Entretien avec un membre d’Operation Solidarity en Ukraine

« Malheureusement, je ne vois pas d’issue sans résistance militaire. »

paru dans lundimatin#337, le 2 mai 2022

Le texte qui suit est un entretien avec Sergeï, membre d’Opération Solidarity [1] réalisé par un ami de lundimatin parti quelques semaines en Ukraine (voir les autres articles liés à ce voyage sur le blog « Ici Transcarpatie »). Les membres d’Operation Solidarity se présentent eux-mêmes sur leur site comme étant un « réseau de volontaires anti-autoritaires créé pendant la guerre pour contrer les attaques impérialistes contre l’Ukraine conjointement avec les forces progressistes du pays ».

Dans cet entretien il est fréquemment fait référence à la « défense territoriale ». On rappelle donc que cette défense territoriale est composée de bataillons de volontaires encadrés par l’armée ukrainienne.

Le 8 avril 2022 à Kyiv

Peux-tu nous raconter comment et quand s’est créé Operation Solidarity ?
Quand il y avait la menace de la guerre, deux semaines avant qu’elle commence, certaines personnes ont organisé une réunion pour parler de la manière dont nous voulions agir si la Russie attaquait l’Ukraine. À l’issue de cette réunion, elles ont décidé que certains rejoindraient la défense territoriale et que d’autres formeraient un groupe de volontaires. C’est à ce moment là qu’est née Operation Solidarity (OpSol).
Le nom a été inventé pour l’occasion, il n’existait pas avant ?
Non, il n’existait pas avant.
Avez-vous au sein de votre groupe des discussions à propos du soutien et de l’investissement à apporter ou pas à la partie militaire de cette guerre ?
Non, je pense que nous n’avons pas ce genre de conversations parce que l’organisation même a commencé dans le but de soutenir des combattants. Je dirais même qu’il n’y a pas du tout ce genre de discussion dans la gauche ukrainienne en ce moment. La plupart partage l’idée de la nécessité de résister maintenant. Peut-être que quelques personnes disent qu’il ne faut pas résister, je ne sais pas, ça paraît presque impossible, à moins d’être à l’étranger. Ici, je pense que la plupart des anarchistes, gauchistes et tout le monde voient que nous avons besoin de lutter et de rejoindre la résistance. Peut-être que tout le monde n’est pas prêt à prendre les armes, bien sûr, mais alors on aide les réfugiés, on aide dans la logistique de groupes de volontaires, on décharge l’aide humanitaire, etc. Tout le monde veut faire au moins quelque chose.

Je connais des personnes qui sont parties d’Ukraine et c’est très douloureux pour elles de ne rien faire.

Comment as-tu rejoint OpSol ?
Le premier jour de la guerre je suis parti de Kyiv. Je suis allé trois ou quatre jours à Ivano-Frankivsk, ensuite j’ai compris que je ne pouvais pas être ailleurs et je suis donc retourné à Kyiv. Le 5e jour, la première chose que j’ai faite c’est d’aller au bunker (notre quartier général) pour dire que je voulais rejoindre Operation Solidarity en tant que volontaire et depuis ce jour, j’y suis. Maintenant je suis volontaire à plein temps.
Combien êtes-vous dans ce réseau ?
Dans notre chat d’organisation, nous sommes une trentaine mais en réalité plus de personnes sont impliquées dans le projet avec différents modes d’engagement.
Comment procédez-vous pour lever des fonds ? Comment est-ce que vous communiquez vers l’extérieur ?
Nous faisons régulièrement des appels à don sur notre chaîne Telegram, et nous essayons de participer à des événements en Europe. Nous partageons aussi des informations sur notre organisation et sur comment les choses avancent en Ukraine. Nous essayons de diffuser nos idées à propos de la situation pour faire une contre-propagande à la propagande russe parce que beaucoup de gauchistes en Europe continuent de croire à la communication de Poutine. La situation est mauvaise. C’est ce que nous essayons de changer en montrant ce qu’il se passe ici, ce que sont les vraies raisons de cette guerre et pourquoi les déclarations de Poutine sont fausses. Une grosse partie de notre activité est liée à l’information. Par exemple, je participe moi-même à trois ou quatre visioconférences par semaine. Des personnes de l’Ouest nous écrivent et nous disent qu’elles souhaitent mieux comprendre ce qu’il se passe ici, et demandent à ce que nous nous joignons à des discussions qu’elles organisent.
Qu’est-ce que Ukrainian Social Movement et quels sont vos liens avec eux ?
C’est une organisation ancienne, je ne sais pas quand elle a été crée, certainement avant 2014, ça doit avoir dix ans, quelque chose comme ça. Ils travaillent surtout avec des syndicats de travailleurs pour les droits sociaux, le droit du travail, notamment chez les cheminots ou les constructeurs. Ils ont aussi des bons contacts dans la grande ville industrielle de Kryvyï Rih où il y a de grosses usines, des mines. Nous avons des liens avec Social Movement, nous partageons notre espace de stockage avec eux à Lviv, mais eux soutiennent surtout les travailleurs et les syndicats, ceux des infirmiers, ceux du secteur médical. Ils ont aussi des membres présents dans les défenses territoriales et dans l’armée ukrainienne. Ils cherchent des équipements pour eux. Ils apportent également beaucoup de médicaments aux d’infirmiers. Ils travaillent avec les syndicats les plus actifs, parce que beaucoup sont des « jaunes », des vieux syndicats soviétiques qui ne sont pas vraiment impliqués dans les luttes pour les droits des travailleurs. Ceux des médecins et infirmiers s’organisent depuis deux ans et c’est très bien je pense, ils sont très actifs et radicaux. Maintenant, comme ils travaillent dans les hôpitaux, ils savent parfaitement ce dont ils ont besoin.

