Écureuils à la dérive : de l’état d’exception chilien

Gerardo Muñoz

paru dans lundimatin#240, le 1er mai 2020

Une série d’articles publiés par Giorgio Agamben dans le sillage du COVID-19 a été accueillie sans surprise par les « gardiens de nuit » de la démocratie libérale. [1]

[Photos : Gonzalo Diaz Letelier]

L’objet de la mésentente entre les deux parties se présente comme un mécanisme d’adaptation composé de deux demandes distinctes : d’une part, l’exigence de s’éloigner des conditions qui sous-tendent le projet archéologique d’Agamben (Homo sacer, 1995-2015) ; et d’autre part, le désir de faire une exception à la situation actuelle ; comme si, cette fois, « l’immunité » ou une « biopolitique démocratique » allait effectivement racheter l’Humanité [2]. La nature de cette réaction désespérée fait écho au fantasme d’une « bonne politique pour le bon moment », comme si la résurrection des principes de légitimation était une entreprise crédible à une époque de déclin civilisationnel de notre espèce. Mais à ce stade, nous sommes certainement trop habitués à l’éloquence du discours universitaire et aux moyens qu’il a de se vulgariser, pour compenser l’impossibilité de ses applications empiriques. Sans aucun doute, cela est dans l’esprit du temps.

Je n’ai pas l’intention de répéter les thèses d’Agamben. Elles sont bien connues de tous ceux qui se sont intéressés à son travail sur la « vie », sur l’état d’exception ou sur la consommation de l’oikonomia au cœur de la politique occidentale. Je voudrais plutôt discuter du cas chilien, alors que j’ai été surpris de voir de nombreuses voix intellectuelles se saisir des principes d’Agamben, en particulier à la suite de la récente lettre des universitaires concernant le Covid-19 [3]. Pour moi, cela en dit long sur l’expérience chilienne et sur la situation qui dure maintenant depuis un demi-siècle : un état d’exception prolongé. La thèse que je défends ici est donc que le débat chilien est le mieux placé pour essayer d’avoir une compréhension mature et globale de l’état d’exception, non pas comme une formule abstraite, mais comme un phénomène latent au sein des démocraties. L’exercice de la politique occidentale en matière de sécurité et d’exception n’est pas un horizon conceptuel de ce que pourrait être la politique ; c’est ce que l’ontologie du politique représente une fois que les limites internes des principes libéraux s’effondrent (la séparation entre consommateurs et citoyens, État et marché, jurisprudence et subsomption réelle).

Le président Sebastian Piñera a récemment adopté un décret sur l’état de « catastrophe exceptionnelle », afin de faire face à la menace croissante du Covid-19 dans le pays. Cette décision doit être placée dans le contexte plus large de ce que nous pouvons appeler le « long état d’exception chilien ». Il existe au moins trois segments historiques distincts de cet état d’exception. Premièrement, « l’exceptionnalisme criollo » du début de la période républicaine, au cours de laquelle la relation entre l’État et le pouvoir constituant était déséquilibrée. Deuxièmement, l’état d’exception politique dictatorial mis en place par le coup d’État de 1973 contre le gouvernement de l’Unidad Popular de Salvador Allende. Enfin, la soi-disant « transition vers la démocratie » de 1990, qui a servi à actualiser juridiquement ce que Tomás Moulian appelait la « matrice productiviste-consommatrice de la société » [4]. Il ne faut pas comprendre ces segments temporels comme une simple continuité de l’instabilité politique ou de l’illégalité juridique erratique, bien au contraire. Le cas chilien montre comment la normalisation de l’état d’exception pourrait très bien survivre sous le vernis des frontières juridiques d’un « État subsidiaire », Etat doté du libre-arbitre en ce qui concerne l’accumulation des richesses et de la dette pour dynamiser sa société. Dans un essai novateur, « El golpe como consumación de la Vanguardia » (« Le coup d’État comme accomplissement de l’Avant-garde », 2003), le philosophe chilien Willy Thayer a affirmé que le coup d’État chilien de 1973 était le véritable signe de l’Avant-garde, le « big-bang » de la mondialisation, car il a brouillé le passage de la dictature à l’après-dictature. Comme le soutient Thayer dans un extrait de son essai :

