Des luttes sociales aux luttes contre les incendies

En Grèce, les activistes s’organisent

paru dans lundimatin#395, le 19 septembre 2023

À Stayiatès, à 240km au nord d’Athènes, Elefthéria et sa famille profitent d’une journée de repos dans la cours de leur maison. Le café frappé, servit par son compagnon Yannis, rafraîchit une atmosphère qui atteint ce jour-là les 35°. « Il y a du vent », remarque-t-il, « c’est un temps à incendies ». Le village, niché au cœur des montagnes verdoyantes de la région de Péléo, surplombe la ville de Volos où les terribles feux du mois de juillet dernier ont provoqué la destruction de plus de 5000 hectares de forêts et l’explosion d’un entrepôt de munitions. Leur fils Aaron, 27 ans, me montre l’horizon : une vue imprenable sur la mer et les chaînes de montagnes caractéristiques du paysage grec continental. « D’ici, on voyait toutes les collines brûler. La fumée recouvrait toute la vallée », explique-t-il.

L’une des quinze citernes d’eau réparties dans les rues de Stayiatès. Le village se situe dans les montagnes à 10km de la ville de Volos. À l’arrière, les sommets noircis par les feux du mois de juillet dernier. Margot Verdier, 29 août 2023.

Depuis trois ans, Aaron participe au groupe de volontaires lancé par l’assemblée du village pour lutter contre les incendies. Car Stayiatès n’est pas un village ordinaire. En 2005, ses 80 habitant·e·s créent une assemblée de lutte pour s’opposer à la privatisation des sources de la montagne. En 2020, le projet est finalement abandonné et l’assemblée, qui a accompagné la vie quotidienne des habitant·e·s pendant près de 15 ans, est devenue l’organe de gestion des affaires courantes : entretien des infrastructures hydrauliques, des chemins et des ponts, mise en place d’une politique culturelle, « la lutte contre les incendies n’est que l’un des éléments de cette autogestion », remarque Markos, un athénien de 42 ans venu s’installer dans le village il y a dix ans, « Ici, on a repris le contrôle sur nos vies ».

En 2021, alors que l’île d’Eubée se consume dans l’indifférence du gouvernement, les habitant·e·s de Stayiatès décident de mettre en place un protocole de prévention et de lutte contre les incendies. Ils entrent en contact avec la brigade de sapeurs-pompiers de Volos avec qui ils établissent un plan d’action : en cas d’urgence, les cloches de l’Église du village sonneront pour appeler les habitant·e·s à se réunir sur la place principale afin de procéder à leur évacuation. Pour compenser le manque de bornes incendies, ils achètent deux pompes, des tuyaux et quinze cuves d’eau qu’ils installent aux quatre coins du village et près des maisons isolées. L’un des habitants, Achille, propose de mettre son pick-up à disposition de l’assemblée qui l’équipe du matériel nécessaire pour intervenir en dehors du village. Le coût de ces équipements, qui s’élève à plusieurs milliers d’euros, est entièrement financé par la caisse de solidarité de l’assemblée qui ne reçoit aucun soutien du gouvernement. « On essaie de faire mieux chaque année », explique Aaron, « mais il nous manque encore beaucoup de choses : du matériel de protection notamment ».

« Carte d’intervention contre les incendies » éditée par l’assemblée de Stayiatès. Exposée à différents endroits stratégiques du village, elle vise à faciliter la coordination des habitant·e·s et des secours en cas d’incendie. Margot Verdier, 29 août 2023.

La nécessité d’acquérir du matériel de protection s’est révélée, comme beaucoup d’autres besoins, dans le feu de l’action. Le premier jour des incendies du mois de juillet dernier, les habitant·e·s de Stayiatès appellent une assemblée extraordinaire avec cinq autres villages de la région. Ensemble, ils évaluent le matériel à disposition et décident d’envoyer deux pick-up équipés de cuves et de pompes. Un appel lancé aux activistes du milieu anti-autoritaire de Volos permet de rassembler plus de cinquante personnes supplémentaires. En voiture et en scooter, sans entraînement et seulement équipés de masques contre le covid et de masques à gaz utilisés dans les manifestations pour se protéger des lacrymogènes, près de soixante personnes rejoignent ainsi la zone de l’incendie au milieu de la nuit.