Social Movement, ce sont de bons amis. Je les connais depuis des années, pour moi c’est l’organisation de gauche la plus active en Ukraine. Avant la guerre, ils avaient une stratégie, des vrais liens dans les syndicats et ils essayaient vraiment d’aider la classe des travailleurs.

Ils font aussi une campagne en faveur de l’annulation de la dette ukrainienne auprès des partis européens de gauche.

Comment vous vous organisez, quels moyens logistiques vous avez ?
Nous avons un bar à Kyiv qui est rempli de cartons, et un hangar partagé à Lviv. Certains d’entre nous sont tout le temps dans le bar. C’est notre lieu de travail, j’y vais tous les jours. Au début, nous avions des réunions téléphoniques quotidiennes, aussi avec notre branche à Lviv. Maintenant, nous avons des réunions téléphoniques générales tous les quatre jours, et nous avons mis en place des petits groupes comme la commission médiatique, la commission logistique, pour lesquels nous faisons des réunions à part. Notre quartier général sert aussi à stocker du matériel que les gars de la défense territoriale peuvent venir chercher selon leurs besoins. Pour la nourriture et les médicaments nous n’avons pas de point de distribution, nous donnons directement aux hôpitaux ou aux endroits de distribution en fonction des listes que font les hôpitaux. Nous les livrons avec nos deux voitures.
Quels sont vos champs d’action, vos priorités ?
Comme je le disais, avant que la guerre ne commence, les personnes qui ont lancé OpSol ont fait une réunion dans laquelle elles ont décidé que certaines d’entre elles iraient dans la défense territoriale et que les autres mettraient en place une organisation de volontaires. C’était vu comme deux formes distinctes mais nous travaillons tous ensemble maintenant.

Nous avons donc deux volets : la partie militaire et la partie humanitaire.

Notre priorité est sur la partie militaire, qui est elle-même déclinée en quatre parties.

Maintenant, certains détachements de défense territoriale ont commencé à bouger de Kyiv depuis que les troupes russes se sont retirées de la région. Alors, même si certains d’entre eux ne sont pas encore sur la ligne de front, elle pourrait la rejoindre à tout moment. Notre tâche est de faire en sorte que lorsque les personnes arriveront sur le front, elles aient tout l’équipement nécessaire.

Donc pour la partie militaire, nous soutenons en premier les personnes de notre réseau réparties dans différents bataillons au front ou qui sont prêtes à y aller. En deuxième, nous soutenons notre détachement qui se prépare aussi à rejoindre un bataillon. En troisième les camarades dans la défense territoriale. Et en dernier lieu des proches mais qui ne sont pas dans le réseau et qui sont sur les checkpoints ou ailleurs. Parfois certains amis nous écrivent simplement en disant « Salut, je suis de Loutsk (ou une autre ville) et est-ce que vous pourriez m’aider pour ça, ça ou ça ? »

Une fois que nous avons répondu à nos priorités, nous envoyons à ces amis le matériel en surplus.

Si un ami qui non-activiste sur le front a besoin de quelque chose qui n’est pas trop cher, nous pouvons lui envoyer. Mais le matériel comme les gilets pare-balles, nous allons d’abord le donner suivant l’ordre de nos priorités.

