Happy Yekaterina Bridge, you filthy ingrates !

Meilleurs voeux de la part de notre équipe cinéma

paru dans lundimatin#89, le 16 janvier 2017

Nous parlions la semaine dernière du film Snowpiercer, cher à notre coeur. 2017 oblige, nous faisons retour sur une scène hilarante où un massacre impitoyable est interrompu par l’annonce de la nouvelle année.

L’année deux-mille-seize a rendu l’âme, c’est que le cours du calendrier se maintient. Intéressante linéarité du temps-décompte où passent une à une les années comme si elles s’écoulaient sans rire vers un quelconque terminus. Mais le tube homogène et vide de la machine à faire circuler les heures est périmé. Il en est fini des grands siècles et de la malheureuse chronique.
Le film de Bong Joon-Ho l’a bien rendu : le temps n’est plus qu’une indéfinie circulation circulaire du train-monde sur le sol d’une terre-espace. Les dates sans saisons ne marquent plus que stations, étapes, échangeurs et passages. Le nouvel an est la traversée même du pont Yekaterina, le pont unique sur lequel repose la continuation imperturbée du mouvement. Amusante conformation où tout circule et rien ne bouge.

Cher.e.s ami.e.s, nous voilà entrés, nous autres êtres historiques, depuis la fin des années quatre-vingt, dans une époque de socles et de sols, de territoires et d’espaces où le temps, la patience, l’intention et le but, les millénaires et les secondes ont eu leur compte. Le nouvel a priori n’est plus historique. Il est géographique. Et voilà que sont nées en vrac la géopolitique nazie, la géographie culturelle et humaine, la psychogéographie situationniste, la géophilosophie deleuzienne, la géosocioscience, la géoéthique, les écosystèmes, la mondialisation, l’histoire de la Méditerranée et les nouvelles topologies. En 1976, Foucault, dont le discours est plein de métaphores géographiques, répondait à un géographe : « La géographie doit bien être au coeur de ce dont je m’occupe. » Forcément quand le Train-Monde réalise l’éternité manifeste de l’ancien Ciel.
Voilà pourquoi vous diagnostiquez partout du « nihilisme » et du « terrorisme ». Le nihiliste et le terroriste sont les boucs émissaires du nouvel a priori. Ce sont les deux enfants du territoire. Est « nihiliste » ou « terroriste » tout ce qui n’a guère de sol sur lequel s’élancer. Tous deux sont la vérité de l’époque : ce qui n’a pas de territoire, ne peut jamais qu’avoir lieu. « Avoir lieu » ou bien comme ce qui végète, ou bien encore comme ce qui tue.

Deux-mille-dix-sept et l’on en est toujours à avoir lieu.

Si la Technique a su s’émanciper des vieux trucs du Moyen-âge (arbre à came, moulins à vent, à eau, à bras), si la science est résolument moderne, la vision archaïque du monde ennemi, elle, n’a pas changée. L’art médiéval du sacrement, qui articulait l’unité absolue de l’Église à la diversité des corps et des vies, n’est rien d’autre aujourd’hui que l’art technologique d’arraisonnement du divers vers l’unité absolue du capital cybernétique. Si le temps disparaît, ami.e.s, c’est que le Dieu leibnizien et le Concept d’Hegel ont enfin trouvé la voie qui mène entre le ciel et la terre : voici le principe de raison suffisante et le principe de non-contradiction, la négation du négatif et la rationalité au moteur même de l’agencement des choses.
Deux-mille-dix-sept : l’art d’articuler dans la production le moins de matière possible pour le maximum d’effet n’est plus seulement la définition du choix divin du meilleur des mondes, c’est le sens commun de la moindre start up. L’harmonie préétablie siège au côté droit du capital régnant.
Deux-mille-dix-sept : l’effectuation hégélienne du rationnel dans le réel jusqu’à l’intégration de tous à la substance éthique de la Monarchie constitutionnelle prussienne n’est plus un voeu mais une promesse de cybernéticien googleisé.
Deux-mille-dix-sept et on voudrait faire du « rien de nouveau sous le soleil » non la sagesse de l’Ecclésiaste mais la vérité ecclésiale d’un abrutissement sans histoire.

Le prophète imbécile passait par là : « Joyeux deux-mille-dix-sept bande d’ingrats ! Vous qui négligez ma grande et aimable Vision ! Imaginez, peuple pesteux, demain, un laboratoire de biotechnologie connectée à une imprimante 3D, attachée à une chaîne automatique de production, gouvernée par l’intelligence stimulante de sa majesté la Singularité absolue, le tout sur un sol ravagé de terreur et d’ennui, traversé par les guerres des fiefs libertariens ! Imaginez, bande de riens, des populations soumises, des résistances anéanties, des masses de corps peuplés de rêves et amarrés au monde irrémédiable ! Ô mes frères transhumanistes, singularistes, libertariens ! Ô vous, par qui le capitalisme et la cybernétique ont enfin un sens, Ô tendre et ténébreuse vision ! Je fais appel à votre effort : que le règne et la gloire se confonde à jamais et par delà les temps ! »

Cher.e.s ami.e.s, si l’ordre néo-libéral est libertarien, si son essence est l’anarchie des dominations brutales, si son effet est la terreur et la désolation, cela n’est que le sol primal, le terrain, la terre battue, l’état de nature du capital : la guerre de tous contre tous.
À partir de l’état de nature du capital surgit l’art cybernétique de l’équilibre comme technique générale de régulation des flux. L’art cybernétique est aveugle, il favorise aveuglément la reproduction harmonieuse de l’état de nature.
C’est pourquoi il lui aura fallu une Idée, une vision du monde, afin d’en guider l’épreuve : le transhumanisme, ou l’idée d’une configuration technique de l’homme et du monde de l’homme. Mais ce ne fut pas suffisant, il fallait encore un messianisme pour compléter la vision : le singularisme, ou la croyance en l’avénement imminent d’une intelligence artificielle capable de gouverner intelligemment le monde.
Le libertarien, le cybernéticien, le transhumaniste et le singulariste reproduisirent ainsi l’ancien monde médiéval : le marchand, le guerrier, le prêtre et leur Dieu. Nous ne retournons pas au Moyen-âge, nous l’inventons enfin.

Happy Yekaterina Bridge, you filthy ingrates ! l’histoire de la fin du temps, n’est qu’une triste théodicée.

Happy Yekaterina Bridge, you filthy ingrates ! Nous voilà donc sur le Pont Yekaterina. Voilà 2017. Yekaterina ? N’est-ce pas le mot russe pour Catherine ? Catherine II de Russie, impératrice éclairée de la Russie du XVIII°s. Elle qui écrivait sans rire : « Les lois fondamentales d’un Etat supposent nécessairement des canaux moyens, c’est-à-dire des tribunaux, par où découle la puissance du souverain » (Instruction, art. 20). Et Diderot commentant dans ses observations sur le Nakaz : « Je n’aime pas cette façon de voir ; elle a une odeur de despotisme qui me déplaît. »

Y aurait-il une bonne âme prête à faire sauter le pont ?

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