Éthique superstitieuse : écrire la catastrophe

François Tison

paru dans lundimatin#395, le 19 septembre 2023

Sur Une histoire du vertige, Camille de Toledo, Verdier, janvier 2023,
adapté de la thèse Histoire du vertige, de Cervantes à Sebald, 2019.

Face aux emballements en cours, la littérature est de plus en plus souvent sommée, de l’intérieur et de l’extérieur, par les sciences humaines, par la presse ou par elle-même, de rendre un fier service écosystémique : empêcher que le monde se défasse. « La littérature peut » à loisir dissoudre la dissolution néolibérale de la langue, ressusciter les morts au travail, porter haut des imaginaires désirables, précipiter l’avènement d’une résistance archipélagique. Elle peut, donc elle doit. Injonction à la fois naïve et machiavélique, qui se la figure comme un soft power pouvant servir l’empire aussi bien que travailler à le saper. Il y a du vrai : une littérature qui ne part pas de ce préalable, le constat de la catastrophe, et n’en déduit pas la nécessité, d’une manière ou d’une autre, de s’incorporer la lutte, peut n’être considérée que comme un produit, un rebut ou une nuisance ajoutée. Mais il ne lui suffit pas de dire agir pour agir.

Ici, huit chapitres d’études appuyant une réflexion sur la possibilité de l’écriture dans la perte du monde. Quatrième de couverture :

« Écoute, le sol se dérobe, les mots dérapent ; partout, nos appuis s’érodent. (…) Et moi, figure-toi, avec les livres qui m’ont accompagné, j’ai voulu saisir les formes de ce vertige. Comprendre cette guerre, ce combat, et cette blessure, entre les langages humains et les autres formes de la vie. »

  • I. « L’oubli de la Terre ». Vue de Tolède du Greco et Quichotte de Cervantes.
  • II. « Vertige des écritures ». Carroll, Sylvie and Bruno Concluded  ; Borges, « De la rigueur de la science » (Histoire universelle de l’infamie) ; Hitchcock, Vertigo.
  • III. « Retomber des hauteurs ». Magris, Danube.
  • IV. « Extension de la vie tremblée ». Éruption de la montagne Pelée ; Zweig, Le Monde d’hier, Souvenirs d’un Européen ; Glissant, Philosophie de la relation.
  • V. « La recherche du monde commun ». Une gravure de Dürer sur la technique de la perspective ; Holbein le Jeune, Les Ambassadeurs ; Turner, Tempête de neige ; Faulkner, Tandis que j’agonise.
  • VI. « Un espoir océanique ». Pessoa, Le Livre de l’intranquillité.
  • VII. « L’horizon indien de l’Occident ». Melville, Moby Dick.
  • VIII. « Dans la destruction ». Sebald, Vertiges.

Huit études rédigées à la première personne, je, qui s’adresse régulièrement à un tu ; rappel constant, exclusivement phatique : « vois-tu », « tu comprends », « tu sais que ». Je suis, sans mystère, autobiographique, mais assume ou recherche une certaine hybridité, je suis écrivain, essayiste, plasticien, docteur ès lettres, j’ai connu le vertige, je renvoie aussi à d’autres textes de moi, j’ai connu le deuil et la douleur. Je n’ajoute pas que je suis fils de très grande famille capitaliste et que mon nom de plume est emprunté à ma généalogie. Je commence par la Vue de Tolède  : impossible au lecteur de ne pas chercher le lien avec ce nom de plume ; ma page Wikipédia est très complète. Dans la thèse également, je suis partout, brave la vieille règle académique d’un locuteur en retrait.

Malgré cette hybridité, malgré le fastidieux des adresses au lecteur, le livre se lit comme un essai, personnel, situé, mais un essai. Pour la précision documentaire, une table des illustrations et des ouvrages lus. Chaque chapitre a sous son titre son résumé « Où l’on… », procédé un peu désuet mais moins grossier que l’abstract. Les études, lectures personnelles, sont peu falsifiables, en tant qu’assez éloignées des textes, très peu cités : aucune analyse à la lettre, mais c’est la façon de ces pages.

La déception est peut-être injuste, l’attente n’était peut-être pas ce que promettait le livre : l’examen un peu avancé de la question souvent posée ces années, mais toujours, ou dans le meilleur des cas, sous cette forme : face aux dérèglements, face à la catastrophe que nous provoquons et que nous sommes, que peuvent l’art, la littérature ? – L’art, la littérature peuvent, doivent nous sauver, inventer les mondes à venir et nous relier au terrestre. (Pour le roman et la poésie. Pour les littératures « de l’imaginaire », la science-fiction, variante : permettre les possibles politiques des mondes de demain, réarmer les consciences insurrectionnelles, communardes, etc. Variante de la variante : instruire de ses projections le ministère des Armées [1], si ce n’est promouvoir les survivalismes d’extrême droite.)

