschwitz, Vrba et Wetzler, n’ont pas impacté les décisions alliées : sous prétexte de concentrer les efforts de guerre sur l’issue de celle-ci, il ne fut pas décidé de bombarder ni les rails qui menèrent à Auschwitz ni Auschwitz lui-même. Farocki questionne tout ceci : qu’est-ce que cela veut dire d’avoir tout sous les yeux mais de ne rien pouvoir en faire ?

Les militaires, nous dit Harun Farocki, ne cessent de prendre des images du monde et ce, plus que n’en peuvent exploiter les yeux du soldat. Historiquement, c’est durant la Seconde Guerre mondiale qu’on commença à placer des appareils photos sur les avions afin de savoir si les pilotes avaient bien atteint leurs cibles et effectuer les bonnes manoeuvres : “la photographie qui conserve, la bombe qui détruit : les deux se rejoignent désormais”. [6] Nous sommes maintenant capables de tout découvrir, de tout voir, pour autant cela ne nous dit rien. Devant cette surproduction d’images, devant lesquelles nous ne pouvons rien savoir mais seulement voir, nous créons, nous dit Farocki des programmes qui apportent le “savoir” manquant, qui transforment le voir en savoir : des programmes de détection optique, des programmes capables de numériser les photos aériennes et d’en déduire le mouvement propre de certains objets et des programmes capables d’identifier automatiquement les hommes et véhicules sur des images infrarouges [7].

H. Farocki, Images du monde et inscription de la guerre, 34.30.

Guerre, dissolution physique, asymétrie, abstraction & oeil tueur.

Ce faisant, c’est le rapport même à la guerre qui change. Alors que la guerre, en temps normal, se traduisait par le fait de se mettre en jeu, d’habiter le lieu de la guerre, de s’y établir, progressivement, on assiste à un déplacement. Désormais ce qui prime, c’est la disparition progressive de l’humain sur le théâtre des opérations militaires : on peut certes avoir toujours un contrôle sur la zone hostile, en tant qu’elle peut toujours être un foyer de menaces ou un lieu sur lequel il est possible d’exploiter des ressources, mais l’humain tends à ne plus l’occuper.

Le danger que représente un territoire en guerre, environnement hostile par excellence, est donc de moins en moins investi par les humains eux-mêmes que par ce que l’ingénieur J.W Clark nomme des “machines téléchiriques” [8]. Ces machines, véritables organismes mécaniques, sont censés devenir l’alter-ego de l’humain, tel un seconds corps, dans lequel l’humain transfère sa conscience. Ce qui leur manque, la chair vivante propre à l’humain, c’est précisément ce qui fait tout leur avantage nous fait remarquer Chamayou [9]. À savoir, la présence sur le territoire, de la conscience humaine seulement.

Topographie du téléchir. L’exemple du Bathyscaphe selon J. Clark (1964)

Dès lors, l’espace se divise en deux zones : une zone hostile et une zone sûre. C’est, poursuit Chamayou « l’image d’un pouvoir abrité qui intervient dans une extériorité risquée depuis un espace sanctuarisé ». [10] [11] L’espace se divise et fait frontière. Mais cette frontière a ceci de singulier qu’elle est asymétrique : elle permet à l’une des partie de tout voir, tout faire, sans être vu, sans être exposé. C’est, nous le verrons, le principe même de la vision qui s’en retrouve bouleversé : car la vision implique toujours en contrepartie la visibilité. Dans le cas présent, ce n’est plus le cas. Il y a asymétrie des parties : l’opérateur voit sans être vu. Le drone dissous les frontières physiques. Mieux, le drone assure à l’opérateur de ne jamais voir l’autre en train de le voir faire ce qu’il lui fait. Cette frontière asymétrique ainsi créée a pour but « à la fois de bloquer les intrusions extérieures et pouvoir s’entrouvrir pour laisser le champ libre aux pseudopodes mécaniques chargés d’intervenir dans l’environnement ». [12]

Il est possible qu’il soit plus facile de faire du mal à une personne lorsque celle-ci est incapable d’observer nos actions que quand elle peut voir ce que nous faisons.

