En dystopie, diviser la division

Noor Or

paru dans lundimatin#404, le 26 novembre 2023

Les frappes incessantes sur Gaza et le nombre de personnes tuées ne fait que grossir jusqu’à en perdre l’entendement. Plus de onze mille personnes déjà assassinées tandis que les troupes israéliennes se répandent plus avant au sol.

Nous avons dépassé la nausée. La violence qui se déchaîne sur la population Palestinienne est sans commune mesure, profitant du chaos et avec l’aval de l’armée, les colons - qui sont des fondamentalistes revendiquant la souveraineté juive sur toute l’étendue du territoire biblique de Judée et Samarie (actuelle Cisjordanie) - s’emparent de plus en plus de territoires, attaquent et tuent sans être inquiétés.

La dérive est si grande qu’ils tirent même sur les activistes juifs-Israéliens qui protègent les villages Palestiniens menacés par les colons, dont la simple présence avait jusqu’alors constitué un élément dissuasif relativement efficace.

Les Palestiniens détenteurs de la citoyenneté Israélienne sont arrêtés pour avoir liké un post ou démontré de l’empathie envers les Gazaouis, ils sont renvoyés de leur travail ou des universités, alors qu’une foule de militants d’extrême droite déchainés bloquent les dortoirs où résident des étudiants Palestiniens à Netanya, sous le regard (bienveillant ?) de la police.

Des militants pour la paix sont mis en détention pour avoir accroché des posters appelant à la solidarité Judéo-Arabe, quatre Palestiniens et des activistes de gauche Israéliens sont détenus et abusés par un groupe comprenant colons et soldats en Cisjordanie, le journaliste Israélien Israel Frey, militant pour la fin de l’occupation et le droit des palestiniens, voit sa maison attaquée et sa vie menacée par des militants d’extrême droite tandis que le gouvernement propose de nouvelles mesures qui permettront à la police de tirer à balles réelles contre les citoyens israéliens qui manifestent, et que Itamar Ben Gvir, ministre de la sécurité nationale, distribue des fusils d’assaut automatiques M5 aux volontaires de la nouvelle unité de Garde civile– n’oublions jamais que Ben Gvir est un fasciste Kahaniste, et qu’une garde civile sous son contrôle n’est pas sans évoquer avec horreur la Gestapo de l’Allemagne Nazie. C’est donc dans ce climat autoritaire que se profile une guerre civile dont les prémices étaient déjà visibles en Mai 2021, guerre durant laquelle avaient explosées des violences intra-civiles alors sans précédent.

Une manifestation demandant un cessez-le-feu et l’échange des otages a néanmoins lieu à Tel Aviv comme en témoignent les photos de Oren Ziv, reporter pour 972mag, un journal indépendant Israélo-palestinien et photographe pour ActiveStills, et est relayée par l’activiste anti-occupation Yahav Erez avec ce message : « vous ne saurez jamais le genre de courage qu’il faut pour faire ça [manifester] maintenant. »

Effectivement, les temps sont graves, la détresse de la gauche Israélienne est immense, la détresse des Palestiniens citoyens d’Israël plus encore (doubles victimes, des frappes du Hamas, de la violence d’état israélienne et de ces civils d’extrême droite), la détresse des Palestiniens de Cisjordanie et de Jérusalem-Est, indescriptible, et celle des Gazaouis, incommensurable.

Et comme si cette succession d’horreur n’était pas suffisante, le reste du monde se met à battre tambour dans cette nouvelle guerre de l’information. Sur les réseaux sociaux, la propagande est à son comble et chaque information doit être prise avec des pincettes, vue la quantité affolante de fake news ou de semi-vérités qui circulent et se répandent en l’espace de quelques minutes sur les réseaux.

La même rhétorique est utilisée dans les « deux camps » et les mêmes processus de déshumanisation sont mis en place, ainsi de nombreux posts circulent nous enjoignant à être du « bon côté de l’Histoire », l’ironie étant que les deux « côtés » proposent leur version de la réalité et donc du supposé camp du « bien » - dissonance cognitive pour celle.eux qui ont découvert la Palestine le 7 octobre 2023.