« Le terrain refoulé par la loi - c’est-à-dire ce que la loi doit refouler pour devenir elle-même - redevient une norme [à l’époque de la post-dictature]. L’exception devient la norme. La violence contre l’illimité devient la violence contre la limitation. Et si avant l’exception, il s’agissait de la norme en tant qu’exception de la norme, aujourd’hui, dans le sillage de la mondialisation, ce qui est compris comme l’exception est devenu la règle. L’Etat d’exception comme prolifération factice de la norme est en dehors de toutes les normes génériques : le marché, la liberté d’entreprendre, l’anomie du marché, ou en dehors de toute norme spécifique, ainsi que de toute décision autour de ce qui compte comme norme... Aujourd’hui, c’est le coup d’Etat, plus que les pratiques artistiques, qui est en dehors de tout cadre et qui est le « moment destituant », non seulement contre l’institution, les habitudes, et nos présomptions sur l’art ; mais aussi sur ce qui altère les codes inhérents à la compréhension. C’est le coup d’Etat, et non l’université, qui amène la réforme de la subjectivité et de la pensée ; c’est le coup d’Etat qui transforme l’art, l’université, la politique et la subjectivité elle-même » [5].

Le coup d’Etat introduit une nouvelle temporalité historique en aplatissant la nature même de son caractère exceptionnel, par l’échange illimité de valeurs entre sujets et choses. Cela se fait dans le cadre d’un arrangement constitutionnel qui bloque tout ius reformandi et qui devient injustifié. C’était l’idéal du théoricien du droit Jaime Guzmán, qui a tenté de combiner une conception « thomiste » de l’État comme « accident », avec un hyper-personnalisme de la « persona » comme substance [6]. Comme s’il préfigurait déjà la disparition de l’État social du libéralisme, Guzmán incarne la dérive actuelle des efforts de la droite nationaliste pour réconcilier Saint Thomas d’Aquin avec le marché, le corporatisme avec la Constitution américaine et le « Bien Commun » avec les batailles géopolitiques contre l’hégémonie chinoise [7]. Bien sûr, Guzmán n’était pas devin, et il ne vit pas venir cet arrangement particulier. Cependant, il vit la normalisation de l’état d’exception comme une stratégie visant à limiter tout levier de la « société civile » contre les structures de « l’État subsidiaire ». Si l’exemple du Chili peut signifier quelque chose aujourd’hui, c’est ceci : le problème de l’exception politique n’est pas un problème de forme étatique ; c’est le problème de l’épuisement des frontières entre l’État et la société civile, où les formes sociales d’autonomies deviennent une zone d’échange entre valeurs et pérennité du collectif. La « tyrannie des valeurs » acquiert ici un sens nouveau : il ne s’agit plus d’un problème de raisonnement moral, mais d’une pratique économique d’organisation de la vie en société.

Le discours sur le « dépérissement de la société civile » existe depuis un certain temps, mais cette analyse suppose qu’un « sujet politique » peut émerger pour organiser une nouvelle transformation [8]. On peut donc se demander : cela s’est-il passé lors des soulèvements d’octobre ? Pas tout à fait. Contrairement aux précédentes manifestations de 2003 et 2011, le mois d’octobre 2019 a été marqué par ce que l’on a appelé une « politique expérientielle » : une désarticulation entre le peuple et sa représentation politique, le peuple ne cherchant plus à traduire son malaise en « revendications » comme lors les moments populistes [9]. L’Octobre chilien a été une « parabasis », un dépassement de la scène sociale traditionnelle, un dépassement des représentations et des idéaux-types, une forme d’errance sociale qui ne peut être assimilée à la poursuite moderne de la « liberté ». Si la liberté a toujours été herméneutiquement ancrée dans une relation analogique à l’action, la « fuite » de l’Octobre chilien a démontré que la praxis humaine est inhérente à l’activité humaine, et que cette forme de vie existe au-delà de la « sécurité biopolitique ». C’est pourquoi aujourd’hui, toute défense du « spiritualisme » du concept de « vie » devient une « reproduction biopolitique », même si elle est fondée sur un « Bien commun ». C’est l’autre facette du thomisme. Cependant, nous savons que « quiconque a un caractère a toujours la même expérience, car il ne peut que revivre et ne jamais vivre. L’individualité s’exprime dans un caractère ou une habitude. Dans chaque cas, il y a une impossibilité de vivre » [10]. Le nouvel état d’exception chilien est une tentative de combattre cette vérité par un déploiement complet de la police, du marché, de l’université, de l’intelligentsia et de l’État de droit lui-même.