Camille de Toledo a le sérieux de partir à rebours de ces prescriptions stériles et niaises, dans les deux premiers chapitres : nous sommes, comme Don Quichotte, « pris d’une ébriété narrative », « sapiens narrans », « des êtres d’histoires, d’encodages, qui voudraient échapper au verdict de la vie, mais n’y parviennent qu’en produisant des langages, des récits qui la recouvrent » (page 13). « Nous vivons désormais au vingt et unième siècle dans une nature saturée d’encodages : un monde sur-écrit, réécrit, travaillé et usé par toutes nos biffures » (page 15). Non seulement nos fictions [2] nous font oublier le monde (nos « sols »), mais elles le supplantent : nous les prenons pour le monde, tout comme le promeneur appelle nature un paysage façonné par des millénaires de pastoralisme.

Nos fictions recouvrent le monde, comme la carte à l’échelle un unième [3] de Lewis Carroll dans Sylvie and Bruno Concluded puis de Jorge Luis Borges dans l’Histoire universelle de l’infamie. La citation de l’un puis de l’autre situe dans le temps cette prolifération des scripts, des « sémiosols » (passim) éclipsant les sols : de la première fiction (1893) à la seconde (1946), la carte a été déployée. Après quoi le texte serpente longuement là-dessus, de l’invention renaissante de la perspective à l’après-Shoah, le monde confisqué, raturé par les signes. Borges et Melville prophétisent « ce que les scientifiques nomment l’anthropocène [4] ».

Ce point de départ est indispensable : comment, pourquoi ajouter des signes à la surabondance de signes ? (On ajouterait aussi son versant très matériel, industriel, logistique et politique : comment, pourquoi ajouter des livres à la surproduction de livres ?) L’attente induite par ces premières pages lucides et précises – la prolifération des signes est un signe et un levier de la catastrophe – doit se contenter d’une écriture agréable qui reformule beaucoup, souvent avec bonheur, et avance lentement au fil des lectures chères à l’auteur ; de ce point de vue, elle est fidèle à ce qu’annonce le titre et documente davantage ce chemin de crête qu’est le vertige, la blessure ouverte, la fuite en avant – toujours plus de scripts – qu’elle ne répond au programme : quelle écriture serait encore digne d’être écrite ? qui ne soit pas surenchère d’encodages pour soigner la blessure ouverte par l’encodage ?

Malheureusement ce programme est vite [5] renié par le besoin d’un « espoir océanique », d’un horizon « indien [6] », et cet horizon qu’apporte le texte n’est que « nous rattacher », « changer de langue », « parler la traduction [7] ». Retour donc de la mission du poète, depuis la brèche : retisser les liens, recréer les conditions de notre habitation terrestre, répondre à la ruine, se faire traducteur sur le lieu du hiatus ; pourquoi pas diplomate, mais l’idée est déjà prise [8].

Hors ce que certaines de ces lectures peuvent avoir pour elles-mêmes de stimulant – ou de très contestable à l’occasion, comme ce Montaigne yogi, « qui cherche à trouver son centre », « s’ancre en sa demeure : son foyer sémiotique, sa bibliothèque [9] » –, en effet on n’a pas dans les mains ce qu’on avait pu espérer lire : une vraie entreprise critique des possibles et des zombies de la littérature aujourd’hui. Certaines pages font craindre le pire : on quitte les topologies latouriennes et, quoiqu’il s’en défende tacitement, heideggerienne, qui hantent le cœur de l’analyse, pour aborder le lieu commun du développement personnel ; fini Pessoa et Sebald : « Il suffit d’abdiquer un temps la pensée dirigée, consciente, pour se retirer un temps du flot nerveux des data et du capital ; et parallèlement, pour descendre vers la Terre et sentir son corps comme une partie entière du monde. Il suffit de souffrir avec ce qui souffre depuis la vie animale, depuis la vie végétale ; de se donner au vertige des empathies multiples pour être forêt, être oiseau, être fleuve, être montagne [10]… » ; et, pour rester dans cette ligne éditoriale Actes sud, il suffit de Penser comme un iceberg : celui du Titanic. On s’amuse souvent de son orchestre, mais pas assez de ses poètes.

Il suffit de. C’est le fin mot de l’histoire.

