Feuilleton de famille

Fabien Drouet

paru dans lundimatin#275, le 15 février 2021

Cette semaine Fabien Drouet révèle le mystère du père Noël et des tontons gênants.

Épisode 1

Mon oncle Robert a beau être raciste et super con, il a toujours été le meilleur père-noël de la famille. Quand il fait « oh, oh, oh », mes neveux et mes nièces se ruent sur lui, et même ceux qui n’y croient plus sont tout à coup pris d’un doute. Il a la barbe blanche, le nez et les pommettes rouges, il a la voix grasse et le ventre bonhomme, il a plein de thunes et offre à chaque enfant un tas de trucs qui se branchent et font beaucoup de bruit, des armes quasi-fonctionnelles pour les garçons et des poupées quasi-sexuées pour les filles.

Moi, avec mes livres d’occasion emballés dans du papier brouillon sur lequel j’ai dessiné des petits bonhommes verts, jaunes et/ou violets, j’ai, aux yeux de mes oncles, clairement l’air d’un clochard, cela même si je suis propre et pas si mal coiffé, et j’ai l’air d’un « gros gay » même quand j’avais encore la main gauche sur la cuisse de ma petite amie, Zoé, parce qu’à la maison c’est elle qui bricolait et qui picolait, peut-être aussi parce que j’ai les doigts fins et que je préfère ouvertement Joe Dassin à Johnny Halliday.

Lorsque, pour le noël de l’année dernière, je remplaçai sur le pouce mon oncle malade dans le rôle du père-noël, dès mon arrivée, mes neveux et mes nièces se mirent tous à pleurer, de colère, à se rouler par terre en hurlant qu’il était impossible que le père-noël ait des bras aussi peu poilus, la voix aussi peu paternelle, des chaussettes dépareillés et la démarche aussi mal assurée.

J’eus beau me concentrer, et tâcher de lancer mes plus beaux « Oh, oh, oh, je suis le père-noël... », c’en était fini, ils n’y croiraient plus.

L’histoire familiale – écrite par les oncles les plus bavards et sûrs d’eux – retiendrait donc que le neveu chanteur et grand amateur de l’Eté indien, était décidément un « gros loser », féministe à défaut d’être un homme, gauchiste à défaut de savoir entreprendre, et présent à défaut d’avoir été invité ailleurs.

Mes neveux et mes nièces, quant à eux, se rappelleraient toute leur vie que c’est leur tonton un peu tapette Ghislain qui, en 2019, les avaient pour la dernière fois trahis, pour des cons, et cela – qui plus est, minablement.

Épisode 2

Cette année, le vrai père-noël (mon oncle) n’est pas malade, et même s’il a perdu quinze kilos depuis son infarctus de l’année dernière, il y a fort à parier que les enfants de la famille y croient de nouveau ou que face à la menace physique que profère tacitement le corps démesurément viril de mon oncle, ils n’osent pas ne plus y croire. (Je ne pense pas être mauvais perdant en disant cela.)

Moi-même, d’ailleurs, sachant très bien qu’il supporterait mal cette humiliation et qu’il a toujours près de lui (dans le vide-poche de son Audi) un poing américain, s’il venait à questionner mes croyances, je lui répondrais qu’au quotidien, je suis pétri de doutes mais que si sa question concerne plus particulièrement le père-noël, chaque année (sauf l’année dernière), entre 23h10 et 23h25, j’y crois dur comme fer, puis j’ajouterais que même si je n’y crois pas pour de vrai, son imitation vocale, son jeu de corps et son costume sont tellement bons – et justes – qu’en leur présence je suis instantanément embarqué dans une histoire parallèle et hors du temps, dans un monde imaginaire où il n’est plus question de croyances mais de ressentis de croyances.

Alors, après avoir vaguement souri, mon oncle froncerait les sourcils et m’assénerait que comme toujours je complique tout et qu’il reconnaît bien là mon côté bobo islamogauchiste (ce à quoi, pour ne pas mettre d’huile sur le feu, je ne lui répondrais pas que je n’ai pas trois kopecks et que je passe le plus clair de mon temps dans ma chambre), puis m’éviterait soigneusement tout le reste de la soirée, de peur que je lui prenne la tête.