S. Milgram, Obediance to Authority : An Experimental View, 1974.

Dans une plus large mesure, cette asymétrie a des conséquences directes sur la façon de faire la guerre, la façon dont l’humain, bien que non présent sur le lieu de la guerre, fait la guerre. Ainsi semble-t-on atteindre l’étape supérieure par rapport à celle de l’industrialisation des armes à feu identifiée par l’historien anglais Tony Asworth. À partir du moment où l’arme à feu apparut, l’héroïsme disparu, le mythe du combattant avec : la mort devenait invisible avec l’industrialisation des armes à feu tant celle-ci était donnée dans la plus grande partie des cas à distance. On ne sait pas qui on tue, ni qui nous tue. Maurice Genevoix, dans Ceux de 14, disait : « Je n’ai jamais su si j’avais tué ». Dans ces conditions l’expérience combattante est en effet profondément bouleversée : le temps du héros est révolu. C’est la thèse de la « brutalisation ». Cette dernière, définie par l’historien Georges Lachmann Mose dans les années 90 – et contestée encore aujourd’hui – désigne le changement de comportement, la différence du rapport à la mort et la banalisation de la violence qu’éprouve le soldat après avoir été confronté à la violence extrême des conflits et la mort permanente qui en découlait à l’issue des guerres mondiales du XX ème siècle. C’est comme si l’expérience de la violence extrême faisait à son tour disparaitre toute limitation de cette même violence. Mais avec les drones, la violence extrême des conflits semble ne plus être du tout, ne plus avoir lieu. Elle n’existe plus car l’humain est de moins en moins présent sur les théâtres d’opérations militaires, tout du moins pas avec son enveloppe charnelle et seulement pour une seule

des parties. Car bien loin « d’une guerre convertie en tournoi de machines – batailles sans soldats et conflits sans victimes », [13] ce qui se dessine semble plutôt être une guerre unilatérale : guerre tout de même, mais guerre unilatérale car on y meurt d’un côté seulement.

Il est fatiguant et dangereux de se tenir physiquement sur le terrain. Mieux vaut prendre un cliché et l’exploiter plus tard.

H. Farocki, Images du monde et inscription de la guerre, 7.10. [14]

De l’autre côté, du coté de la zone sûre, de l’espace sécurisé, l’humain n’est plus exposé à la guerre et ce dans toutes ses acceptions. Notamment dans celle, comme on l’a vu, de la violence qui en découle. Avec les drones, le rapport à la guerre change : on ne voit pas ce qui se passe une fois les missiles tirés, on ne voit pas les corps tués. Seulement la poussière des impacts apparait à l’image. Personne n’est témoin des atrocités. La guerre devient propre car menée à distance. [15] Il est aussi plus facile pour le tireur, depuis son espace sécurisé, de refouler l’assassinat dont il est l’auteur (même s’il existe dans les faits de nombreux cas post-traumatiques chez les tireurs de drones). Enfin, la dislocation entre son corps matériel et sa conscience transposée, entre son corps vital et son corps opératoire est telle que la différence entre la réalité et le virtuel semble dépassée : le monde dans lequel il fait évoluer son corps opératoire peut paraître en tout point fictionel. L’homme, semble-t-il, atteint un degré d’abstraction encore plus grand dans le fait de faire la guerre : elle devient impersonnelle. Le caractère impersonnel de l’opération n’est pas uniquement fonction de la technologie : ce qui importe est justement son incorporation au sein d’un processus – une procédure opérationnelle standard – et d’une chaîne de commande qui est à la fois techno-scientifique et quasi juridique. [16]

Exemple de fusil photographique, 1882, Naples.