Nos ressources sont limitées et les Européens qui nous soutiennent le font parce qu’ils souhaitent aider des activistes. C’est par rapport à nos positions politiques que nous recevons cet argent donc pour cela, nous n’aidons pas tout le monde et nous devons avant tout aider les activistes politiques. Les Hospitallers [2], par exemple, peuvent aider n’importe qui. C’est très bien parce que beaucoup de gens les connaissent, mais nous, nous ne pouvons pas acheter là maintenant cinquante casques pour toute une unité de l’armée ukrainienne. Nous ne sommes pas grands et ne le deviendrons pas, aussi parce que nous sommes idéologiquement engagés, même si notre idée est d’avoir un nom qui soit connu au-delà des milieux de gauche.

Est-ce que vous répartissez équitablement l’argent entre le militaire et l’humanitaire ?
Non, en priorité le militaire. Je ne peux pas dire ici combien d’argent cela fait, mais c’est en tout cas notre priorité depuis le début. L’objectif était de trouver du matériel pour équiper la défense territoriale, et ensuite c’est devenu plus grand, ça a pris de l’ampleur. On a commencé à recevoir de plus en plus de produits humanitaires et à les distribuer. Nous avons ouvert notre deuxième volet à ce moment-là.

Notre premier travail est de répondre à toutes les requêtes des personnes qui sont au front ou pourraient y aller à tout moment. Notre second volet est le travail humanitaire, comme distribuer des médicaments et tout ce qui n’est pas de l’équipement militaire.

