Feu à volonté - Frédéric Neyrat

Nécro-police, nationalisme réactif, écofascisme

paru dans lundimatin#206, le 9 septembre 2019

Feu la démocratie. - Suppression de la démocratie, feux ravageant les forêts et les villes : ces deux phénomènes se propagent à l’échelle mondiale, simultanément, et s’alimentent l’un l’autre. Plus les territoires brûlent, plus brûle la mince couche d’institution démocratique qui recouvrait la vie sociale ; plus les démocraties se résorbent dans les figures autoritaires, plus les quantités de CO2 sont relâchées dans l’atmosphère. Analysons cet emballement, à défaut de savoir comment l’interrompre.

L’État et la survie de la force. - Rien de surprenant à ce que la résorption des institutions démocratiques se traduise par une réduction des pouvoirs législatifs et judiciaires, une attaque contre les médias, et une montée en puissance de la police. Que cet assèchement soit manifeste, sans accompagnement idéologique ou tentative tenace de dissimulation - simplement assorti de mensonges n’ayant pas l’intention de convaincre, mais de défigurer la vérité – est plus troublant. Car si l’institution de la démocratie a toujours été doublée par sa restriction souveraine (capacité de statuer en un éclair sur l’exception avant de l’inclure lentement dans la norme, ouverture à la pluralité des voix sur fond de l’exclusion de ce qui objecte à la neutralisation induite par l’expression de cette pluralité), la manière dont cette restriction se développe aujourd’hui à ciel ouvert doit retenir toute notre attention : le déploiement de la force n’est pas l’effet d’une représentation du pouvoir, qu’elle soit impériale, royale, ou présidentielle, il n’est pas d’abord rattaché à un discours de fondation, religieux ou métapolitique. Ce qui de la force se déploie a pour enjeu la survie de la force.

Nationalisme, localisme, et immunologie. – Que l’État ait en vue la survie de la force sous-tend la formation des nationalismes contemporains. Ces nationalismes sont majoritairement réactifs, et non actifs : ils n’affirment pas une identité conquérante, ils sont plus des réactions à la globalisation [1] - autrement dit des tentatives de relocalisation face aux effets délétères de la déterritorialisation capitaliste et technologique - que l’expression d’un sentiment d’appartenance qui s’opposerait à d’autres nations en vue d’une domination. Il ne s’agit pas de nier que ces nationalismes réactifs utilisent les ressorts de l’identité, les passions identitaires qui toujours travaillent les sujets individuels et collectifs lorsqu’ils sont incapables de nommer leur désir, mais de comprendre la nouvelle fonction des nationalismes : une fonction immunitaire, qui recycle le discours écologiste pour assurer non pas le maintien de l’identité, mais la maintenance des conditions de possibilité matérielles de cette identité [2]. Il est à parier que la question de ces conditions prendra très vite le pas sur les discours relatifs aux identités qui aujourd’hui encore infectent l’espace public ; les racismes à venir seront des éco-racismes alimentés par l’augmentation exponentielle des exilés écologiques.

Nécro-police. - Quand les institutions démocratiques se résorbent, la police échange son pouvoir de maintien de l’ordre contre la souveraine capacité à fonder l’ordre à même la société – une capacité dont l’État n’est plus capable. Au lieu de contenir le social, la police y intervient en force. Elle n’est pas seulement déléguée pour servir le contrôle social de l’État, elle fonde désormais l’État dans le tissu social. Intimidation, harcèlement, arrestation, criminalisation, racisme, et meurtres d’activistes que le rapport 2019 de Global Witness recense [3] : la police exerce à l’échelle mondiale sa nouvelle mission politique. « Faire vivre et laisser mourir », disait Foucault pour définir la biopolitique ; faire peur et laisser se noyer, entendit-on récemment près de Nantes.

Plutôt que de biopolitique, qui pour Foucault définissait une manière de régler le paramétrage des populations en termes de natalité, de santé, d’hygiène, et de race, il faudrait parler de nécro-chirurgie (en référence à ce qu’Achille Membe a écrit sur la « nécropolitique » [4]), d’opérations chirurgicales pratiquée sans anesthésie sur le corps des populations, et considérer comme interventions politico-chirurgicales les tirs de LBD. Crever les yeux des manifestants ou les fouler aux pieds fabrique des corps qui auraient perdu de leur puissance, tente d’inscrire dans le social une infirmité durable, qui aurait moins valeur de punition que de production d’un nouveau statut social, où purger sa peine deviendrait impossible. On pourrait nommer nécro-police l’usage par la police de la violence à but de chirurgie politique.