W. Benjamin, on l’a vu, montrait l’abstraction de l’humain dans la réalisation d’oeuvres d’art à l’époque de la reproductibilité technique. Avec l’apparition de la photo, l’humain est moins actif : l’oeil qui regarde, la main qui déclenche, mais l’appareil qui produit. Avec le drone, l’humain regarde, l’humain voit sa cible et déclenche la frappe : son oeil devient l’arme. Outre l’abstraction humaine commune qu’il est possible de remarquer dans l’art et dans les façons de faire la guerre, l’écrivain Duncan White fait remarquer que les histoires de l’appareil à prises de vues et celle des armes à feu sont étroitement liées [17]. L’historien analyse le film Shoot de Chris Burden (1971), une performance durant laquelle Chris Burden se fait volontairement tirer dessus, et la compare au fusil photographique de Eadweard Muybridge, une technique photographique consistant à prendre une succession de photographies permettant de décomposer chronologiquement les phases d’un mouvement. L’historien cite à cet égard le théoricien des médias Friedrich Kittler : « L’histoire de la caméra de cinéma coïncide avec celle des armes automatiques. Le transport des images ne fait que répéter le transport des balles [...] il n’existe que deux procédures, tirer et filmer [...]. La caméra rend immortel ce que la mitrailleuse annihile » [18].

Les technologies de la vision militaire, indique Harun Farocki, produisent moins des représentations que des « images opératoires, des images qui ne représentent pas un objet mais qui font plutôt partie d’une opération ». La vision est ici visée : elle ne sert pas à représenter des objets mais à agir sur eux, à les cibler. La fonction de l’oeil est celle de l’arme. Le lien entre les deux, c’est l’image à l’écran, qui est moins elle-même une représentation figurative qu’une figuration opératoire. On peut cliquer, et quand on clique, on tue. Mais l’acte de tuer se réduit concrètement à cela : placer le pointeur ou la flèche sur de petites « images actionnables », de petites figurines qui ont pris la place en chair et en os de l’ennemi.

G. Chamayou, Théorie du drone, op.cit., p. 161.

Dans l’oeuvre de Farocki, laquelle est dirigée par la question motrice de savoir ce qu’est une image, il opère une distinction entre image opératoire et images opérante [19] : « Les images opératoires ne sont pas produites pour l’oeil mais répondent d’un protocole ou d’un contrôle, comme par exemple les images des caméras de surveillance. Elles localisent, relèvent du calcul. Les images opérantes au contraire « souviennent » (erinnern) [20]. Elles « déplacent et figurent dans la langue de la mémoire », écrit la philosophe Catherine Perret. Ce qui rend une image opérante ce n’est pas la technologie mais la rhétorique qu’elle utilise, la manière dont elle « désamorce les topiques qu’elle utilise ». »

Pour Harun Farocki, ce qui définit l’image numérique c’est sa calculabilité. Elle fonctionne comme une table d’information, moins un oeil « qu’un cerveau surchargé qui absorbe sans cesse des informations » [21], écrivait le philosophe Gilles Deleuze.

Ainsi, les technologies militaires de la vision relèvent d’images opératoires, des images non produite pour l’oeil mais qui relèvent d’une opération : celle de viser des cibles ennemies. Ces images là sont produites par et pour l’industrie militaire. On peut dès lors se demander : quelles sont les conséquences du fait que la machine ait un point de vue qui lui soit propre ? Un point de vue qui lui soit propre et que nul humain, de fait ne pourrait reproduire en temps normal. C’est le principe même du drone que d’avoir une vision sans regard : son point de vue ne peut exister autrement, c’est le point de vue machine. C’est ce que Farocki nomme plan fantôme subjectif, depuis le point de vue de personne, fabriqué par l’industrie militaire et l’industrie du jeu : ces plans fantômes sont notamment ceux des missiles sur lesquels est ajoutée une caméra – les dites caméras suicides.

Plans aériens dans le cinéma : entre récupération et rapport critique.

Comment les plans aériens sont-ils récupérés dans le cinéma ? Comment des images opérationnelles peuvent-elles êtres transcrites et adaptées dans le cadre d’images cinématographiques ? Dans le film Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, le réalisateur emprunte bel et bien la technologie et le point de vue militaire mais afin de mettre en scène l’armée elle-même. [22] Qu’est-ce donc qu’un plan aérien au cinéma quand il ne s’agit pas de mettre en scène l’armée, quand il s’agit de se réapproprier une technologie qui appartient pourtant au complexe militaro-industriel dont elle est tributaire ? Il s’agira de faire une distinction entre les films qui récupèrent, sans se poser de questions, ces méthodes filmiques des films qui réfléchissent sur leurs propres opérations.