Vous avez aussi du matériel médical donc...
Oui, nous en avons beaucoup parce que parfois les gens ne savent pas exactement quoi acheter, ni ce dont les combattants ou les médecins de guerre ont vraiment besoin. Alors ils nous envoient des produits basiques pour les hôpitaux. Par exemple, des antidouleurs, nous en avons beaucoup plus que pour nos besoins. Alors nous apportons ces anti-douleurs aux hôpitaux ou dans les centres humanitaires. Pour certains médicaments spécifiques, nous allons directement les donner aux gens. Nous faisons une annonce sur notre chaîne Telegram pour dire que nous avons tel ou tel type de produits, qui sont en pénurie par moment. Aussi, il y a plusieurs jours nous avons reçu beaucoup de sacs de couchage. Nous avions déjà fourni notre détachement, alors nous sommes allés dans les villes au nord de Kyiv, à Boutcha, Hostomel, Irpin et nous les avons distribués là-bas directement, parce qu’ils en avaient besoin. Nous avons aussi une liste de produits spécifiques pour la médecine tactique. Nous voulons faire des kit de premier secours qui soient efficaces.
Est-ce que vous distribuez aussi de la nourriture ?
Oui bien sûr, mais nous ne sommes pas vraiment spécialisés là-dedans, alors parfois on amène de la nourriture qui vient d’autres organisations de volontaires. Nous collaborons avec d’autres initiatives comme par exemple une coopérative à Lviv qui fournit de la nourriture vegan parce que nous avons des personnes vegans dans l’unité anarchiste.
Même au front ces personnes continuent de manger vegan ?
Oui.
As-tu une idée des volumes de produits que vous distribuez chaque jour ou chaque semaine ?
Je ne peux pas dire parce que nous ne livrons pas régulièrement. Nous avons un plus grand stock à Lviv. D’abord les choses arrivent là-bas, et ensuite elles nous parviennent ici.
Pour en revenir à la partie militaire, que font actuellement les personnes que vous soutenez ?
Nous avons un détachement qui se fait appeler Resistance Comittee sur Telegram [3], ils s’entraînent actuellement. Et je pense que c’est une très bonne chose, parce que la plupart des volontaires dans la défense territoriale n’ont aucune expérience militaire. Certaines défenses territoriales s’occupent de garder les checkpoints, mais ce détachement-là ne fait pas ça. Il s’entraîne pour le front.
Combien sont-ils ?
La chaîne Telegram du Resistance Comitee représente plus de personnes que ce détachement mais en gros ils sont autour de quarante-cinq personnes, qui sont pour la plupart des anarchistes et des antifascistes.
Attendent-ils d’être envoyés au front par l’armée, le ministère de la défense ?
Oui. Les défenses territoriales sont des structures particulières mais elles font partie de l’armée ukrainienne. Donc oui, ils attendent les ordres. Personne ne sait quand cela arrivera, mais quand ils le recevront, ils bougeront vers d’autres endroits.
Ok, et sinon à propos du bar dont tu parlais plus tôt : est-il ouvert ? Est-ce qu’on peut s’y rendre ? Qu’est-ce qui s’y passe ?
C’est un bar ouvert et tenu par des activistes biélorusses qui ont quitté leur pays. Quand la guerre a commencé, ils nous ont proposé de l’utiliser. C’est comme une sorte de bunker pour nous, parce qu’il est au sous sol. Des gens vivent en permanence dedans.
Officiellement, il est fermé. Il était d’ailleurs déjà plus ou moins fermé avant la guerre, c’est un bar pour les gens qui connaissent. Bon, même si la plupart des groupes d’extrêmes-droites sont au front, il y a toujours la possibilité d’être attaqués par eux. Deux activistes ont été attaqués à Lviv, même si ce n’était pas une attaque organisée. Ils allaient juste acheter de l’équipement dans un magasin militaire et deux nazis stupides les ont vu et leur ont dit « Oh vous êtes qui vous ? Vous êtes antifascistes, donc vous êtes pro-Poutine ! » et ils les ont attaqué.