Or, non : il ne suffit pas de descendre dans sa méditation pour se faire victime de l’extermination de masse (« extinctions, obsolescences, effacements [11] »), de l’obligation de quitter le territoire ou du lanceur de balles de défense, pour se faire forêt à l’agonie, oiseau jamais né, fleuve à l’eutrophie, ni de se retirer du flot des data et du capital pour l’interrompre et en interrompre le désastre, pas plus qu’il ne suffit de se dire sur la blessure ouverte pour justifier de dire encore, d’ajouter du signe au signe.

Les dernières pages sont impitoyables avec celles qui ouvrent le livre. On espère de nouveau un examen scrupuleux du scrupule d’écrire : « Il n’y a pas de fin au vertige, ici, pas de retour. Les destructions ont eu lieu ; les exils, les séparations, les deuils et les pertes sont les noms renversés du Progrès. Le présent est peuplé de scènes de crime qui hantent. Il n’y a pas de retour au sujet humain tel que nous l’avons connu, à ses affirmations fières des premiers temps de la perspective. Il n’y a pas non plus, sur l’autre versant, un retour au pur script indien, aux harmonies de l’horizon océanique [12]. » On tirerait volontiers le fil : aussi, au script de se passer lui-même à l’acide, de se révéler tout entier artefact et de se corrompre jusque dans les derniers retranchements. Mais, derniers mots, « il importe de faire de cette expérience le motif d’une vie nouvelle : quand Sapiens narrans a tant brassé le monde avec ses histoires qu’il ne lui est plus possible de penser en séparant. Quand toute la nature porte la trace humaine et l’humanité se réintrique avec les éléments naturels ; quand il n’y a plus de premier plan et plus d’arrière-plan, que tout est dans la destruction entrelacé, et qu’il importe pour se sauver de vivre dans et avec ces enlacements [13]. » Le livre aura maintenu jusqu’au bout le constat de la ruine induite par le script, mais sans vraiment s’approcher de la ruine du script même, auquel la confiance est tout entière renouvelée, son lieu lui étant paradoxalement assuré, « dans et avec ces enlacements ». Faire un câlin au pré avant de dire La Fabrique du pré – mort sec.

Il ne suffit pas. Je ne m’en satisfais pas – mais toi, qui sait ? C’est que, chacun aime faire un câlin au pré, au merle insatiable un premier soir de printemps, tâcher soi aussi d’être de son lieu, mais ni le pré, ni le merle, ni l’enlacement, s’il a lieu, ne veulent être dits. Ça se dérobe, bien sûr, comme Pan, ou Isis, ou ça surgit, et il y a la pudeur, non la pudeur de l’enlacement, mais la pudeur de l’indigne. Lave-toi bien la langue avec le savon gras d’abord. « La pudeur que doit inspirer le fait qu’on trouve encore dans cet enfer de quoi respirer [14]. »

D’abord un détour. Dans Une histoire du vertige, tous les écrits sont encastrés les uns dans les autres sous les catégories mêlées de code, encodage, carte, fiction, narration, poésie, etc., sauf cette distinction, la seule : « Des fictions de contrôle, d’emprise, et des énonciations poétiques, artistiques, qui répondent à la ruine [15]. » C’est au milieu du texte, mais c’est in extremis : sans quoi tous les signes et leur folklore se seraient valus, un page de Gary Snyder et le cadastre napoléonien, la poétique du bassin-versant et les bonnes et meilleures pratiques de la Générale des eaux. Sapiens narrans, Sapiens calculator et Sapiens poeta ne font pas le même geste et leurs scripts ne portent pas les mêmes responsabilités dans l’histoire du désastre – un peu comme « ce que les scientifiques nomment l’anthropocène » mérite mieux le nom de ce que les scientifiques [16] nomment capitalocène, thanatocène, etc. : chacun sait depuis le lycée que pour accroche d’introduction, la phrase De tous temps les hommes est le signe infaillible d’une pensée frappée au coin de l’erreur prudhommesque. L’usage du générique Sapiens doit alerter [17]. C’est peut-être un travers de cette façon d’écrire l’essai, qui ne distingue à aucun prix et au contraire avance dans la reformule heureuse. Cependant tous les exemples lus sont empruntés à la grande littérature et aux beaux-arts : Sapiens poeta embrasse finalement tout Sapiens, endosse toute la responsabilité et en fait l’évacue comme on vide la baignoire, dans les enlacements. Sapiens poeta des eaux noires.

Un autre détour. Littérature et beaux-arts ne manquent pas, depuis des siècles de ruptures esthétiques, d’œuvres qui se font sur la limite de l’œuvre, de la culture et de la civilisation, avant, c’est sûr, de devenir partie de l’autel. C’est peut-être là qu’on reconnaît une œuvre, se faire sur la limite, se faire limite, puis panthéoniser ; ou pas.