The Shining, première scène - Stanley Kubrick.

La première scène du film de Kubrick commence par une scène aérienne. Ce genre d’introduction est devenue en quelques sortes la norme : nombreux sont les films commençant désormais par de longs plans aériens.

S. Kubrick, The Shinning, 1.08.

Ces points de vue sont intéressant narrativement parlant car ils permettent d’augmenter la fonction du rôle omniscient, celui de tout savoir et en l’occurence de tout voir. Pourtant, ces récupérations de plans aériens ne sont pas sans poser problèmes. Si, dans le cadre d’un usage militaire il y a asymétrie entre les acteurs, l’un pouvant tout voir sans être en retour vu, dans le cadre de son adaptation au cinéma l’asymétrie persiste.

En effet, le principe de voir a pour contrepartie, en temps normal, d’être visible. En droit je suis visible dès que je vois. Or, avec les plans aériens, le caractère réciproque composé d’une part de la vision (voir) et de la visibilité (être vu) existe de moins en moins. Ainsi, les plans aériens au cinéma partent d’un non lieu : ils permettent de voir à partir de nul part, dans un rapport ou le plan regard / vision n’est plus le même, ils sont ce que Farocki nommait des points de vues fantômes, des points de vues propres aux machines.

Les ailes du désir, Der Himmel über Berlin-Wim Wenders.

En 1987 sort Les ailes du désir de Wim Wenders. Il s’agit de l’histoire d’un ange qui, las de son existence, las d’être un ange, veut devenir humain. Il ressent l’envie d’avoir un corps, il veut faire l’expérience de vivre le monde.

Parfois je suis las de mon existence d’esprit. J’aimerai ne plus éternellement survoler. J’aimerai sentir en moi un poids qui abolisse l’illimité et m’attache à la terre.

Les anges sont présentés à l’écran tels des membres des renseignements généraux : ainsi échangent-t-ils couramment des informations sur ce qu’ils ont vu dans la journée (principalement des banalités, des faits ordinaires et sans grande importance). Historiquement, il y a bien un lien entre la théologie et l’espionnage. Cela renvoie à la fonction même d’un ange qui est celle d’observer les faits et gestes de la terre afin de les rapporter au ciel. La théologie a théorisé en quelques sortes l’espionnage, le culte des missions secrètes menés sur la terre. Le mode de présence des anges sur terre c’est précisément celle d’un mode de présence désincarné qui joue sur l’illusion et le simulacre.

Cela pose la question des conditions de possibilités d’un tel regard, d’un tel point de vue sur le monde ? Qui peut jouir d’un point de vue omniscient et total sur le monde si ce n’est dieu ou un ange ? Dans les Ailes du désirs, Wenders met en scène à la fois le rapport théologique et le point de vue militaire de renseignement : ils met donc en scène un rapport entre un point de vue qui peut tout voir et tout savoir (l’ange) et les gens qui ne peuvent pas voir qui les voit.

Or, un tel regard sur le monde ne peut exister car au moins en droit la possibilité de voir doit impliquer le fait d’être vu. Alors que l’avenir se dessine selon un monde désincarné (notamment par Internet), le film lui fait le chemin inverse : il montre la cruauté qui découle d’un rapport désincarné du monde. Car, quel type de rapport au monde on entretient lorsque l’on fait passer le rapport humain par le biais d’une technologie qui nous efface au monde, un rapport dans lequel on disparaît ?

Maurice Merleau-Ponty explore très bien ce problème. Pour voir, nous dit-il, il faut être visible et pour être visible il faut être palpable. Or, grâce aux drones, il y a désormais la possibilité de voir sans être vu et de toucher sans être touchable.

L’oeil de dieu embrasse de son regard surplombant la totalité du monde. Sa vision est plus qu’une vision : elle peut sonder, sous la peau des phénomènes, les reins et le coeur. Rien ne lui est opaque. Parce qu’elle est éternité, elle embrasse tout le temps, passé comme futur. Son savoir, enfin, n’est pas qu’un savoir. À l’omniscience correspond l’omnipotence. A bien des égards, le drone rêve de réaliser par la technologie, un petit équivalent de cette fiction de l’oeil de dieu.

