Debout les damnés du canapé !

« On demande aujourd’hui aux enseignants de choisir leur camp » - Les profs et le déconfinement

paru dans lundimatin#239, le 20 avril 2020

Alors que les écoles doivent ré-ouvrir à partir du 11 mai, les enseignants vont être appelés à travailler de nouveau. Un enseignant lecteur de lundimatin nous explique ici comment il l’entend.

On a eu les damnés de la Terre, aujourd’hui, c’est canapé. Comme si une ruse de la raison nous avait fait gagner en confort ce que nous avons perdu en grandeur. Parfois on daigne se lever un peu vers vingt heures pour applaudir les nouveaux héros, les résistants de la nouvelle guerre : infirmières, aide-soignants, éboueurs, caissières, boulangers, livreurs, agents de sécurité et d’entretien ; tous ceux qu’on regarde de haut en temps normal, et pas que de nos balcons, fiers de nos diplômes et de notre statut qui nous évitent précisément de tomber si bas dans la hiérarchie des boulots ingrats, nous les tertiaires et les cadres qui travaillons d’arrache-pied à préserver l’essentiel de nos vies calfeutrées en maintenant vaille que vaille la fable de nos métiers de papier. Plus haut encore, les planqués de l’île de Ré, en fin connaisseurs des ressources humaines, se reposent au soleil de leur clavier, telétravaillant comme on va à la pêche aux moules muni d’un seau de plage pour donner le change et occuper son temps. Il faut bien faire le plein d’énergie car une fois de retour dans les étages élevés, il faudra redoubler d’efforts pour maintenir ses privilèges. L’énergie des collabos est bien plus grande que celle des maquisards. Il est plus difficile de cacher une lâcheté à peine ressentie, ni même avouée, que d’afficher une morale qui se légitime en acte. La bataille sera rude, elle commence à peine. Le président lui même a parlé d’un monde d’après où l’essentiel sera la norme et les premières lignes enfin reconnues. Faisons ça !

On demande aujourd’hui aux enseignants de choisir leur camp. De quel bois sont-ils faits ? On connaît la fable qui fit dire aux arbres, voyant les haches s’avancer vers eux, « ne craignez rien leur manche est des nôtres ! ». Siffler la fin de la récréation pédagogique suffira-t-il à renouer le lien avec les enseignants et combler le vide qui les sépare d’eux-mêmes et de leur métier. Il y a effectivement de la grandeur à descendre dans l’arène et se salir les mains au risque de sa peau. Nous aussi, après tout, on mérite les applaudissements. Mais en faisant cela, on demande aussi aux enseignants de se renier. Enseigner n’est pas garder. Le berger, fut-il masqué et hydroalcoolisé, n’a pas vocation à livrer son troupeau aux loups qui en délimitent l’enclos. Faut-il collaborer ? Retourner dans les classes pour soulager les parents, l’opinion et le medef ? Ou alors résister, rester dans son canapé, et courir le risque d’être assimilé aux planqués de la visio conférence ? Mais peut-être s’agit-il d’embarquer les professeurs dans le même désastre que les soignants afin de participer à la catastrophe, et creuser derechef une tombe que les coupes budgétaires successives avaient bien calibrée avant qu’elle ne tourne en fosse commune. Quelle différence y a-t-il entre détruire l’hôpital pour se satisfaire aujourd’hui de sa bonne tenue face à la ruine ; et saccager l’enseignement en organisant son déclin pour à présent lui demander de palier aux inégalités devenues abyssales, en agitant la menace dans une odeur de cadavre ? Et puisque de cadavre il est question, sans doute l’heure n’est-elle pas aux arguties de la fière Antigone face au cynisme d’un Créon. Mais le jour d’après, osons espérer que les véritables traîtres seront mis à nus par leurs serviteurs mêmes. Alors peut-être que les enseignants redescendront dans leur classe avec un mélange de fierté et de peur, mais aussi de ressentiments et de haines qui devront bien se payer un jour, et pas que de mots. On parle ici d’un chant de rage qui se murmure au coeur de la bataille et qui gonflera peut-être jusqu’à troubler la quiétude secondaire et distanciée, cadastrée et sécurisée, des confins résidentiels.

Alors oui, on se lève du canapé et on se casse, mais pas forcément pour aller là où on voudrait nous mener, l’abattoir n’aura pas le goût du veau ni la couleur du sang des suppliciés, les cris pourraient résonner bien au delà des intérieurs confinés, jusque dans les étages élevés où certains rêvent encore d’immunité, sans comprendre qu’une chute qui s’ignore n’en est que plus fatale. N’oublions pas que les mieux placés pour observer cette chute seront ceux qui se trouvent en bas. Comme un peuple en ordre, à la parade et pour une fois aux premières loges, afin de contempler ce feux d’artifice qui promet d’être glaçant à ceux qui s’estiment encore au chaud.

François Ide (enseignant)

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