Sur place, ils constatent la désorganisation des autorités publiques : « Dans la forêt, il n’y a pas de bornes incendies », remarque Aaron, « c’est un problème surtout pour les pompiers parce qu’ils n’ont pas de pompes. Ils doivent connecter les lances à incendies directement sur les bornes. C’est nous qui rechargions leurs camions. » Outre le manque de matériel, ils observent la défaillance du système de communication : « Il y avait des brigades de pompiers venues de toute la Grèce et même d’autres pays d’Europe. Ils n’arrivaient pas à accéder à l’information et ils ne savaient pas quoi faire. Ils nous arrêtaient tout le temps pour nous demander où ils devaient aller ! »

Dans la débâcle, l’attention des activistes se porte tout autant sur les populations locales que sur les animaux non-humains, dont le décès est généralement considéré comme un dommage collatéral. « On apprend au fur et à mesure », explique Aaron, « le premier jour, on a du ramener une scie électrique pour couper les arbres autour d’un centre équestre et ainsi éviter que le feu n’atteigne les boxes des chevaux. Le lendemain, on a essayé pendant des heures de libérer 200 vaches enfermées dans un enclos. On a compris qu’il nous fallait des pinces monseigneur pour pouvoir couper les barrières ». 80 % des animaux d’élevage, principalement des chèvres et des brebis, ont péri dans les trois jours qu’à duré l’incendie [1]. « Certains éleveurs nous disaient de les laisser, que ce n’était pas grave parce qu’ils allaient toucher l’argent de l’assurance », ajoute-t-il, « d’autres, dans les montagnes, pleuraient. Ils ne savaient pas quoi faire pour sauver leurs bêtes... »

Et l’indifférence des autorités publiques et d’une partie de la population vis-à-vis du sort des animaux n’est pas le seul problème auquel les activistes doivent faire face : dans une région connue pour son conservatisme, les incendies servent parfois d’excuses pour alimenter la haine raciste. « Chaque jour, on recevait des messages avec des photos de plaques d’immatriculation nous signalant des activités suspectes ou accusant carrément les gens de vouloir mettre le feu. », explique Aaron, « C’était toujours des minorités qui étaient ciblées ». Depuis le 22 août et la découverte des corps de vingt migrants morts dans l’incendie de la forêt de Dadia, à la frontière Turque, les attaques racistes se multiplient partout en Grèce [2]. Des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux et largement relayées par les médias mettent en scène des citoyens grecs kidnappant des demandeurs d’asiles et appelant à traquer ceux qu’ils accusent de vouloir détruire le pays. Le 1er septembre, des groupes politiques et des supporters d’ultra-droite appellent à une manifestation « anti-immigrés » dans la ville de Limassol, à Chypre [3]. 400 personnes se rassemblent et attaquent des magasins tenus par des personnes non-blanches ou d’origine étrangère.

L’idée que les migrants seraient responsables des feux qui ont dévasté 120 000 hectares en Grèce cet été permet de dédouaner un gouvernement dont la gestion est de plus en plus critiquée. Le premier ministre, Kyriakos Mitsotakis, du parti de droite conservatrice Nea Demokratia, ne se prive d’ailleurs pas de l’exploiter.

