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Épisode 4 – Le Conseil des Ministres

paru dans lundimatin#286, le 4 mai 2021

Résumé des épisodes précédents :

Un logiciel de police prédictive instauré pour enfermer massivement de petits délinquants a, suite à une actualisation, changé de cible criminelle et fait enfermer des milliers de chefs d’entreprises, banquiers et politiciens, sans compter la totalité des milliardaires. C’est dans ce contexte lourd de menaces que les plus hauts dirigeants de l’État doivent se réunir.

Le mercredi, le conseil des ministres se déroula dans une ambiance bon enfant. Bien qu’il manquât bon nombre de ministres, pour cause d’emprisonnement, et que leurs remplaçants ne semblaient guère réjouis d’occuper le poste, la conversation était agréable. Le premier ministre évoqua les poèmes qu’il avait aimé étant adolescent, avant d’entreprendre les sinistres études qui l’amenèrent à la triste carrière aboutissant à ce funeste poste. Le ministre des Transports exalta la beauté du printemps commençant et se mit d’accord avec celui de l’Intérieur sur la composition florale qui devrait accueillir les personnes dans les gares et commissariats.

Tous avaient lu le rapport concocté par l’équipe technique de McKinsey&Company, prestigieux cabinet de conseil, dont le rôle éminent dans la faillite de grandes entreprises, telle que Enron, puis une crise financière survenue en 2008, convainquit les dirigeants français. Le rapport avertissait que, dans l’état actuel de la connaissance sur le fonctionnement de l’algorithme de police prédictive, la probabilité était haute à très haute (entre 78% et 92%) qu’un déroulement normal du conseil des ministres se termine par l’incarcération de tous les participants –à l’exception du président- pour “association de malfaiteurs”. Le cabinet faisait remarquer qu’outre cette figure juridique, l’algorithme pouvait avoir recours à toute une série d’autres infractions inscrites dans le droit pénal en vue de réprimer les groupements, sans même compter les lois antiterroristes qui, avec la notion de “complicité”, pouvaient considérablement élargir son champ d’action. C’était si vrai, ajoutait le rapport, que ses rédacteurs avaient préféré envoyer leurs recommandations “depuis l’étranger” (ils ne précisaient pas le pays) car les cercles de complicité pouvaient s’étendre de manière totalement imprévisible.

Décidément, il était préférable de parler de parc floral plutôt que des sujets habituels. Et encore, à chaque fois qu’un ministre osait exposer ses préférences pour telle rose ou telle jonquille ou sa tendresse particulière pour une tulipe, il se demandait si ces fleurs n’étaient pas l’objet d’un marché frauduleux dont il pourrait être tenu pour responsable. Chacun essayait de se souvenir s’il y avait des appels d’offre pour les marchés publics de jardinage. Dans l’incertitude, la plupart optaient pour la simplicité des pâquerettes, qui ne furent jamais autant louées par des ministres.

Quand le ministre des Armées, encore admiré pour son “franc-parler décomplexé” une semaine auparavant, fit mine de prendre la parole, plusieurs de ses collègues se jetèrent sur lui et l’empêchèrent de prononcer le moindre mot. Il réussit tout de même à bougonner « ha, bah, on peut plus rien dire » et, pour une fois, il n’avait pas tout à fait tort.

Seul le président était assuré que ses mots ne l’incrimineraient pas, l’impunité lui étant assuré par les termes de la constitution que l’algorithme avait intégrés. Mais tous ses conseillers s’étaient portés pâles, pas un seul ne voulait l’approcher, aucun ne répondait au téléphone. Il n’avait donc pas la moindre idée des dossiers qu’il pourrait traiter. Il était totalement seul avec son immunité car il savait que les autres savaient que s’ils lui obéissaient, ils seraient rapidement incarcérés.

Il soliloqua donc un bon moment, en profita pour réciter des tragédies qu’il affectionnait, au grand dam des quelques ministres amateurs de théâtre. Soudain, il eut une idée : « vous n’êtes plus en conseil des ministres, mais en conseil de Défense ! ». « Nous sommes en guerre ! » déclama-t-il, phrase qui sonnait encore plus faux que les œuvres qu’il avait auparavant massacré, avec son style empesé d’un atelier de théâtre obligatoire du Secondaire. Un lourd silence embarrassé lui répondit.

En l’absence de conseillers présidentiels, un conseiller du premier ministre se dévoua et l’approcha. Le président fut surpris de voir enfin quelqu’un percer les cinq mètres de distance physique que tous avaient cru bon de maintenir face à son immunité, qui avait désormais tous les attributs d’une peste. Revigoré par cette présence humaine, il lui lança « oui ? Qu’avez-vous à dire, très cher ? » Et lança à la cantonade : « lui a compris : qui dit conseil de Défense, dit Défense, et qui Défense dit secret-défense ! Et qui dit secret-défense dit tribunal… de l’Histoire, hahaha ! Autant dire dans “perpètes”, si je puis m’exprimer ainsi, hahaha. Allez, décoincez-vous, suivez son exemple ». Mais l’exemple en question faisait de grands gestes pour le supplier de se taire. Puis il lui chuchota : « monsieur le président, si nous entrons dans le domaine de la Défense, vous pourriez perdre votre immunité, être destitué et emprisonné sous la figure de haute trahison ». Sursautant comme piqué par une guêpe, le président comprit immédiatement dans quelle zone de danger il s’était lui-même placé ; s’il décrétait la guerre, l’algorithme pouvait parfaitement conclure à une trahison de sa part, et c’était bien là le seul endroit où son impunité était constitutionnellement contestable. Livide, il cessa de parler plusieurs minutes. Puis, remis, il se leva et annonça solennellement : « le parc floral devrait aussi comporter des bégonias. C’est bien les bégonias, ce n’est pas prétentieux et c’est coloré. Vous ne trouvez pas ? » Les ministres approuvèrent.

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