« Il y a dans le monde des hommes qui n’ont jamais été à l’usine ni à la guerre »

D’À la ligne de Ponthus à L’établi de Linhart

paru dans lundimatin#420, le 19 mars 2024

En 2019, Joseph Ponthus faisait le récit dans À la ligne de son expérience en usine. Quarante ans plus tôt, Robert Linhart racontait dans L’établi son « établissement » chez Citroën en 1968-1969. D’un livre à l’autre, c’est aussi l’histoire de la classe ouvrière et de la manière de raconter le travail – le travail et la lutte – qui se donnent à voir.

Il y a trois ans mourait Joseph Ponthus, l’auteur d’À la ligne. Feuillets d’usine, récit poétique de son expérience en usine. Quarante ans plus tôt, Robert Linhart publiait L’établi. Il y racontait son « établissement » – stratégie de diverses organisations gauchistes afin que les intellectuels rejoignent le prolétariat en travaillant en usine (en « s’établissant ») – chez Citroën en 1968-1969. D’un livre à l’autre, c’est aussi l’histoire de la classe ouvrière et de la manière de raconter le travail – le travail et la lutte – qui se donnent à voir.

Alors que Linhart nous plonge d’emblée dans « l’action » du travail à la chaîne – « ‘Montre-lui, Mouloud’ » –, les premières phrases d’À la ligne, livre écrit sans ponctuation, au plus près du quotidien, comme sur des feuillets, font référence à la littérature ouvrière et à L’établi :

« Je n’y allais pas pour faire un reportage
Encore moins préparer la révolution
Non
L’usine c’est pour les sous
Un boulot alimentaire
Comme on dit. »

La révolution n’est plus à l’ordre du jour. Du moins, n’est-il plus question de la préparer. Robert Linhart, l’un des fondateurs du mouvement maoïste en France, aura mis dix ans à écrire et publier – en 1978 – L’établi. Le contexte d’écriture n’est donc pas celui de son établissement, au lendemain de Mai 68. Encore moins celui de Ponthus, quatre décennies plus tard. Linhart, lui, était venu rejoindre la classe ouvrière et accélérer – tout autant que préparer – la révolution. L’expérience de Ponthus dans une usine agroalimentaire puis dans un abattoir de Bretagne appartient à une autre époque – la nôtre –, et se veut plus modeste et pragmatique, délestée d’une charge par trop politique ou symbolique. Encore faut-il y regarder de plus près. Et noter les divergences ainsi que les correspondances avec L’établi.

Travailler

L’entrée à l’usine est déroutante. Aussi bien pour Linhart que pour Ponthus. Elle les désoriente, eux qui sont chargés d’images et de citations, s’imaginaient autre chose, autrement. C’est la surprise. Une découverte dure, sévère, monstrueuse même, sans être pour autant dépourvue d’un certain charme, au sens d’envoûtement. Tous les deux décrivent de manière quasi phénoménologique le processus de la chaîne, le décompte et les calculs des heures et des produits, attentifs aux « micro-événements », aux rituels (café, clope), aux « minuscules tactiques de poste » qui ménagent aux travailleurs et travailleuses une (faible) marge de manœuvre. Et cela afin d’approcher « le travail dans sa plus banale nudité ». Dans son empire et son emprise aussi : « tout le reste de la vie se trouve brutalement comprimé, rabougri, morcelé ».

C’est que le travail engloutit tout : au sein de l’usine, par le rythme et l’intensité de la chaîne ; en-dehors, par l’usure du corps et la fatigue, jusqu’à l’ennui et la mélancolie des week-end. Ce que Ponthus nomme « dimanchite » :

« Ce putain de blues du dimanche soir avant la
reprise du turbin ».

Même le maoïste Linhart n’échappe pas à cet engourdissement, au point de douter : « je m’étais rêvé agitateur ardent, me voici ouvrier passif ».

Si les mécanismes du travail, de la fatigue, de l’engourdissement et du harassement sont contés de façon similaire, le cadre dans lequel ils s’inscrivent diffèrent profondément. La massification domine dans l’expérience de Linhart : il s’agit d’une industrie automobile nationale, implantée à Paris, employant des milliers de travailleurs et travailleuses. Certes, Linhart a tôt fait de donner à voir, dans cette masse, les statuts, positions, classements différenciés - principalement organisés sur une base raciste et calquée en fonction des nationalités et cultures des travailleurs au sein de Citroën. Mais, l’organisation du temps de travail est homogène – cinq jours par semaine, selon des horaires fixes – et le 30 juillet, l’usine ferme pour un mois.

Rien de tel dans À la ligne. Au contraire même, Ponthus est emblématique d’une dé-massification : il travaille comme ouvrier intérimaire dans des usines bretonnes – en périphérie donc – où les deux-tiers des travailleurs sont des intérimaires. Ses contrats vont de deux jours à une semaine [1] et ses horaires ne cessent de changer. D’ailleurs, son écriture est le marqueur de cette dé-massification.

