Dominant Report

Épisode 6 – Lefault System

paru dans lundimatin#290, le 31 mai 2021

Résumé des épisodes précédents :
Un logiciel de police prédictive instauré pour enfermer massivement de petits délinquants a, suite à une actualisation, changé de cible criminelle et fait enfermer des milliers de chefs d’entreprises, banquiers et politiciens, sans compter la totalité des milliardaires. Cette situation a affolé et paralysé les pouvoirs établis et ouvert des voies aux possibles. Mais, pendant ce temps, l’informaticien à l’origine du chamboulement, dont la startup à été rachetée par le groupe Lefault, est appelé (premier épisode) par un avocat pour aller rendre visite au grand patron en prison.

Serge Lefault s’agaçait de la lenteur des heures de détention. Il appela de nouveau le maton, et lui commanda :

– Amenez moi un café.
– Je ne suis pas le larbin des détenus, monsieur, répliqua le gardien piqué par le ton de son prisonnier.
– En es-tu bien sûr ? demanda Lefault, entre mépris et amusement pour l’agent impertinent.

Celui-ci allait répondre, puis se ravisa vivement, et grommela un acquiescement, comme quoi il reviendrait avec un café dans un instant. Puis il partit presque au pas de course, moins pour s’exécuter au plus vite que pour éviter que d’autres détenus ne l’interpellent. Ça n’arrêtait pas, avec les cellules pleines de messieurs nés avec une cuillère d’argent dans la bouche, il était effectivement devenu un larbin, courant toute la journée pour satisfaire le moindre de leurs caprices. Dire que, seulement une semaine auparavant, il se baladait tranquillement dans ces mêmes couloirs, son domaine, faisant régner la terreur son tonfa à la main. Il aimait par dessus tout voir ses prisonniers supplier pour aller aux toilettes, il les regardait impassible comme s’il n’entendait rien. Et il jubilait lorsque l’un finissait par se pisser dessus, le désarroi souvent accompagné de résignation était tout simplement jouissif. Il ouvrait alors la porte et proposait au pisseux de l’accompagner aux toilettes. L’état de confusion du prisonnier l’empêchait généralement de s’énerver et, en cas contraire, ça lui faisait un peu d’exercice.

Mais ces petits plaisirs du quotidien étaient une chose du passé. Le commissaire avait été on ne peut plus clair : « vous me traitez le moindre de ces gommeux comme s’il était logé au Georges V. Je veux que vous serviez chacun comme s’il s’agissait du préfet Papon en personne : respect, admiration et soumission. » Le chef avait raison, la situation était trop confuse, personne ne pouvait prédire comment tout cela allait tourner. Et si le moindre de ces connards était rétabli dans ses pouvoirs, il n’aurait qu’à claquer des doigts pour rendre la vie impossible au commissariat, au commissaire et, à plus forte raison, lui, simple gardien. Un Serge Lefault pourrait l’écraser comme une mouche, pour peu qu’il se souvienne de son nom : Gérald Jeudevilain.

Il attendait que le percolateur ait terminé son œuvre ; ce n’était pas la lavasse habituelle, il s’agissait de la machine et du café personnels du commissaire. Même cette crevure de Lefault en félicitait l’arôme. En attendant, il voyait d’autres agents tout aussi affairés et craintifs que lui-même, allant et venant dans le commissariat, presque en chuchotant. On y voyait des policiers se croiser, mines déconfites et bras chargés de sacs d’épicerie Fauchon, dont le contenu dépassait de loin leurs salaires.

Tout à coup, le commissaire se planta devant lui : « Gérald, c’est toi qui es en charge du service de Lefault ? Amène-le, il a de la visite. Dépêche toi et, encore une fois, avec beaucoup de tact. C’est pour lui ce café ? Très bien, je vais le boire. Tu lui annonce que tu lui en serviras un autre, plus frais, dans la salle des rencontres. Et dis bien “rencontres” et pas “interrogatoire”, tu as compris ? ».

D’abord furieux de ne pas voir son café dans les mains de son maton, il se rasséréna quand celui-ci lui annonça la visite et l’assura que des cafés et des biscuits seraient dans leur salle de rencontre. « Très bien, Gérald. Maintenant dépêche toi un peu d’ouvrir ». Le gardien de la paix Gerald Jeudevilain sentit son cœur bondir, à la fois d’orgueil et de crainte : le grand patron se souvenait de son petit nom.