La vidéo du témoignage de Yocheved Lifschitz, une des otages détenues par le Hamas, relâchée le 23 octobre dernier, est disséquée, certains choisissent de ne diffuser que la partie où elle raconte avoir été bien traitée durant sa captivité, et d’autres uniquement celle où elle raconte avoir été frappée à coups de bâton lorsqu’elle était ligotée à l’arrière du scooter d’un des combattants du Hamas la transportant vers Gaza. Chacun refuse de reconnaître la brutalité de l’attaque du Hamas ou bien la brutalité de l’occupation israélienne. Témoignant ainsi d’une incapacité à identifier la possible bonté chez l’ennemi et la possible cruauté chez l’allié, créant ainsi des êtres sans nuances, appartenant à des blocs homogènes « tous colons » / « tous terroristes », ne méritant ni empathie ni contextualisation et tuant tout espoir de négociation.

De même, des figures de style en tous points similaires sont diffusées par le camp pro-Palestine et celui pro-Israël : « Je m’étais toujours dit que si la Naqba avait eu lieu à l’ère des réseaux sociaux elle aurait été empêchée, je me rends compte aujourd’hui que non. » s’oppose à « Je me suis toujours demandé comment les gens avaient laissé l’holocauste se produire sans réagir, suite au massacre du 7 Octobre et les réactions suscités, aujourd’hui je sais. ». L’infinie tristesse de ces deux citations est qu’elles sont toutes deux justes, et que bien qu’elles dénoncent un ennemi commun, le racisme, le nettoyage ethnique et le génocide, elles sont employées contre leur frère de lutte afin de le décrédibiliser, au lieu de converger face à l’impérialisme et l’extrême droite qui a perpétré et perpétue crimes de guerres et crimes contre l’humanité depuis plusieurs siècles.

C’est une véritable course à la déshumanisation facilitée par les réseaux sociaux, où les supporters d’Israël diffusent de manière effrénée l’enregistrement d’un combattant du Hamas au téléphone avec son père annonçant avec enthousiasme avoir « tué dix juifs de [ses] propres mains  » et les vidéos des manifestants pro palestiniens en Australie scandant « gas the jews », ou encore les vidéos d’Européens arrachant les posters des otages du Hamas ou les remplaçant par de nouveaux posters en tout point identiques sauf que le mot « kidnapped » a été remplacé par « occupier ». En parallèle, les supporters de la Palestine diffusent les vidéos ignobles de certains TikTokers Israéliens se moquant des Gazaouis sous les bombes - sans eau ni électricité, des soldats de Tsahal en train de chanter et danser en chœur ou encore des scènes d’humiliations abjectes de Palestiniens détenus par des soldats Israéliens. Enfin, dans le désarroi le plus total ont été diffusées par les deux camps les vidéos de l’aéroport de la région du Daghestan en Russie envahis par une foule sanguinaire en quête d’israéliens (ou bien de juifs) à lyncher après avoir appris l’arrivée imminente d’un vol en provenance de Tel Aviv.

C’est là qu’écrire pour s’adresser à la gauche devient nécessaire.

La droite, qui continue de qualifier l’agression génocidaire sur Gaza par le gouvernement israélien de « défense » est un ennemi politique que je ne cherche plus à raisonner. Qui s’oppose à un cessez-le-feu alors que nous assistons, au mot près, à la définition d’un génocide sur la population de Gaza, dont, sur 2,3 millions d’habitants, 11 000+ ont étés tués et 1.3 millions déplacés, près de 50% des habitations ont étés détruites et il n’y a plus ni eau, ni nourriture, ni électricité. Je les invite à consulter les comptes des journalistes documentant depuis Gaza : Mohammed Zaanoun et Plestia Alaqad. Que celle.eux qui discutent encore la « légitime défense » se débrouillent avec leur conscience.

C’est donc pour m’adresser à la gauche que j’écris, mes alliés objectifs.
Car quand la gauche se met à se ranger aux côtés et célébrer des factions ultra-violentes, de toute évidence racistes, à diffuser des appels à la haine et à la violence décomplexée, c’est la terreur qui me prend. En effet, la page Instagram decolonizethisplace publie les vidéos de l’aéroport du Daghestan avec pour en-tête « No home for genocidal settlers » (pas de maison pour les colons génocidaires), le post sera ensuite supprimé sans doute par crainte du backslash d’apologie de la violence antisémite. Mais elle publiera le lendemain en story un lien vers une charte de résistance palestinienne comprenant bon nombre de vérités indéniables, mais affirmant également que la lutte pro palestinienne ne souhaite pas l’égalité mais bien l’expulsion de tous les juifs du territoire. Ils appellent donc à réparer une injustice causée par l’Europe coloniale aux Palestiniens en autorisant la création d’un foyer national juif en Palestine (n’oublions pas, afin de réparer l’injustice de l’holocauste et se débarrasser du « problème juif » en Europe) par une nouvelle injustice, celle d’une « Naqba inversée » où tous les Sionistes (dans ce cas, difficilement discernables des juifs) présents sur le territoire devraient partir – mais où ? « No home for genocidal settlers ». Si on conçoit la juste lutte Palestinienne comme un nouveau projet nationaliste, autoritaire et suprémaciste, on ne fait que laisser l’histoire se répéter indéfiniment, où s’intervertiraient éternellement les protagonistes.