Pour nous, c’est comme ça déjà depuis 2014, quand les Russes ont commencé à s’accaparer le terme « antifasciste ». Ils ont construit leur mythologie sur la grande victoire de la Seconde Guerre mondiale contre le fascisme, et maintenant ils prétendent se battre contre les nazis, etc. C’est pourquoi en Ukraine le terme d’antifascisme a été discrédité. Depuis l’Union soviétique, le terme fasciste n’a pas beaucoup de sens politique. Ça fonctionne un peu comme une insulte classique. Mais si tu commences à promouvoir des idées antifascistes en critiquant directement les nationalistes ukrainiens, la première chose qu’ils vont faire en retour c’est de t’accuser d’être pro-russe. Bon, déjà avant 2014, si tu pensais que quelqu’un était contre toi politiquement, tu l’accusais d’être pro-Poutine. C’est presque drôle parce que la société civile ukrainienne et les ONG ont commencé à blâmer le nationalisme ukrainien avant la guerre en disant que c’était eux les pro-Poutine, qu’ils étaient des agents de la Russie parce qu’il promouvaient des idées conservatrices. Ils disaient : « Poutine est contre les LGBT, et vous aussi, donc vous êtes des agents de Poutine ». Et bien sur, l’extrême-droite ukrainienne a répondu « Non, c’est vous les agents de Poutine ».
Et oui, ça marche comme ça ! Mais maintenant, il n’y a presque plus ce genre de disputes parce que la plupart d’entre eux, les ONG libérales et l’extrême-droite, se sont tous portés volontaires ou sont allés au front, alors pour l’instant cette confrontation s’est arrêtée. Mais, ce n’est qu’une trêve parce que quand la guerre sera finie, il y aura de nouvelles confrontations. Je suis sûr que ce sera à propos de qui aura été le plus proche du front, qui sont les vrais héros... « et vous vous êtes restés tranquillement à Lviv, donc vous êtes lâches », etc. C’est très difficile de faire de quelconques prédictions maintenant, mais je pense que ça ressemblera plus ou moins à ça parce que j’ai déjà commencé à entendre certaines discussions, à de très petites échelles pour l’instant. Tout de suite, nous avons la même menace, le même ennemi et même les personnes dont les avis politiques divergent sont prêtes à se battre ensemble et même parfois à coopérer.
Oui, j’ai même vu que des personnes proches de l’extrême-droite ont dénoncé l’attaque dans le magasin d’équipement militaire à Lviv en disant que l’ennemi était Poutine et non la gauche ou la droite.
Oui, cette action à Lviv était vraiment stupide et de ce que l’on sait, des leaders de leur organisation l’ont vraiment dénoncé et ont exhorté les gars à ne pas refaire ça, que ce n’était pas le moment. Beaucoup de gens pensent comme ça, que ce n’est pas le moment d’avoir des batailles politiques internes au pays.
J’imagine que vous avez aussi une analyse à propos de la communication officielle ukrainienne et européenne et sur la manière dont ils traitent les faits réels ? Par exemple les journaux européens répètent simplement l’information principale de l’État ukrainien.
Toutes les dernières années, j’ai été très critique de l’État ukrainien et de sa politique officielle. Mais présentement, pour nous c’est assez important de montrer les mensonges de la propagande russe parce que la guerre a commencé à cause de ça. Vous vous rappelez le discours de Poutine dans lequel il donnait plusieurs arguments qui justifiaient la guerre : dénazification, démilitarisation, libération, etc. La plupart de ces points sont des mensonges. Nous ne parlons presque pas des avancées de la situation militaire actuelle parce que ce n’est pas notre rôle. Notre rôle n’est pas de donner des nouvelles du champ de bataille. C’est mieux de chercher d’autres sources parce que nous ne sommes pas des experts militaires. Nous sommes un réseau de volontaires et nous ne voulons vraiment pas vérifier les chiffres quant au nombre de tanks russes détruits en vrai.