Serge Lefault entra d’un pas décidé dans la petite salle, habituellement d’interrogatoire, où l’attendait son avocat, maître Dupont de La Roseféline et le startuper Robert Cheetham.

– Asseyez vous ! Et toi, va nous chercher des cafés, tu seras gentil. Le maton fit un salut réglementaire, puis sortit diligemment remplir sa mission.
– Bien, maître, enfin là ! Qu’est ce tu foutais ? Et c’est qui ce type ? demanda t-il en désignant Cheetham. Ce que j’ai à te dire doit rester entre nous.

L’avocat, habitué à l’énergie de son client, expliqua calmement la présence de Cheetham :
– Il va nous aider à comprendre la situation, et donc à trouver une solution.
– C’est donc à cause de toi que je suis enfermé !
– Heu, pas vraiment, ce serait plutôt vos décisions qui ont mené à votre enfermement.

Cheetham expliqua dans le détail ce qu’il s’était passé. Contrairement à ses craintes, Serge Lefault l’écoutait attentivement sans l’interrompre et semblait bien saisir les données du problème.

Puis l’avocat exposa son plan pour sortir Lefault de là. Il faudrait poursuivre l’offensive médiatique, centrée sur la critique des algorithmes prédictifs, puis commander au président de la République qu’il décrète un état d’urgence qui suspende le fonctionnement de la Justice-Pol, reconfigurer ou retirer les algos et faire sortir tout le monde de prison. Lefault resta silencieux mais son agacement croissait à mesure que l’avocat exposait son plan. Celui-ci n’avait pas terminé quand Lefault le coupa :
– N’importe quoi ! Zéro pointé. Vous pouvez vous taire, maître. Si on suit votre plan débile, non seulement nous perdons tous les contrats, mais nous ne pourrons plus placer un logiciel de sécurité pendant des années. Je risque même de perdre les marchés avec nos amis saoudiens et tous les dirigeants qui doivent “renforcer” leurs démocraties en Afrique.

Il fit une pause, songeur, puis sourit en poursuivant :
– De plus, j’apparaitrais comme le vilain canard parmi mes petits camarades milliardaires, et ceux-là ne me rateront pas. Si on les laisse sortir maintenant, ils vont dépecer mon groupe. Et s’ils ne décident pas de placer ma tête sur une fourche pour la présenter au peuple, je pourrai m’estimer heureux d’être relégué au statut de cousin poisseux, à faire joujou dans le secteur des arts ou de l’humanitaire. Non, c’est tout l’inverse qu’il faut faire. Réfléchissez un peu. C’est une situation unique, ils sont tous aux fers et c’est moi qui détiens la clef. Déjà, tu mobilises les traders, je veux qu’ils soient tous en branle-bas de combat. On va profiter de la déstabilisation et de la chute des cours pour renforcer notre position chez tous mes petits camarades milliardaires. Tu me rachètes des minorités de blocage dans les entreprises stratégiques de nos concurrents, et si tu peux directement prendre la direction, tant mieux.

Pour la télé, toutça, tu envoies tous nos cabots sur les plateaux, avec la consigne de jouer minoritaire. Les autres vont tous dézinguer l’algorithme et faire de l’apologie de milliardaires, nous on fait l’inverse. On loue la justice divine qui s’abat sur les pourris, toutça. Et vous me laissez une petite porte ouverte, la petite nuance, l’algo n’aurait pas réussi à distinguer les quelques pommes saines dans le panier. Vous voyez ce que je veux dire ? Le message c’est « tout ça est parfait, les écuries d’Augias, etc., mais quelques erreurs à corriger ». Pour le peuple, nous sommes la probité incarnée. Pour mes petits camarades, je veux qu’ils comprennent bien que c’est moi qui détiens la clef. Et s’ils veulent faire partie des quelques pommes saines, ça va raquer sec. 

Surtout, vous ne retirez pas l’algorithme. Officiellement, rien ne change, la chasse à la corruption se poursuit avec le merveilleux outil de Lefault System. Ok ?

Ses subordonnés hochèrent la tête, incrédules : cela voulait dire que Lefault et le petit cercle des milliardaires resteraient sous les verrous. Mais Lefault poursuivit :-
– Il ne faut pas supprimer l’algo mais le changer. Bob, c’est là que vous intervenez, il faut que vous installiez des biais qui nous permettent de décider qui entre en prison, qui en sort, au cas par cas, selon le bon vouloir de notre entreprise. C’est clair ?