G.Chamayou, Théorie du drone, op.cit., p.57.

P.S. : on trouve une grande partie des cours en version texte ou audio (de qualité variable) sur le site internet de l’école de philo. Pour soutenir via l’appel à dons, c’est par ici


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[1Il s’agit de l’année scolaire 2020-2021, troisième année de L’école de philosophie qui avait choisit pour thème général « La science ». Voir le site internet pour plus de détail www.écoledephilosophie.org

[2Est ontologique ce qui a un rapport avec l’être. Dans le cas présent, il faut donc comprendre que le simple fait que le cinéma existe est tributaire de ce complexe militaro-industriel.

[3Le modèle connaitra de nombreuses modifications et améliorations durant la guerre.

[4Sur ce point il est important de différencier les drones, dits UCAV (Uninhabited Combat Aerial Vehicle) ou UAV (Uninhabited Aerial Vehicle) des missiles de croisières : les premiers peuvent être réutilisables et sont porteurs de missiles, les seconds sont le missile et sont de fait détruits à l’issu de la mission.

[5Voir, Georges Didi-Huberman, L’oeil de l’histoire, Remontage du temps subi, Tome 2, Ed. de Minuit.

[6Harun Farocki, Images du monde et inscription de la guerre, 1988, 23.57 min

[7Harun Farocki, Images du monde et inscription de la guerre, 1988 : 33-35 min.

[8Néologisme : Telechir de Tele lointain et kheir, la main.

[9Grégoire Chamayou, Théorie du drone, Ed. La Fabrique, 2013, pp.35-36.

[10Ibid, op.cit, p.37.

[11Il faut préciser que dans l’idée de l’ingénieur, il s’agissait d’extraire l’humain d’opérations périlleuses d’une manière générale : des mines, des missions d’explorations....

[12Ibid, op.cit, p.37.

[13Ibid, op.cit, p.37.

[14Le réalisateur joue dialectiquement sur cette formule usée de nombreuses fois durant le documentaire.

[15Ainsi, le psychologue et ancien militaire Dave Grossman a élaboré une théorie de la répugnance à tuer selon laquelle plus la cible humaine est proche et plus il y aurait de résistance initiale à vaincre pour tuer. Voir « Tuer à distance » in Théorie du drone, Chamayou.

[16Outre le caractère fictionel qu’engendre les drones, le réseau sert aussi à distribuer la responsabilité : « La responsabilité pour le tir pouvait être disséminée sur toute la chaîne, à un grand nombre de personnes : le pilote, l’opérateur de capteurs, le commandant des forces terrestres. Cela voulait dire que personne ne pouvait être personnellement tenu pour responsable. » Martin et Sasser, Predator, p.212 cité par Derek Gregory, Géographie du drone : les quatre lieux d’une guerre sans frontières, Jef Klak, N°1, Marabout : https://www.jefklak.org/geographies-du-drone/#fnref-1821-21.

[17Analyses complémentaires tiré de l’article Hélène Soumaré, “Harun Farocki, Parallel I-IV au Mana de Nice”, Point Contemporain, 2018, lien https: https://pointcontemporain.com/direct-harun-farocki-parallel-i-iv-mamac-de-nice/

[18Friedrich Kittler, Gramophone, Film, Typrewriter, Stanford University Press, 1999, p.124 - cité par Duncan White “Les yeux d’un fantôme composite familier : situer le corps dans Shoot de Chris Burden”, Corps et Images, op. cit., p.44.

[19Je reprends ici mot pour mot les analyses tirées de l’article de Hélène Soumaré pour définir cette distinction.

[20Catherine Perret, “Politique de l’archive et rhétorique des images”, Revue Critique, n° 759-760, Paris, Minuit, 2010, p.698.

[21Gilles Deleuze, L’Image-temps. Conclusions, Paris, Minuit, 1985, p.347

[22Dans la scène de la Chevauchée des Walkyries, l’asymétrie de la guerre se ressent dans le point de vue cinématographique : il n’y a pas de contrechamps, c’est seulement le spectacle d’un camp et d’un champ qui domine.

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