Je ne sais pas... Je sais parfaitement que si les journaux ukrainiens disent que ce sont cent tanks, ça pourrait être un chiffre très différent en vrai, mais je n’ai pas de possibilité de le vérifier. Là où nous pouvons vérifier, nous le faisons. Par exemple à Boutcha, nous avons été sur place, parler avec les habitants, nous avons vu ce qu’il s’est passé là-bas. Je l’ai vu de mes propres yeux, je peux dire que c’est vrai et que dans ce cas ce sont les Ukrainiens qui disent la vérité face à la propagande russe.

Oui, je pense que ce que les ukrainiens disent est vrai, mais qu’ils ne disent pas tout par contre...
Oui, bien sûr, je n’ai aucun doute là dessus. Il y a beaucoup de choses qu’on ne sait pas. Par exemple ils ne publient pas le nombre de victimes dans l’armée ukrainienne. Mais bon, pour nous ce n’est pas très grave maintenant, je comprends pourquoi ça se passe comme ça. Je ne suis pas faussement optimiste comme d’autres gens le sont. Du genre « nous sommes en train de gagner, demain nous récupérerons la Crimée, etc. » Je n’ai pas cet optimisme-là parce que je sais que nous ne savons pas tout. Je peux comprendre cette stratégie de ne pas parler de nos pertes, parce que ça rend optimiste. Le fait que les gens croient réellement que nous pouvons gagner, c’est ce qui permet la lutte. Et ils disent : « Nous nous battons contre une énorme armée mais nous pouvons toujours gagner ».
Je pense qu’il est intéressant pour les étrangers de comprendre comment les chaînes d’informations officielles du gouvernement peuvent utiliser cette situation de guerre pour mettre en avant un certain sentiment nationaliste, de faire des raccourcis pour passer des nouvelles lois liberticides, c’est cette idée que les crises sont toujours des façons d’augmenter le pouvoir des gouvernements. Votre critique est intéressante parce que de loin, depuis la France ou l’Europe, c’est très difficile pour les gens de comprendre comment ça marche en Ukraine, et aussi ce qu’il se passe en dehors du front, parce que tout est focalisé sur les combats.
Mais tu sais, jusqu’ici tout était focalisé sur les combats et le front. Peut-être maintenant, la vie politique reprend un peu et une nouvelle opposition commence à critiquer Zelenski alors qu’elle ne le faisait pas quelques semaines plus tôt.
De quelle manière ?
En disant que tout n’était pas bien préparé pour la guerre, que les opérations d’évacuations ont été mal faites, etc. Mais tu dois comprendre que cette opposition est plus nationaliste encore que Zelenski. Tu as raison à propos du sentiment nationaliste : quand la guerre a commencé, la haine envers les Russes était un sentiment partagé par la plupart des gens, même s’ils étaient anarchistes ou gauchistes. Maintenant, nombre d’entre eux partagent ces idées nationalistes, avant tout contre les Russes. Et je ne sais vraiment pas ce qui pourrait être fait face à cette haine, nous en avons pour des décennies.
Beaucoup de personnes qui sont loin d’ici et voient la guerre depuis chez elles pensent que ce serait important maintenant de développer la solidarité entre les Russes et les Ukrainiens. C’est peut-être un sentiment normal lorsque tu viens de France mais quand tu viens d’ ici et que tu discutes avec les gens, j’ai l’impression que ce n’est pas trop le sujet du moment. Je voulais te demander ce que tu pensais de ça ?
Ce n’est pas le sujet, non. Présentement, il est tout à fait impossible, très malheureusement, d’arrêter la guerre en disant aux gens d’arrêter de se haïr les uns les autres. À cause de tous ces soldats russes présents en Ukraine et de tous ces crimes de guerre, je pense que le niveau de haine va encore augmenter. Je pense ça car au début les Russes s’imaginaient qu’ils allaient capturer l’Ukraine en quelques jours, sans rencontrer de réelle opposition. Ils pensaient que les gens seraient heureux de les voir parce qu’avant la guerre beaucoup de personnes soutenaient des partis pro-russes, ou alors simplement étaient contre le nationalisme ukrainien. Mais ces personnes ne voulaient pas de tanks russes, ni que leurs villes soient détruites, ils ne voulaient pas que les choses se passent de cette manière. Et plus encore, cette mal nommée « libération des Russes » a lieu aujourd’hui principalement dans les régions russophones. Donc ce sont les russophones qui sont les principales victimes de cette guerre. Marioupol est absolument une région russophone.
Donc, tu penses que Poutine a fait une grosse erreur. Parce qu’il aurait pu avoir beaucoup de soutien en Ukraine, mais pas de cette manière ?
C’est pas Poutine directement qui y perd mais les partis pro-russes Ukrainiens, comme la « Plateforme d’opposition - Pour la vie [4] » qui a déjà été le second parti du pays, ou le troisième. Ils ont toujours de bons résultats, et ils avaient une grosse représentation au parlement, des maires dans certaines villes, de nombreux députés dans les conseils municipaux. Ils ont du soutien. Mais, après cette guerre, il n’y en aura plus, plus aucun soutien ! Poutine est en train de tout ruiner, même ses bonnes relations avec ces gens qui le soutenaient auparavant.
J’ai la sensation que pour certains d’entre nous à l’ouest, il y a une nette différence entre l’aide humanitaire et l’aide militaire. Pour certains gauchistes en Europe, il semble que ce soit un problème de soutenir la résistance armée.
Oui, c’est très bien, mais malheureusement je ne vois pas d’issue sans résistance militaire. Les négociations que nous aurons avec les Russes dépendront fortement des succès militaires. Si la Russie capture la moitié de l’Ukraine, il y aura une négociation. Si l’Ukraine tient bon et force le retrait de l’armée russe, ou la bloque en un certain point, la négociation sera tout autre. Je me considère moi-même comme antimilitariste. Avant que la guerre ne commence, j’étais complètement en faveur d’une solution pacifique, je pensais que nous devions trouver un compromis. Maintenant, je ne vois pas comment un tel compromis aurait pu être possible si nous n’avions pas une position forte et si nous n’avions pas résisté à l’invasion russe. Sans cela, ce sera l’occupation avec encore des atrocités de crimes de guerre comme à Boutcha. Comme je disais, au début de la guerre, l’idée de la manière dont elle se déroulerait était totalement différente d’aujourd’hui, lorsque les Russes essayaient d’utiliser des armes précises, des roquettes. Mais maintenant, un crime de guerre de plus ou de moins leur importe peu. Les victimes civiles augmentent et augmentent, et l’armée russe s’en souci de moins en moins. Nous pouvons le voir avec l’attaque de la gare de Kramatosk aujourd’hui (le 8 avril 2022) par exemple.