Le « moment destituant » de l’exception chilienne est mené contre la réduction de l’existence à la « vie ». Comme Ivan Illich l’écrivait très bien, « il y a quelque chose d’apocalyptique à rechercher la Vie au travers d’un microscope » [11]. Une analyse en adéquation avec la vision d’Agamben concernant le souci des stratégies politiques de « vécu » et de la sécurité de la « vie ». Il n’est pas surprenant que l’intelligentsia chilienne ait réfléchit à contre cette attaque contre le tissu vital de l’existence humaine. Elle a développé de nouvelles stratégies d’ « ordre » pour contrecarrer ce qu’elle a appelé le « parti de la violence », qui cherche à la démunir de son appareil vitaliste [12]. D’autres tentatives plus raffinées de restructuration de la droite politique chilienne, comme le programme Octubre en Chile (2019) d’Hugo Herrera, ont appelé à un républicanisme populaire, qui renouvellerait la médiation entre la société et l’État, à travers une conception schmittienne du politique. Si la politique a la primauté sur l’économie, alors la machine de gouvernance est conservée au sein d’une dynamique entre un pôle relativement faible, et un pôle de force optimale [13]. Cette stratégie permet de faire face à la crise actuelle, en faisant craindre une fragmentation et une contestation générale de l’espèce. Il en va de même pour les propositions modernistes fondées sur la suprématie du pouvoir constituant, et les idéaux de l’ingénierie du « social ». Ces idéaux attribuent la force de transformation à des « dispositifs passifs » (tels que la délibération en assemblée et l’action communicative, dont le Chili possède une longue tradition sous la forme de cabildos), qui pourraient créer les véritables rouages d’une séparation démocratique des pouvoirs et d’une cohésion d’un nouveau contrat social. Le problème de l’assemblée infinie est qu’elle n’agit en rien sur les nouveaux mécanismes de pouvoir, qui consistent aujourd’hui à contrôler les flux, les infrastructures et le système général d’interaction [14]. Nous pouvons en parler autant que possible, cela ne mènera nulle part. Cet appel à une « unité communicative » implicite du corps politique ne peut s’exécuter que dans un équilibre intact entre la vie, la production et la valeur.

Giorgio Agamben a raison, lorsqu’il énonce qu’il n’est pas surprenant que les citoyens d’aujourd’hui soient prêts à accepter une réduction de leurs libertés au nom de la sécurité, puisque la « crise » est la façon dont la gouvernance gère les conflits internes de ce système politique acéphale [15]. Dans une chronique récente, Hugo Herrera donne une image bien réelle de ce mouvement : les manifestants dans les rues sont comme des écureuils à la dérive [16]. Les mouvements des écureuils sont une combinaison de caprice et de rythme ; on ne sait pas très bien où ils vont, qui ils vont rencontrer et quel sera leur destin. Comme Polichinelle, moitié humain et moitié poule, l’écureuil en fuite est ce qui reste lorsqu’un corps singulier entre en contact avec un semblable, sans pour autant qu’il ne souhaite une quelconque aspiration à créer sa propre destinée [17]. Il y a quelque chose à dire de la rencontre entre l’animal et l’humain, qui peut potentiellement déconditionner le topos, transformant l’exception en une transfiguration étincelante d’un autre monde. Dans le simple fait de chercher, de nouvelles possibilités émergent. S’il s’agit de créer une relation différente au monde où « la potentialité de toutes les espèces peut être atteinte », alors chaque « exception est un outil pour jouer sur l’atrophie politique » [18]. La possibilité du « moment destituant » n’est pas une réalisation ; c’est une remise en question de la disjonction du social comme « espace autonome » d’action. L’exception chilienne nous offre un miroir d’une réalité à dépasser.