Lutter

Autre distinction évidente a priori entre les deux livres, le positionnement des auteurs. Linhart est un militant maoïste qui, dans les années 1968, une période de politisation et de mobilisation intenses, entre à l’usine pour faire un travail d’agitation. Le point d’orgue de L’établi est d’ailleurs la grève à laquelle il participe : un mois, au cours duquel « tout prenait un sens », et qui « fut, tout compte fait, un mois de bonheur ». Et le livre de se terminer par l’affirmation de la classe ouvrière.

L’établi ne se réduit cependant pas à un document à charge, à un témoignage ponctuel – aussi incisif et précieux soit-il – de l’insubordination ouvrière. L’attention à la banalité et à la nudité du travail, ainsi qu’aux résistances multiples et implicites qu’il suscite offre un regard original. De plus, le récit de Linhart est aussi celui d’une reconfiguration, presque d’un désenchantement heureux. L’image héroïque de la révolution au prisme de la Chine maoïste triomphante ne résiste pas à la réalité de l’usine Citroën. Le renversement du monde est toujours à l’ordre du jour, mais il emprunte une voie plus incarnée, plus située, prise dans le « vertigineux tourbillon de nations, de cultures » et les « infimes manifestations de résistance ».

Ponthus, de son côté, n’est pas un militant, ne prépare pas la révolution et va à l’usine pour les sous. « Boulot alimentaire / comme on dit ». Le « comme on dit » doit néanmoins nous servir d’avertissement. Les choses ne sont peut-être pas aussi simples. À regarder de plus près, force est, en effet, de prendre acte de la politisation de l’auteur d’À la ligne. Il travaille tandis que les salariés de l’usine font grève, y voyant (avec raison) une stratégie – engager des intérimaires – de l’entreprise. D’où sa frustration, ses démêlés avec ses propres contradictions. Il connaît par ailleurs ses classiques, cite Marx. Surtout, il fait écho à des luttes contemporaines : « les manifestations sauvages contre le CEP » auxquelles il a participé, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes où sont les copains qu’il aurait aimé rejoindre. Enfin, il témoigne d’une reconnaissance, d’un attachement à un « nous » de travailleurs et travailleuses [2], quand bien même celui-ci serait davantage irrégulier et composite que la classe ouvrière de Linhart.

Finalement, à quarante ans de distance, on remarquera avec ironie que, par-delà les bouleversements de l’organisation du travail, outre les chefs, l’hostilité première des camarades de Linhart et de Ponthus cible une même catégorie sociale : « ce gens des ‘méthodes’ ou du ‘commercial’ », « les commerciaux ».

Écrire

Alors que le titre du livre de Linhart objective une expérience individuelle – il ne s’agit ni des établis ni de l’établissement – en interrogeant les caractéristiques et la valeur (communes) de cette figure singulière et de cette expérience, celui de Ponthus met immédiatement en scène l’écriture et la correspondance entre cette manière d’écrire, sous forme de vers libres, et le travail à la chaîne : « J’écris comme je pense sur ma ligne de production ».

Les deux ont tenté de raconter l’usine, la chaîne, l’organisation du travail qu’ils découvraient et auxquelles ils étaient confrontées. Il en résulte une écriture distincte du fait même de cette correspondance à des processus de production qui ont été brutalement modifié au fil de ces dernières années. Le temps, le sens du travail ont changé. Les mots même, comme Ponthus s’en amuse :

« on ne dit plus ‘ouvrier’ mais
‘opérateur de production’ ».

Serait-ce l’écriture, le « besoin d’écrire » qui distingue alors L’établi d’À la ligne ? Le travail sur l’écrit serait à la fois le marqueur et la conséquence du congé donné au militantisme ? À trop insister sur l’absence de lamentation, de revendication dans le récit de Ponthus, on passe cependant à côté de l’essentiel ; à savoir que l’écriture est politique. Si l’auteur des Feuillets d’usine ne se plaint pas, ce n’est pas pour gommer la dureté des tâches, la violence exercée sur le corps ni pour cacher, encore moins naturaliser, l’exploitation, mais bien pour mettre en évidence la force et la non-complaisance dont lui-même et « [s]es camarades / [s]es héros » font preuve au quotidien. Par ailleurs, on se tromperait à opposer le soin de l’écriture de Ponthus au militantisme (prétendument) indifférent à la chose écrite de Linhart. Ce serait ignorer un objectif commun à leurs récits : « tâcher de raconter ce qui ne le mérite pas ».