Je sais bien que beaucoup de gauchistes en Europe ne sont pas prêts à soutenir les actions militaires. J’aimerais beaucoup voir un mouvement antimilitariste puissant surgir après cette guerre, parce que maintenant nous savons ce qu’un pays peut faire quand il a l’arme nucléaire et des quantités d’armes conventionnelles. Un mouvement antimilitariste global est très important mais ce sera possible seulement si la Russie perd la guerre, parce que si elle la gagne, il y aura une nouvelle course à l’armement. Tout le monde veut produire encore plus d’armes et avoir l’arme nucléaire. Si tu es un activiste antimilitariste, tu dois être contre les guerres que mène la Russie.

Je ne suis pas très optimiste à propos de la société ukrainienne et à quoi ça ressemblera après la guerre, il y a beaucoup de haine ici, le nationalisme va totalement se normaliser malheureusement. Mais maintenant, tout est préférable que l’occupation russe parce que la Russie est presque un État fasciste pour moi et si nous comparons à l’Ukraine avant la guerre... L’Ukraine était un État bien plus démocratique, avec tous ses problèmes certes, mais vraiment quand les personnes du Bélarus ou de Russie venaient en Ukraine elles disaient : « Waouh, c’est possible ? Vous pouvez faire ça ? »

Comme quoi par exemple ?
J’en sais rien, juste boire une bière à côté des policiers et les insulter, ou s’affronter avec la police lors des manifestations. C’est possible de le faire ici, alors qu’au Bélarus tu vas en prison trois ans pour ça. C’est incomparable le niveau de liberté en Ukraine par rapport à la Russie.
Connais-tu des activistes russes qui vivent encore en Russie aujourd’hui ?
Oui bien sûr, je suis en contact avec ces personnes et c’est très dur pour elles. C’est très dur pour elles de croire ce qu’il se passe ici, parce que toutes les chaînes d’informations sont contrôlées donc elles reçoivent des informations par les chaînes Telegram. Mais quand elles voient les informations officielles ukrainiennes sur Boutcha, et celles de l’Ouest, elles ne croient plus en rien alors elles nous demandent « pouvez-vous nous dire si c’est vrai ce qu’il se passe, parce que je n’arrive pas à y croire ? Je suis totalement contre Poutine et notre gouvernement, mais je n’arrive pas à croire que des soldats russes aient pu faire ça ». C’est très dur d’accepter pour eux cette réalité.
Mais elles ont confiance en vous ?
Oui, je leur ai dit que j’étais allé là-bas (à Boutcha), que j’avais vu de mes propres yeux. Ce n’est pas juste une personne, j’ai parlé avec au moins deux personnes de Russie qui n’y croyaient pas. Pour moi c’est difficile d’accepter ça, alors que ce sont des personnes critiques déjà.
Et, c’est un autre point, mais ne penses tu pas que l’État, considérant vos groupes mais aussi les groupes contestataires d’extrême droite comme étant des menaces potentielles, pourrait profiter de la situation pour envoyer tout le monde au casse-pipe ?
Je ne crois pas, je crois que l’État ne s’occupe pas maintenant de qui répond de quelle idéologie, ils ont d’autres choses à faire. Parfois, le commandement d’une unité pourrait dire « ah s’il vous plaît, nous n’avons pas besoin de politiques ici », mais en réalité, à plus large échelle, ils s’en fichent de qui répond de quelle idéologie, la plupart ne comprennent même pas les différences. Peut-être que les services secrets savent, mais ils ne sont pas si bons là-dedans non plus. Ils ont bien sûr des spécialistes, mais là ce n’est pas important pour eux. Je ne pense pas qu’ils pourraient dire à tel officier militaire d’envoyer telle unité à Marioupol par exemple, non.

Et à part ça, l’extrême-droite est un bien plus gros problème pour le gouvernement ukrainien que l’extrême-gauche. Mais je n’ai entendu aucun exemple de personnes envoyées volontairement au casse-pipe à cause de leurs idées.

Et je dirais même plus, la guerre en 2014 était bien plus politisée parce que le rôle des bataillons de volontaires était plus important, l’armée était faible et les bataillons nationalistes volontaires étaient vraiment des héros parce qu’ils venaient de Maïdan. Ils ont commencé à se battre et sont revenus en héros. Puis ils ont menés des projets politiques comme des partis nationaux.

Le bataillon Aydar, par exemple, était très populaire en 2014, mais maintenant, ce bataillon n’existe plus. Le Secteur droit (Pravy Sektor) était au front en 2014, et il l’est encore aujourd’hui, mais maintenant il n’est qu’un parmi tant d’autres. Personne ne parle beaucoup du Secteur droit maintenant.

Nous entendons beaucoup parler du bataillon Azov, à cause de Marioupol. Que penses-tu d’eux ?
C’est une question complexe. À la base, Azov est une structure, ou plutôt un mouvement large.

Le bataillon Azov a été créé en 2014 par des organisations nazies et des hooligans de droite. Dans un premier temps, le cœur de l’organisation était clairement composé d’une assemblée de nationaux-socialistes. Ils ont commencé à être connus en Europe, on a commencé à parler d’eux, à faire leur publicité. Et ils sont scindés en différentes ailes. Le noyau originel d’extrême droite du bataillon Azov a créé un parti politique appelé Corps National [5] et il y a eu une aile paramilitaire, les « National Vigilant », renommée ensuite « Centurie ». Le régiment Azov, a ensuite été intégré à la garde nationale.

En 2016, la plupart des bataillons de volontaires ont été intégrés à l’armée ukrainienne donc ils ont perdu leur indépendance et ont été déplacés de la ligne de front. De ce que je sais, avant que l’invasion russe ne commence, il n’y avait plus que deux bataillons de volontaires : Azov et Secteur droit. Mais même eux avaient plus ou moins été enlevés du front, donc parfois ils rejoignaient des opérations militaires, sinon ils étaient dans leur base. Au vu de leur popularité et de leurs compétences militaires, beaucoup de gens les ont rejoint. Le nombre de membres d’extrême-droite dans le régiment diminue donc. Aussi, le mouvement Azov [6] a une autre petite organisation d’extrême-droite qui est autonome mais coordonnée avec Corps National. Cette petite organisation a aussi créé son propre détachement de défense territoriale, comme les anarchistes. Les liens entre Corps National et le régiment Azov sont devenus plus faibles les dernières années. Il n’y a pas de déclaration politique de la part du régiment, seulement du parti. Bien sûr ils gardent ce background politique mais ce n’est pas l’échelle dont parle la propagande russe. Je dirais que le régiment Azov à Marioupol est moins radical que le bataillon de défense territoriale créé par des activistes d’extrême droite du National Corps et de petits groupes membres du mouvement Azov à Kyiv et dans d’autres villes. Mais bien sûr, ils comprennent qu’il y a des attaques sur leur rhétorique. Vu que Poutine a dit qu’ils étaient des nazis, ils disent « nous ne sommes pas des nazis, mais des patriotes ». Je pense que dans le régiment Azov, à Marioupol, c’est plus proche de la réalité parce que le nombre de nazis/extrême-droite dedans est plus petit.

