Dans ses Messages à la mer, Adorno soulignait la dialectique négative du concept de Génocide qui, à être codifié et établi dans la Déclaration Internationale des Droits de l’Homme, rendait l’indicible atrocité « commensurable » ou mesurable. Il écrivait que par son « exhaussement au rang de concept, sa possibilité est virtuellement reconnue : une institution à interdire, rejeter, discuter. » Et il ajoutait, prophétisant notre actualité : « Un jour des discussions auront peut-être lieu dans le forum des Nations Unies sur la question de savoir si telle atrocité tombe ou non sous la catégorie de génocide, si les nations ont ou non un droit d’intervention qu’elles ne veulent de toute façon pas exercer, et si au regard de la difficulté inédite à l’appliquer en pratique tout le concept de génocide ne devrait pas être retiré des statuts. Peu de temps après, les journaux titraient en première page : le programme génocidaire du Turkestan oriental est presque achevé. » [1]
La Cour internationale de Justice (CIJ), organe judiciaire principal des Nations Unies, a tenu, le 11 et le 12 janvier 2024, les audiences publiques concernant la demande d’indication de mesures conservatoires présentée par l’Afrique du Sud dans l’affaire Afrique du Sud contre Israël. La question de la dimension génocidaire des représailles israéliennes sur Gaza était au cœur des débats, qui seront jugés sur le fond ultérieurement. Pour l’instant, la CIJ doit se prononcer sur la question des mesures conservatoires, et in fine sur celle du risque génocidaire.
Parmi les différentes plaidoiries, on retiendra ici en particulier celles concernant l’intention génocidaire des responsables israéliens – l’accusation de Tembeka Ngcukaitobi (pour l’Afrique du Sud) et la défense de Malcolm Shaw (pour Israël).
Si les juges peuvent être sensibles aux arguments de l’un ou de l’autre, ils ne devraient pas oublier que l’intentionnalité se juge surtout au regard de la matérialité de l’acte.
Dit simplement, nonobstant l’expression de l’intention (laquelle peut être retenue comme un élément accablant), un homicide sera bien souvent considéré comme intentionnel, c’est-à-dire comme un meurtre, dès lors que l’actant utilise une arme, un couteau par exemple, contre un organe vital, le cœur par exemple. La relation entre la nature de l’arme et la destination du coup indique la dimension intentionnelle du crime.
La plaidoirie de Tembeka Ngcukaitobi nous montre en effet les éléments accablants – les expressions publiques de l’intention génocidaire de la part des responsables israéliens – faits qu’a tenté de défendre ou d’atténuer (expression de la colère) Malcolm Shaw.
Il reste que l’intentionnalité se démontre surtout en faisant le lien entre les armes utilisées par Israël et leurs destinations : des bombardements massifs, délibérés puisque massifs, systématiques, réfléchis et sur le temps long (plus de 3 mois à présent), touchant majoritairement les femmes et les enfants. Plus de 70% des victimes sont des femmes et enfants (plus de 40% des victimes sont des enfants), soit le cœur de la société palestinienne de Gaza.
On peut mettre en perspective ces statistiques avec celles concernant les attaques du Hamas et autres groupes armés lors du 7 octobre : 2,75% des victimes sont des enfants [2] ; et près de 25% sont des femmes. Plus de 72% des victimes sont des hommes adultes.
Lors du massacre de Srebrenica (1995), qualifié de génocide par le Tribunal Pénal International de l’ex-Yougoslavie et par la Cour International de Justice, plus de 8 000 hommes et adolescents bosniaques ont été tués par l’armée de la république serbe de Bosnie. Au 24 novembre 2023, L’UNICEF recensait déjà davantage de morts pour les seuls enfants et femmes de Gaza, sans compter les nombreux disparus, et les morts en Cisjordanie [3].
La dimension génocidaire se constate ici aisément en faisant le lien entre les armes utilisées et le nombre et les catégories de victimes visées. Les proclamations publiques des responsables israéliens enfoncent le clou.
Ce qui se joue à la Cour Internationale de Justice dans l’affaire Afrique du Sud contre Israël c’est, au-delà de la question du génocide, celles de la cohérence de cette institution, de son indépendance et de sa capacité à proclamer l’ordre du droit international. Autrement, ce sera encore davantage la loi du plus fort.
Yazid Ben Hounet, anthropologue
12 janvier 2024
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