[1Une version originale anglaise de ce texte a d’abord paru sur le site de nos amis suédoisTillfällighetsskrivande.

[2Pour les positions contre Giorgio Agamben ; Panagiotis Sotiris, ’Against Agamben : Is a democratic biopolitics possible ?’ : https://criticallegalthinking.com/2020/03/14/against-agamben-is-a-democratic-biopolitics-possible/ , Roberto Esposito, “Curati a oltranza” : https://antinomie.it/index.php/2020/02/28/curati-a-oltranza/, et Elettra Stimilli, “Il laboratorio Italia”. Ripensare il debito ai tempi del virus” : https://antinomie.it/index.php/2020/03/29/il-laboratorio-italia-ripensare-il-debito-ai-tempi-del-virus/

[3Le document des lettres des universitaires chiliens sur le COVID-19 se trouve ici : https://bit.ly/2IW7npd

[4Tomás Moulian, Chile Actual : Anatomía de un mito (LOM, 2002), p.81-119.

[5Willy Thayer, “El Golpe como consumación de la vanguardia”, El fragmento repetido : escritos en estado de excepción (ediciones metales pesados, 2006), p.24-25.

[6Renato Cristi, El pensamiento político de Jaime Guzmán (LOM, 2011).

[7“Common Good Capitalism : An interview with Marco Rubio”, and “Corporativism for the Twenty-First Century”, by Gladden Pappin, American Affairs (Vol. IV, Spring 2020). Et, Mary L. Hirschfield, Aquinas and the Market : Toward a Humane Economy (Harvard University Press, 2018).

[8Michael Hardt, “The withering of civil society”, Social Text, N.45, 1995.

[9Michalis Lianos, ’Une politique expérientielle’ : https://lundi.am/Une-politique-experientielle-IV-Entretien-avec-Michalis-Lianoswell. Aussi, le dossier sur le révoltes chilien ’Los estados generales de la emergencia’, Ficción de la razón, october 2019 : https://ficciondelarazon.org/2019/10/29/vvaa-los-estados-generales-de-emergencia-dossier-en-movimiento-sobre-revueltas-y-crisis-neoliberal/

[10Giorgio Agamben,

Pulcinella ovvero Divertimento per li regazzi : in quattro scene (Nottetempo, 2015), p.104.

[11Ivan Illich, “The Institutional Construction of a new fetish : Human Life”, In the Mirror of the Past : Lectures and Addresses, 1978-1990 (Marion Boysars, 1992), p.223.

[12José Joaquin Brunner, “Violencia : el desquiciamiento de la sociedad”, novembre 2019, El Libero : https://ellibero.cl/opinion/jose-joaquin-brunner-violencia-el-desquiciamiento-de-la-sociedad/

[13Carl Schmitt, “Strong State and Free Economy’, Carl Schmitt and Authoritarian Liberalism (University of Wales Press, 1998), ed. Renato Cristi. p.215.

[14“Julien Coupat et Mathieu Burnel interrogés par Mediapart’, Lundi Matin, 66, 2016 : https://bit.ly/3bdRAOs . Pour la nouvelle forme de domination comme extraction, voir, Alberto Moreiras, ’Notes on the illegal condition in the state of extraction’, RIAS, Vol.11, N.2, 2018, p.21-35.

[15Giorgio Agamben, “Chiarimenti’, mars 17, 2020, Quodlibet : https://www.quodlibet.it/giorgio-agamben-chiarimenti

[16Hugo Herrera, “Crisis sobre Crisis”, mars 17, 2020, La Segunda : https://bit.ly/2Wvc0i0

[17Giorgio Agamben, Pulcinella ovvero Divertimento per li regazzi : in quattro scene (Nottetempo, 2015), p.117.

[18Jacques Camatte, “The Wandering of Humanity”, This World We Must Leave and Other Essays (Autonomedia, 1995), p.71.

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