Effondrement écologique et restructuration politique en cours. – Hypothèse : la menace d’effondrement écologique et matérielle des soubassements de la civilisation humaine est ce qui sous-tend les restructurations politiques en cours. Autrement dit, nécro-police et nationalisme réactif sont deux aspects saillants d’une reconfiguration générale des États-nations menacés de disparition pour motifs écologiques. Cela ne remet pas en cause l’analyse en termes de race ou de racialisation, ni ne doit mener à sous-estimer la prégnance du ressentiment dans l’expression des votes qui ont mené au pouvoir des autocrates en Amérique du Nord et du Sud. Dans le cas des U.S.A., il est ainsi impossible de comprendre le vote Trump sans appréhender la situation des mâles blancs qui voient s’écrouler leur assise patriarcale et raciste, tentant désespérément de ralentir leur fin de course annoncée dans les poubelles de l’histoire. Mais les récents massacres à El Paso, en Californie, et en Nouvelle-Zélande, montrent que le nationalisme blanc anti-immigrants est réinterprété en termes d’environnementalisme anti-réfugiés, en appelant au meurtre de masse pour sauver les arbres [5].

Le filtre. - Tout se passe donc comme si la menace écologique infiltrait tous les discours, de « gauche » ou de « droite », néo-libéraux ou populistes. Mais cette menace n’est pas interprétée partout de la même manière. Tout d’abord parce que l’exposition immédiate et frontale à la dégradation des sols et aux sécheresses, celle qui mène aux exils écologiques, n’est pas le même type d’exposition que celle qui mène un village de blancs, profitant encore des effets lointains de la ségrégation, à subir des inondations, et pas la même encore que la perception climatisée du réchauffement global. La perception climatisée est la possibilité pour des groupes privilégiés de se protéger contre les effets immédiats des désastres écologiques ; pourtant, même le passage d’un lieu climatisé à un autre exige de se confronter, entre deux oasis, à l’enfer commun. C’est que les politiques dépendent grandement des filtres qui s’interposent entre les sujets qui les choisissent et la Terre ; on pourrait d’ailleurs imaginer des actes politiques dont la vocation serait de diminuer l’épaisseur des filtres afin d’augmenter le niveau de conscience global, de mettre au même niveau les classes privilégiées et celles qui ne le sont pas en coupant les circuits de climatisation, exposant de la sorte les plus nantis au « désert du réel ». Soyons pourtant prudents, et demandons-nous ce qu’une telle exposition sans lunettes de protection pourrait provoquer en termes de panique, voire de renforcement de l’éco-fascisme : les politiques d’émancipation doivent se fonder sur l’imaginaire d’un monde juste, et non sur la cruauté du réel.

Éco-fascisme ? Analyses et scénarios. – Par éco-fascisme, on pourrait définir une forme de gouvernementalité imposant, de façon autoritaire, une politique écologiste. La difficulté est de comprendre ce que pourrait être une telle politique, sachant que le fascisme ne saurait mettre fin – puisqu’il en procède – aux causes fondamentales de la destruction écologique : capitalisme, patriarcat, phallocentrisme, racisme, (néo)colonialisme. Par éco-fascisme, il faudrait dès lors entendre non pas une politique capable d’agir sur les causes de l’effondrement écologique, mais une manière de gérer ses conséquences, cette gestion exigeant de restructurer la gouvernementalité pour sauver la force de la domination et les groupes sociaux qui s’y identifient. Cette première clarification est moins obvie qu’il n’y paraît, elle vise à montrer à ceux qui rêvent d’un homme – ou d’une femme – providentiel(le) qu’aucune politique autoritaire ne saurait mettre fin au capitalocène ou au plantationocène, et il est important de se départir de toute idée de gouvernement éclairé qui au dernier moment – ou juste avant celui-ci – saurait prendre de courageuses et justes décisions pour le bien de populations récalcitrantes : un fascisme de gauche serait inévitablement écocidaire.