Puis il me placerait, comme chaque année, en punition mais à mon grand soulagement, à la table des enfants.

Épisode 3

A la table des enfants, il y a les enfants (ils sont six, entre 3 et 7 ans), mon petit cousin Théo (17 ans) et moi.

Décortiquer les crevettes des petits, leur servir des verres d’eau, leur tendre des essuie-tout pour tenter de conserver un brin d’appétit, les empêcher à temps de trop bien mimer le monde des adultes en se plantant des fourchettes dans l’épaule, des couteaux (à bouts ronds mais tout de même) dans les yeux, qui des os de dinde en plein cœur (« comme dans Scoobidou, tonton, trop drôle ! »), composent la note à régler pour ne pas manger entre deux oncles.

Et quand (tandis que j décapite une énième crevette) j’entends jaillir de la table des adultes « ils ont qu’à bosser », « encore un bicot », « grand remplacement », « c’est des gros pédés », « les Français d’abord », « moi je l’aime bien, Zemmour » je me dis que le prix à payer, somme toute, est raisonnable.

Plus jeune, il m’est arrivé de participer à ces conversations, mais étant l’unique individu à me situer moins à droite que ma tante Solène historiquement mariée au Gaullisme le plus conservateur, mes propos ont toujours fait l’effet de preuves irréfutables quant à la dislocation de l’autorité de l’État, d’illustrations parfaites du manque de valeurs et de repères chez les nouvelles générations.

—  Et toi, dans la vie tu fais quoi déjà ?
— De la musique et des ménages
— Hahahahaha, elle est où ta voiture ? 

« Et puis je suis pas raciste, mes ouvriers sont turcs ».

Les enfants, eux, ne font pas de politique. Ou alors ils en font, mais à une échelle qui me plaît. Politique de terrain comme on dit. Il reste trois crevettes et nous sommes six à en vouloir. Matteo, 7 ans, chope les trois crustacés et les lèche un par un : « maintenant ces crevettes, elles sont à moi. ».

Épisode 4

A table, je discute aussi avec mon petit cousin Théo, 17 ans. Ses vues sur ses relations au lycée, sur son quotidien et son avenir sont empruntes d’une maturité qui m’épate. Tout est relatif, certes, et j’ai peut-être trop tendance à prendre mon manque d’ambition professionnelle, ma perpétuelle désorientation, mon besoin constant de nouveauté et mes multiples abandons de poste en point de comparaison.

Peut-être que Théo, simplement, a, et fait son âge.

Je songe à cela, me questionne, et tandis que Théo se confie sur son désir de devenir notaire et m’expose le chemin qu’il lui faudra parcourir afin d’y accéder, les enfants poursuivent le tournoi de Free fight de têtes de crevettes que j’ai initié tout à l’heure entre deux plats.

La voix de Théo est calme, paisible, et il me parle maintenant de sa passion pour le Darknet et des possibilités qu’offre son accès : meurtres en direct, zoo-, scato-, pédophilie, trafics de drogues, d’organes, etc.

C’est intéressant. D’autant plus intéressant qu’il m’en parle avec dans le regard cette flamme qui vacille et rend tout propos irrésistible.

Malheureusement, au moment où il commence à évoquer le prix moyen d’un cadavre tiède zambien, d’un foie pakistanais et d’un rein frais chinois, Stéphane (son parrain, un cousin) vient lui mettre la main sur l’épaule :

— Alors Théo, ce couteau que je t’ai offert, bien ?
— Oui.
— Tu fais bien comme je t’ai dit, toujours sous l’oreiller ?
— Oui.
— Et tu sais, c’est bientôt...
— Oui, je sais.
— Tu t’entraînes déjà un peu à tirer ?
— Oui.
— Le jour de tes 18 ans, tu viens à la maison avec ta copine, on laisse les femmes nous préparer un bon petit truc, je te file ce que je t’ai promis et on va tirer du pigeon au fond du jardin OK ?
— Carrément... merci.
— Me remercie pas, je suis ton parrain, c’est normal. »

Gêné, je détourne le regard, sûrement aussi parce que je suis peureux.

Côté sport, c’est la finale. Et c’est beau. La tête de crevette de Lola est en passe de remporter son premier titre de champion.

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