Face à l’horreur : raison contre sentiments ?

Cédric Darras

paru dans lundimatin#403, le 13 novembre 2023

Le 7 octobre 2023 intègre la liste de ces moments durant lesquels l’événement surgit monstrueusement. Nous sommes alors submergés, saturés, harassés. Face à l’horreur, nous sentons bien que nous ne pouvons nous contenter de répéter des formules, auxquelles nous adhérons habituellement de tout cœur : dans l’instant, elles paraissent sonner comme des mantras abstraits et creux. Mais nous ressentons aussi que, plus que jamais, nous devons nous arrimer, tenir ferme sur nos ancres, pour ne pas nous laisser dériver vers les récifs noirs.

Et puis nous regardons nos camarades. Certains cèdent à l’émotion. Toute tentative de raisonner avec eux nous renvoie hors de leur humanité. Expliquer, contextualiser, ce serait légitimer. D’autres, au contraire, se cantonnent à des analyses que nous pouvons partager, mais ils semblent incapables d’éprouver la moindre compassion ou, du moins, incapables d’en exprimer. C’est alors le trouble. Nous ne pouvons nous empêcher de nous demander ce que nous avons de commun avec ces âmes sans pitié, ne laissant subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt politique, les dures exigences des logiques d’appareil, qui noient l’enthousiasme militant dans les eaux glacées du calcul égoïste.

Quelle utopie révolutionnaire pouvons-nous partager avec eux, si la vie et la dignité humaine leur semblent avoir si peu de prix ?
Ces contradictions, hélas, nous les vivons régulièrement. Cette fracture, au sein de nos réseaux militants, elle est réactivée à chaque séisme. Doit-on s’y résigner ? Ne peut-on espérer dépasser ces contradictions et lier raison et sentiments ?

Sagesse et philosophie

Cette opposition entre raison et sentiments est nichée au cœur même des prémices de la pensée occidentale. Nous l’avons tous ici reçue en legs, sous une forme ou une autre. Aux premiers sages antiques, qui posent comme finalité une « bonne vie », caractérisée par un état de satisfaction, les philosophes classiques vont opposer la nécessité de la raison, caractérisée par le mouvement. L’idéal n’est plus le pâtre ignorant et vivant simplement, mais heureux. Il est dans l’intellectuel qui accède à la connaissance par des concepts. Pis, cette quête de vérité amène au doute. Elle remet en cause nos certitudes, peut-être fausses, mais qui nous contentaient.
Ainsi, quand survient un drame, nous sommes tiraillés entre la volonté de nous tourner vers nos affects et celle de nous tourner vers la raison.
On n’écrira pas ici une histoire de la philosophie. À l’encontre de tout dualisme idéaliste, on se contentera de rappeler que les affects peuvent être appréhendés par la raison et impactent notre usage de celle-ci. Surtout, si on pose la connaissance non plus comme fin, mais comme moyen, elle peut nous permettre de ne pas rester piégés par nos affects et d’aller vers d’autres affects, plus riches et plus lumineux. La raison non pas pour nier tout affect, mais pour de nouveaux affects, émancipateurs.

Marx chaud et Marx froid

Nous, militants anticapitalistes, avons une seconde opposition interne à affronter. Nous aspirons à une société humaine, fraternelle, solidaire, qui valorise de nobles sentiments. Mais cette lutte ne peut prendre pied que sur un travail approfondi d’analyse. C’est d’autant plus nécessaire quand on se confronte au capitalisme. Car l’une de ses grandes particularités, par rapport aux autres modes de production, c’est qu’il cache ce qu’il est. Il procède par fétichisme : fétichisme de la marchandise, fétichisme de la production, fétichisme des rapports sociaux. Il faut donc commencer par dévoiler le capitalisme, le montrer pour ce qu’il est.
Doit-on pour autant abandonner tout sentiment ?
Ernst Bloch peut nous donner matière à réflexion, qui identifie un Marx froid (analyste lucide et rationnel) et un Marx chaud (révolté et passionné). Mais non pas deux Marx tenus à distance l’un de l’autre. Bien au contraire, deux brins qui se tressent en une natte serrée. Par là, il envisage de refonder la notion d’utopie, perçue, notamment, non comme « le sacrifice des buts proches pour les buts lointains, mais la présence des buts lointains ». Ainsi, si on ne peut confondre fins et moyens, différents par nature, les moyens utilisés pour parvenir aux fins doivent tendre à s’en approcher, non nous en éloigner.
On ne créera pas une société fraternelle et solidaire, si nous sommes dès à présent incapables de fraternité et de solidarité.

Au-delà de la raison et des sentiments

Allons un pas plus loin. En nous cantonnant ou bien à la raison ou bien au sentiment, nous ne faisons que nous enfermer dans une aliénation et une scission [1] Ne devons-nous pas au contraire travailler à sortir de ce conflit interne ? Être capables tout à la fois de penser et d’agir, de raison et de sentiments ?
Marx, qui voit dans le communisme « le moment réel de l’émancipation et de la reprise de soi de l’homme » (Manuscrit de 1844), envisage cet horizon :
L’homme s’approprie son être universel d’une manière universelle, donc en tant qu’homme total. Chacun de ses rapports humains avec le monde, la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher, la pensée, la contemplation, le sentiment, la volonté, l’activité, l’amour, bref tous les organes de son individualité, comme les organes qui, dans leur forme, sont immédiatement des organes sociaux, sont dans leur comportement objectif ou dans leur rapport à l’objet l’appropriation de celui-ci, l’appropriation de la réalité humaine.

Cédric Darras

[1De même pour l’opposition nature/culture, par exemple.

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