Éco-fasciste serait alors une politique qui aurait en charge le strict rationnement des vivres, des ressources énergétiques, des modalités d’accès au transport et à la communication, etc., dans un cadre national où n’existerait plus aucun contre-pouvoir, surmonté d’un leader charismatique qui apparaîtrait – étrange verticalité - comme un sauveur enraciné, tyrannique mais plein de bonté, Noé dont l’État-nation serait l’arche cadenassée. Or on ne voit pas très bien pourquoi un gouvernement fasciste aurait besoin de se préoccuper des populations : en temps de catastrophe écologique, la survie de la force peut se suffire de drones, de robots et d’intelligence artificielle, la biopolitique n’étant plus alors qu’une perte de temps et d’énergie. Le genre d’éco-fascisme le plus probable serait dès lors celui qui tâcherait de sauver la classe dominante en éliminant s’il le faut le reste de la population, ramenée au minimum nécessaire à l’entretien technique des technologies capitalistes encore capables de fonctionner. Cet éco-fascisme n’aurait plus aucune ambition politique au sens strict, et favoriserait sans modération le développement de la nécro-police.

Feu à volonté. – Les gouvernements actuellement en place au Brésil et aux U.S.A. sont une première étape vers l’éco-fascisme. Leur point commun est de brûler l’environnement et les textes juridiques qui le protégeaient, de saccager sans retenue - n’est-on pas dès lors aux antipodes de toute écologie ? Bien au contraire, l’éco-fascisme prend la destruction environnementale comme fer de lance de la restructuration politique, comme une écologie négative qui répliquerait en l’intégrant l’écroulement écologique. Au Brésil, le plan gouvernemental est clairement meurtrier : il s’agit d’éliminer les populations de natifs, de liquider la vie sylvestre, humaine et non-humaine ; aux U.S.A., la dérégulation des freins écologiques conduit à relâcher dans les eaux et l’atmosphère tout ce dont l’industrie humaine est capable, comme si l’éco-fascisme était en phase de bootstrap, détruisant « autour » ce dont un « centre » parviendrait à s’indemniser. Dans cette phase originelle, l’éco-fascisme fait le vide, et prépare la mise à mort plus ou moins ciblée de la population.

Il n’est pas certain que le néo-libéralisme autoritaire mène à un autre point. Dans sa défense de classe appuyée sur la nécro-police, le néo-libéralisme autoritaire pourra se retourner en un clin d’œil en éco-fascisme, quand bien même il serait plus appuyé dans ses premières phases sur des « normes écologiques » nouvelles et un consensus apparent obtenu quant aux « nécessaires restrictions » imposées à la population que sur le saccage obscène des milieux de vie et le ciblage manifeste de populations (noires, natives, musulmanes). Ces différences de régime iront s’amenuisant, chaque mode de gouvernementalité apprendra à échanger ses qualités avec les autres, les incendies dans une partie du monde augmentant les restrictions en eau et en démocratie dans une autre. Au dernier sommet des grandes économies de ce monde, on s’accordera sur un traité de non-ingérence en matière d’éco-massacre à usage domestique [6].

Feu sacré. – Pour ceux pour qui le sommet n’a jamais pu être occupé par un gouvernement ou un dieu, la possibilité de contre-feux n’a jamais été aussi moindre. La volonté qui préside à la mise à feu et à sang du monde est inscrite dans sa géologie, et c’est un destin planétaire qu’il faudrait lui opposer. Sur un temps suffisamment long, ce destin pourrait être tracé ; mais il est trop tard hélas pour « couper la mèche qui brûle avant que l’étincelle n’atteigne la dynamite », comme le recommandait Walter Benjamin. Cela ne devrait pourtant pas nous empêcher de réaliser ce que ce même philosophe proposait pour conclure son livre Sens unique : « L’être vivant ne surmonte le vertige de l’anéantissement que dans l’ivresse de la procréation ». Nous reste à créer comme jamais ce qui dans l’ivresse aura su consumer l’anéantissement.

[1Cf. Dalie Giroux, « Le fantasme du corps morcelé de la réaction globale, ou : la commune à venir. Notes sur la forme contemporaine du fascisme » (à paraître).

[2Pour l’éco-fascisme, la recherche d’un « espace vital » est sous condition de la préservation d’un espace de survie. Sur l’éco-fascisme, cf. ci-dessous.

[4Achille Membe, « Nécropolitique », Raisons politiques, 2006/1 n°21, p.29-60.

[5Cf. « El Paso Terrorism Suspect’s Alleged Manifesto Highlights Eco-Fascism’s Revival », Huffpost, 4 août 2019.

[6Ce traité aura pour nom : Convergence pour la Sauvegarde de la Terre (le COST).

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