Je pense qu’une des raisons pour lesquelles le régiment Azov se bat jusqu’au bout c’est parce que ses combattants savent qu’ils seront liquidés par l’armée russe s’ils sont pris, parce qu’ils représentent le diable pour les Russes. Ils ne seront pas faits prisonniers. Ils ont aussi de grandes motivations à défendre la ville.

Avant la guerre, c’était mon sujet principal de parler de l’extrême-droite. La violation des droits humains commis par l’extrême-droite, c’est un vrai problème ! Mais en même temps, c’est incomparable avec l’échelle de la guerre. Nous avons eu cent quatre-vingt faits de violence et confrontations par l’extrême-droite l’année dernière, ce nombre n’inclut pas seulement les attaques sur les personnes mais aussi des attaques sur les propriétés, des événements, etc. Il n’y a eu aucun mort. L’échelle de gravité est incomparable.

Je crois que ce que tu dis est important à comprendre pour les Européens. Qu’est-ce que le nationalisme en Ukraine ? Quels types de nationalisme existe ? Parce que beaucoup de personnes de la gauche en France font un focus là-dessus et personne ne comprend vraiment ce qu’il se passe, moi-même je suis là depuis 3 semaines et je ne comprend pas grand chose...
Oui, je pense qu’il faut consacrer une discussion entière là-dessus parce que c’est vraiment très complexe !

Nous avons des recherches sur les violences d’extrême-droite ici qui nient complètement le problème. Je ne fais pas partie de ceux-là. À cause de la guerre, je ne peux pas surinvestir ce problème mais si nous nous étions rencontrés deux mois avant, notre conversation aurait tourné beaucoup plus autour de ça. Je ne pense pas que ce soit une bonne stratégie de nier complètement l’existence de l’extrême-droite ici mais il faut montrer les vraies échelles. Et les vraies échelles ne sont pas celles des Russes.

Peux tu me dire quel sont les moyens pour vous suivre ?
La chaîne Telegram [7] c’est le mieux. Nous avons aussi un blog [8], créé dans les premiers jours par un camarade mais ce n’est pas notre média principal. Je fais moi même parti de la commission média et je suis responsable de la chaîne Telegram.

Au début, il n’y avait pas de stratégie éditoriale. Quelqu’un voulait publier quelque chose, il l’envoyait et c’était publié. Maintenant, nous essayons d’être plus efficaces et de montrer au mieux ce que nous faisons.

Depuis Operation Solidarity, comment pensez-vous les prochaines étapes ? Pensez-vous que votre priorité de soutenir des volontaires au front va devoir se maintenir très longtemps ? Quelles sont vos perspectives ?
Ici, pour moi personnellement, l’horizon est très proche. Je vis un, deux ou trois jours et je ne sais pas ce qu’il se passera ensuite. Peut être que maintenant c’est plus facile d’avoir des plans, mais il y a une ou deux semaines, tout était au jour le jour. Nous avons des discussions sur ce que nous allons faire après la guerre, nous voulons continuer avec Operation Solidarity parce que cette organisation a réuni différentes personnes de milieux divers, pas seulement les anarchistes ou les gauchistes, ce qui est une bonne chose. Il n’y a pas de plan écrit quelque part mais nous avons parlé de trouver des locaux ou des coopératives, de créer une infrastructure. Peut-être ce bar qui nous sert de quartier général actuellement.

[6Le mouvement Azov est une galaxie d’organisations liées à l’histoire du bataillon Azov. On y trouve notamment Corps National (branche politique du mouvement), la Milice nationale (organisation paramilitaire distincte du bataillon Azov), le Corps civil Azov (organisation activiste non-militaire de vétérans du bataillon), Centuria (organisation paramilitaire)]

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