Bob comprit immédiatement et réfléchissait déjà aux genres de biais discrets qu’il pourrait ajouter à son logiciel. Mais l’avocat semblait un peu perdu, aussi Lefault fit un effort d’explication dans des termes plus compréhensibles pour un juriste :
– C’est un peu comme un tribunal, mettons le Parquet National Financier. Au moment de sa création, vous nommez un magistrat, dont vous savez par son parcours antérieur qu’il va tout défoncer. Ainsi, en quelques mois ou années, la nouvelle institution, le PNF, apparait comme lavant plus blanc que blanc, très légitime. Vous suivez ?
– Oui, monsieur, très bien.
– Je vous ai dit de m’appeler Serge. Bon, maintenant que vous avez votre machine à laver, qu’en faites vous, cher maître ?
– ... Ben, elle fonctionne, voilà tout.
– Mais enfin, vous êtes débile ou quoi ? On ne vous a donc rien appris à la fac de Droit ? C’est pourtant simple, le PNF est légitime, la machine à laver est reconnue par tout le monde comme incorruptible, blablabla... Vous envoyez donc le magistrat initial à la retraite, et vous le remplacez par un autre qui saura respecter les “intérêts de la raison d’État” ou comme vous voudrez appeler nos petites affaires. Maintenant vous saisissez ?
– Ha oui, très bien, et ainsi vous envoyez les contrats d’armement avec un autre pays, ses commissions et retro-commissions attenantes, au PNF qui décide qu’il n’y a rien à y redire. Blanc comme neige, je vois parfaitement. Mais quel rapport avec notre algorithme qui vous envoie en prison ?
– Décidément, vous êtes un crétin, cher maître. Il n’y a aucune différence avec le PNF. En l’occurrence, un peu par inadvertance, nous avons créé un logiciel incorruptible (un nouveau PNF si vous préférez, puisque décidément vous ne comprenez rien aux analogies). Dans le fond, le pays est ravis d’avoir cet Incorruptible, pensez donc aux millions de personnes qui voient que nous sommes enfin traités comme elles le sont habituellement. Pour elles, c’est un rêve, l’égalité qui se matérialise ou ce genre d’idée saugrenue qui habite le peuple, vous voyez ? Bien, que faisons nous ? Nous retirons brutalement l’algorithme et revenons à la situation antérieure ?
– Ben, ça vous permettrez de sortir...
– Oui, c’est ça ! Et retrouver ma tête sur une pique dans une semaine, pendant que les communards font bombance dans mon château ! Il n’y a pas de doute, vous êtes débile. Il ne faut pas retirer le PNF, juste lui changer de magistrat. Vous comprenez maintenant ? Les biais que va nous trouver Bob, c’est le magistrat.
– Oui...
– Seulement, maintenant, ce magistrat, il est à nous ! Plus besoin d’appeler un de ces connards de ministre pour retirer une affaire à un concurrent, monter des dossiers compliqués pour le présenter discrètement à un magistrat qui empêchera un contrat, etc. En gros, ce que je vous demande de faire habituellement. Maintenant, il nous suffit d’envoyer les concurrents directement en prison, et les laisser sortir, ou pas, quand ils auront compris. Nous avons la clef de la prison grâce à notre ami Bob, ici présent.

L’intéressé fit un signe de tête, puis ajouta :
– Oui, ce ne sera pas très compliqué. Il faut juste que je parvienne à faire un programme suffisamment sécurisé, chiffré, c’est-à-dire avec des clefs justement, pour que personne d’autre ne puisse le manipuler.
– Comment ça ? s’inquiéta Serge Lefault.
– C’est-à-dire... hésita un instant Bob Cheetman avant de continuer, l’essentiel du logiciel provient de programmes ouverts, c’est du travail collaboratif. Ce n’est pas moi ou notre équipe qui a créé le code initial, ça prendrait des années, et ce serait totalement contre-productif, à peu près personne ne bosse comme ça. En l’occurrence on a reprit le code d’un algorithme initialement créé pour prévoir des tremblements de terre, c’est des sismologues qui s’en servaient. Et on a fait une analogie entre les répliques sismiques avec les comportements criminels, si bien qu’on a utilisé l’algorithme des sismologues pour en faire un de police-prédictive.
– Ha, bon ? s’étonna Lefault, c’est un peu osé, dis-donc.
– Ouais, j’ai juste repris des études de sociologues comportementalistes qui permettaient de voir les mêmes mouvements... Oui, c’est bizarre, mais c’est pas notre problème. La question c’est que le code initial est ouvert, et notre problème c’est de ne pas en laisser l’accès aux autres, il faut donc qu’une partie du code soit une véritable clef, comme vous dite. Pour avoir une clef, il faut la créer...
– ... Pour ainsi s’approprier de ce qui est commun... C’est merveilleux, Bob, j’adore ce que vous faites. Ça me rappelle l’âge glorieux de mes ancêtres qui constituaient le patrimoine familial de la terre, dit Lefault un peu rêveur. Bien ! Alors, vous m’installez un gros cadenas, double sécurité. Je veux pas me retrouver avec des squatteurs dans mon logiciel.