La majorité des Israéliens résidant en Israël sont des réfugiés ou descendants de réfugiés, d’Europe, d’Afrique du Nord ou du Moyen Orient. Ils ont systématiquement subi un nettoyage ethnique dans toutes les régions du monde. De 109 000 juifs en Tunisie en 1948, il en reste 1200 aujourd’hui. Ces gens ne sont pas partis spontanément de leur pays, ont laissé leur culture et leur langue derrière par engouement pour le Sionisme, ils sont partis du fait de l’oppression, d’une violence inouïe en répercussion à la guerre des 6 jours en 1967 en Israël. Encore une fois, l’histoire se répète lorsque dans le contexte de l’actuelle guerre, la synagogue d’El Hamma est incendiée.

On parle beaucoup de la guerre d’indépendance d’Algérie pour faire un parallèle à la lutte palestinienne en oubliant, sciemment ou non, que bon nombre de juifs figuraient au FLN et que la totalité d’entre eux a été chassée du pays sous la menace dont la funèbre formule résonne encore dans la mémoire des juifs algériens : « la valise ou le couteau ». De 150 000 à la veille de l’indépendance, il en reste aujourd’hui zéro. La même chose s’est produite en Libye, en Irak, au Yémen, en Iran, etc. La liste est longue. L’erreur que bon nombre commettent est d’ignorer le fait que les populations juives vivant en Israël ou bien en Palestine occupée, comme bon vous semble, n’ont pas de métropole dans laquelle retourner. Les colons vivant en Cisjordanie, eux, oui, sont des occupants illégaux, de vrais colons, et pratiquent un apartheid désolant envers les populations Palestiniennes qu’ils ont expulsées par la force.

La Naqba, l’expulsion brutale de 800 000 palestiniens en 1948, l’occupation qui sévit depuis lors, le grappillage des terres de Cisjordanie, le blocus de Gaza et son bombardement, la constante humiliation, oppression et déshumanisation des Palestiniens, nécessitent réparation. Elle passerait d’abord par le démantèlement des colonies, l’ouverture de Gaza et le droit au retour des Palestiniens réfugiés de 48. Demander dans un même temps l’expulsion de 10 millions de personnes est une aberration, le seul possible qu’il reste aux deux peuples est la création d’un état binational, beaucoup le savent et je vous invite à écouter la parole infaillible et plus qu’admirable de Rima Hassan, Palestinienne née dans les camps de réfugiés Syriens, citoyenne Française et porteuse d’une des seules paroles sensées qu’on ait vu ces dernières semaines. Pour cela elle subit un harcèlement xénophobe, raciste et sexiste effréné.

Il est primordial de comprendre que le racisme anti-juif ne fait que renforcer le récit du gouvernement israélien - celui que le monde entier est antisémite. Il est primordial de comprendre que réclamer l’expulsion de tous les juifs de Palestine ne fait que renforcer la hasbara (littéralement : explication ; propagande) israélienne affirmant que les Palestiniens souhaitent tous l’extinction des Israéliens et que le seul moyen de les contenir est de garder une poigne de fer sur la population palestinienne. Il est primordial de comprendre qu’on ne peut se battre contre le racisme en faisant preuve de racisme. Qu’on ne peut se dresser face à l’impérialisme avec un projet impérialiste. Qu’on ne peut s’outrager du processus de déshumanisation d’un groupe en le reproduisant sur un autre groupe. Il est primordial de comprendre que le suprémacisme n’a ni nationalité, ni frontière et que c’est bien celui-ci sous toutes ses formes qui doit être annihilé.
On ne réparera pas une injustice par une autre, c’est ce qui a été fait en 1948 et nous en constatons les désolants dégâts. Réparation, retour, égalité en droit et coexistence.

Freedom for all, from the river to the sea.

Ce texte a été rédigé les 30/10/2023, les chiffres ont étés mis à jour, néanmoins, l’article ne couvre pas les événements postérieurs au 30 octobre.

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