Un autre texte de Borges, « De l’éthique superstitieuse du lecteur [18] ». Avec lui, jamais sûr des vessies et des lanternes, s’il joue ou s’il est très sérieux, s’il faut lire ou lire le contraire ou les deux, un texte de jeunesse (le premier tiers de sa vie) sur le style et la perfection. Quatre pages nerveuses où il s’en prend aux exigences habituelles des lecteurs de son temps, qui « cherchent des “techniqueries” », des manières, le choix d’adjectifs peu communs, la phrase courte, l’absence de répétition, etc. « Cette inhibition s’est tellement généralisée qu’à présent il ne reste plus de lecteurs, au sens ingénu du terme : ce sont tous des critiques en puissance. »

Je ne sais pas si cette observation est encore valable aujourd’hui, quoique ce que Borges flétrissait alors, vanité du style et « vanité plus pathétique, la vanité de la perfection », conduise logiquement à la fois à la boursouflure et à l’appauvrissement. Ces écrivains de l’emphase « ne pensent pas que dire trop une chose est le fait d’écrivains maladroits autant que de ne pas la dire du tout, que la généralisation et l’intensification dues à la négligence sont signe de pauvreté, et que le lecteur sent tout cela. »

Une éthique du rien de trop.

Enfin, ce dernier paragraphe :

« Je relis ces négations et je pense : j’ignore si la musique sait désespérer de la musique, et le marbre du marbre, mais la littérature est un art qui sait prophétiser le temps où elle sera devenue muette, s’acharnant contre sa vertu elle-même, s’éprendre de sa dissolution et courtiser sa fin. »

Parmi tous les « scripts », certains textes, romans, poèmes, ne se font que sur la limite de leur possibilité. Ça ne veut pas nécessairement dire qu’ils interrogent explicitement les conditions de leur production et de leur réception (pesante métalittérature fin-de-siècle, Crise de vers mallarméenne), mais que ces conditions à l’œuvre pourraient aboutir plutôt au silence qu’au texte. Une littérature taiseuse, du rien de trop, du fil du rasoir, qui n’interdit cependant rien, ni les débordements baroques ni les extrémités lettristes, mais qui ne se paye pas de mots, c’est-à-dire : où se jouer des mots ne soit pas se jouer des choses, c’est-à-dire : ne pas donner ni se donner à croire, premièrement, qu’écrire puisse quelque chose, y puisse quelque chose.

Cette littérature-là, sérieusement, burlesquement et par nature menacée de dissolution, n’a pas attendu la conscience de l’anthropocène pour émerger dans son doute critique.

Il se trouve aujourd’hui qu’une civilisation qui courtise sa propre fin, celle des autres et celle du vivant tout ensemble, et qui sait que les signes participent à l’oblitération du monde, pourrait coïncider avec des lettres cherchant encore cette pudeur acharnée.

François Tison

[1La « Red Team Défense », marché public aux goodies classifiés-publiés, associe des auteur(e)s de science-fiction avec des experts scientifiques et militaires pour « imaginer les menaces » pesant sur la France de demain et ses intérêts. Elle établit des « scénarios » moins comparables à ceux du rapport Meadows qu’à ceux de chez Netflix. Actuellement « Saison 3 ».

[2Ou « scripts », « narrations », « signes », etc., pas de distinction.

[3La carte à l’échelle 1/1, par construction, ne peut se tenir que strictement superposée au territoire, aussi l’étouffe et ne sert à rien.

[4Page 155. « Les scientifiques », les médias et le grand public.

[5Page 26.

[6Sic. Au sujet du harponneur Queequeg, dans Moby Dick : « (…) son âme indienne – acceptes-tu que ce terme, indien, soit ainsi employé ? je l’utilise ici de manière générique – », page 162. Sur la misère de cet exotisme post-orientaliste et sur l’impasse anthropologique et politique qu’il creuse toujours plus profond : Mohamed Amer Meziane, Au bord des mondes, Vers une anthropologie métaphysique, Vues de l’esprit, 2023.

[7Page 29.

[8Par Baptiste Morizot.

[9Pages 36-37.

[10Page 176.

[11Page 61.

[12Page 186.

[13Pages 186-187.

[14Theodor Adorno, Minima Moralia (1944), Payot & Rivages, 2003, p. 62. Vademecum que m’a fait connaître Guillaume Bruyère.

[15Pages 65-66.

[16Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement anthropocène, Seuil, 2013.

[17Ici et dans tous les livres, hors paléoanthropologie.

[18Jorge Luis Borges, « De l’éthique superstitieuse du lecteur » (1930), Discussion, 1932, Pléiade, 2010, p. 209-212.

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