Bob acquiesça et ne fit rien paraitre des doutes qui le traversaient. Fallait-il qu’il explique que son logiciel pouvait, pour l’essentiel, être répliqué un peu partout ? Lui pouvait installer tous les cadenas que le chef Lefault voudrait, ce ne serait jamais que sur des parties tout à fait annexes de la mise en application de l’algorithme, pas du code source. Mais il jugea plus utile de se taire.

D’abord un peu éberlué par le cours qu’avait décidé le patron, l’avocat s’enthousiasmait à mesure qu’il entrevoyait le groupe Lefault prendre toutes les places fortes des concurrents. Il objecta tout de même :

– Mais, du coup, vous ne sortirez pas avant plusieurs mois, voire des années, non ?
– C’est pas impossible. D’ailleurs profitez-en pour accélérer la privatisation des prisons, je veux tout le marché. Et vous profitez du nouveau public pour développer les prisons VIP, maintenant il y a une vraie clientèle. D’ailleurs, au passage, tu me fais déclarer un de nos hôtels, le Georges V de préférence, comme nouvelle prison, et tu t’arranges pour me transférer là.
– Toi, Bob, tu as compris où on va. Il faut que tu règles tes algo pour qu’ils soient un peu plus flexibles, tu nous inventes un truc pour qu’on puisse faire entrer ou sortir qui on veut, de manière très ciblée. Tu vois ce que je veux dire ?

Robert Cheetham acquiesça d’un « oui, monsieur ». Il avait plusieurs objections au projet du patron, mais il jugea plus prudent, voire malin, d’éviter de les exposer. L’avocat avait tout de même une autre question :

– C’est risqué tout de même votre plan. Si les autres comprennent que c’est nous qui les maintenons, ils vont mal réagir. Et, heu, ce sont vos camarades de classe, d’école et sociale… Heu, il n’y avait pas une solidarité entre vous ?
– Mais ils ont déjà compris, à part Lagardons qui est un crétin fini, et doit croire à une erreur judiciaire. Hahaha, qu’il est con, celui-là ! Ils savent tous que c’est moi, et doivent attendre mes conditions. Quant à la solidarité entre nous… Hahaha, tu me fais rire avec tes trucs de Charlot. Très drôle, maître. Ces histoires de sociologues sont assez amusantes, et dans le fond, pas fausses. Mais ça c’est pour les millionnaires, le personnel politique et nos cadres. Vous, quoi. Entre nous, en revanche, on s’étripe. Et d’ailleurs, nous venons bien de la même école, de la même cour de récréation plus exactement. Et qu’est ce qu’on fait à la récré, sinon se casser la gueule ? C’est notre jeu que de nous étriper. Que voudrais-tu que nous fassions d’autre ? Rien d’autre nous résiste, rien d’autre nous anime.

En rentrant vers sa cellule, Lefault était de bonne humeur et volubile, il conversait avec son maton personnel. « J’ai une bonne nouvelle pour vous, mon p’tit Gérald. Je vous garde. Bientôt, on va nous transférer dans un endroit un peu plus cosy. Et vous me ferez plaisir en vous trouvant un uniforme plus protocolaire, genre préfet ou quelque chose dans ce goût, je n’aime pas le négligé. »

Gérald Jeudevilain se demanda ce que voulait dire le patron, mais comprit qu’en le suivant il aurait bientôt un bel uniforme de préfet (avec les parements brodés aux manches !), quand bien même il garderait la fonction de groom.

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