À la ligne évoque le quotidien, l’angoisse de l’auteur, intègre une lettre de celui-ci à sa mère, une autre à son « épouse amour ». Soit un recodage subjectif du travail comme de l’écriture. L’établi est tout entier focalisé sur l’usine, prise qui plus est sous le double angle de l’exploitation et de la résistance. Mais, attentif à la dynamique de la chaîne, au plus près de la mécanique routinière, Linhart n’en perçoit pas moins les lignes de fuite : le vestiaire qui fonctionne comme un sas, les solidarités nationales ou communautaires, la rencontre d’Ali et le « décompte mélancolique des heures » du dimanche avant la reprise du travail. Autant de micro-événements où « l’héroïsation » du récit est mise en suspens et où se perçoit comme un vertige qui transparaît dans les dernières pages :

« Mercredi 30 juillet 1969. Fin de l’après-midi. Plus que quelques minutes de travail et on arrête pour un mois.
On me convoque au bureau central.
(…)
Je suis licencié avec préavis (qu’on me ‘dispense d’effectuer’) »
(…)
Maintenant, le silence. Les derniers ouvriers s’éloignent, tournant au coin du boulevard.
Plus personne.
Je la regarde, l’usine.
Vue de la rue, elle a l’air inoffensive, avec ses bâtiments gris de taille moyenne, fondus dans le paysage.

Des filles passent en robes légères. Le soleil tape dur.
Les couleurs, les vacances.

J’allume une cigarette ».

Ainsi, affleure ici ou là une écriture plus personnelle. Par exemple, lorsque l’auteur évoque l’été 68 (au cours duquel Linhart passa quelque temps en hôpital psychiatrique) :

« Me voici donc à l’usine. ‘Établi’. L’embauche a été plus facile que je ne l’avais pensé. (…) Ma piètre mine ne devait pas détonner dans l’allure générale du lot des nouveaux embauchés. Elle n’était pas de composition : le laminage des convulsions de l’après-mai 68 – un été de déchirements et de querelles – était encore inscrit sur mes traits, comme d’autres, parmi mes compagnons, portaient la marque visible de la dureté de leurs conditions de vie » [3].

Ou alors, significativement, dans la fièvre ou le rêve, quand Linhart plonge dans une « fantasmagorie de soleil et de mer », rêvant du déferlement des bidonvilles sur Neuilly, d’« une grande liesse de prolétaires sur les Champs-Élysées », adoptant un ton rimbaldien pour évoquer la révolution qui vient : « Nous inventerons des langues nouvelles ».

Point à la ligne

Joseph Ponthus est mort du cancer le 24 février 2021 à l’âge de 42 ans. Robert Linhart, en 1981, trois ans après avoir écrit L’établi, s’est radicalement tu [4]. Cette mort et ce silence, au-delà des aléas tragiques propres à ces deux auteurs, sont aussi ceux du travail et du militantisme. Du moins sous la forme qu’ils avaient pris durant les Trente glorieuses. Mais, une mort et un silence recodés dans l’écriture, dans la reprise, à une autre échelle et selon d’autres modalités, plus sobres et souterraines, plus accidentées et éclatées aussi, de la lutte. Pour l’honneur, pour la dignité. Pour montrer que le travail n’a pas (encore) réussi à nous briser. « Ce à quoi se ramène toute résistance » écrivait Linhart. Pour « le temps de chanter » faisait écho Ponthus :

« L’autre jour à la pause j’entends une ouvrière
dire à un de ses collègues
‘Tu te rends compte aujourd’hui c’est tellement speed que j’ai même pas le temps de chanter’
Je crois que c’est une des phrases les plus belles
les plus vraies et les plus dures qui aient jamais
été dites sur la condition ouvrière ».

L’écriture de L’établi et d’À la ligne recouvrent l’espace et le temps de cette résistance et de ce chant, arc-boutée sur cet entêtement décalé et naïf, présent partout, y compris dans un abattoir de Lorient, qu’un jour disparaîtra le travail – « Mais quand putain / Mais quand » – et qu’il n’y a pas, qu’il n’y aura jamais de point final.

Frédéric Thomas

[1« ‘Fini pour toi
À la prochaine’
A dit le chef en fin de journée
Sans autre forme de procès ».

[2Le livre n’est-il pas aussi dédié « Aux prolétaires de tous les pays » ?

[3« Le 10 mai 1968, alors que Mai 68 bat son plein, il entre en ‘cure de sommeil’, victime de problèmes psychiques », https://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Linhart.

[4« En février 1981, il fait une tentative de suicide en avalant une forte dose de médicaments. Sauvé par les pompiers, il entre dans une phase de mutisme familial et politique presque complet », https://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Linhart. Lire à ce sujet l’ouvrage de sa fille, Virgine Linhart : « mon père a dû bifurquer pour ne pas partager sa vie entre devant de la scène et salle de garde psychiatrique », Le jour où mon père s’est tu (Paris, Seuil, 2008).

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