Face à cette situation, les activistes anti-autoritaires et écologistes promeuvent l’auto-gestion et la solidarité. L’expérience conduite par l’assemblée de Stayiatès mobilise tout le milieu radical local et participe à un réseau national d’entraide fondé sur des initiatives autonomes et spontanées. Dans les grandes villes, des squats et des locaux militants ont ainsi collecté des denrées alimentaires et des médicaments à destination des personnes sinistrées. « Pour le moment, on envoie les dons aux squats qu’on connaît dans les régions concernées et ils les redistribuent aux gens sur place, dans les villages. », précise Jason, 30 ans, qui milite dans un collectif anti-autoritaire à Thessalonique, « Il n’y a pas encore de coordination mais on y pense. » Des discussions sont en effet en cours pour essayer de mutualiser des collectifs dispersés mais de plus en plus nombreux chaque année.

Orestis et Aaron testent le matériel acheté par l’assemblée du village. Margot Verdier, 30 août 2023.

« Pour nous, l’expérience des méga-incendies de l’île d’Eubée en 2021 a été décisive », raconte Aaron, « C’est là qu’on a été sur le front pour la première fois. On était impressionnés par le niveau d’auto-organisation des citoyens. » Livrés à eux-mêmes, les habitant·e·s de l’île avaient en effet lancé un appel à la solidarité auxquels des centaines de volontaires avaient répondu [4]. « Le logement, la nourriture, l’eau, tout était parfaitement organisés et sans aucun soutien de l’État », ajoute Aaron. « Ça nous a beaucoup appris. » Aujourd’hui, c’est au tour des membres de l’assemblée de Stayiatès de partager leurs connaissances avec les nouveaux groupes de volontaires qui se forment dans la région. « On ne veut pas se substituer aux pouvoirs publics », précise Markos, « On est pas des pompiers professionnels mais on prend soin de nos villages. Les feux d’été c’est la plus grande peur des habitants. On ne peut pas faire autrement... ». Et Yannis d’ajouter : « C’est une question de relation au territoire. On prend soin de l’eau, de la forêt, des animaux... C’est cette relation là, directe, qu’on défend dans nos luttes ! »
Après les incendies, la Grèce est aujourd’hui confrontée à des inondations dévastatrices. Les régions de Volos, de Larissa et de Karditsa sont les plus touchées [5]. De nouveau, le réseau des luttes sociales est mobilisé pour collecter des biens de première nécessité, assister les populations sinistrées et manifester contre un gouvernement et des forces politiques incapables de construire un autre avenir.

Margot Verdier

Pour plus d’informations sur la lutte de Stayiatès et pour soutenir leurs initiatives, c’est ici

[1Marina Rafenberg, « Dans la région de Volos, en Grèce, la détresse des éleveurs qui ont tout perdu dans les incendies », LeMonde, 16 août 2023. URL : https://www.lemonde.fr/planete/article/2023/08/16/dans-la-region-de-volos-en-grece-la-detresse-des-eleveurs-qui-ont-tout-perdu-dans-les-incendies_6185576_3244.html

[2Romain Chauvet, « « Brûlez-les ! » : les incendies en Grèce attisent la haine contre les migrants », Reporterre, 4 septembre 2023. URL : https://reporterre.net/Brulez-les-les-incendies-en-Grece-attisent-la-haine-contre-les-migrants

[3La Horde, « Attaques néofascistes et chasse anti-migrants en Chypre et en Grèce », InfoLibertaire, 8 septembre 2023. URL : https://www.infolibertaire.net/attaques-neofascistes-et-chasse-anti-migrants-en-chypre-et-en-grece

[4« En images : en Grèce, l’île d’Eubée ravagée par des incendies apocalyptiques », LeMonde, 10 août 2021. URL :
https://www.lemonde.fr/international/article/2021/08/10/images-d-une-grece-et-d-une-turquie-ravagees-par-des-incendies-apocalyptiques_6091071_3210.html

[5« Les inondations en Grèce transforment la Thessalie en lac géant et font au moins sept morts », Huffingtonpost, 8 septembre 2023. URL : https://www.huffingtonpost.fr/international/video/les-inondations-en-grece-transforment-la-thessalie-en-lac-geant-et-font-au-moins-sept-morts_222825.html

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