De la mort à la littérature

Parham Shahrjerdi

paru dans lundimatin#326, le 17 février 2022

Le 14 février 1989, Seyyed Ruhollah Khomeini émet une fatwa, invitant les musulmans du monde entier à assassiner Salman Rushdie : « Je voudrais informer les musulmans courageux du monde entier que l’auteur du livre "Les Versets sataniques", qui a été compilé et publié contre l’Islam, le Prophète et le Coran, et les éditeurs qui connaissent son contenu sont tous condamné à mort. J’appelle les musulmans courageux à les exécuter immédiatement, partout où ils se trouvent, afin que personne n’ose insulter la sainteté des musulmans, et quiconque est tué de cette manière est un martyr, si Dieu le veut. De plus, si quelqu’un a accès à l’auteur du livre mais n’a pas le pouvoir de l’exécuter, il doit le présenter au peuple pour qu’il soit puni pour ses actes. »
Quelques mois auparavant, le même Khomeini avait signé la condamnation à mort des milliers de prisonniers politiques en Iran.

Selon toute vraisemblance, Khomeini, déjà malade, et qui allait mourir quelques mois plus tard, sans avoir lu Les Versets sataniques, il encourage le meurtre de son auteur. Des milliers de personnes à Londres, au Pakistan, en Inde, à Téhéran, suivent la pensée de Khomeini pour mieux anéantir le livre.

C’est dans ce contexte que Maurice Blanchot publie un court texte pour insister sur l’importance du livre. Parham Shahrjerdi revient sur ces événements et retrace les origines du fascisme en Iran.

De la mort à la littérature

S’il t’est arrivé quelque chose, comment puis-je supporter d’attendre de le savoir pour ne pas le supporter ? S’il t’est arrivé quelque chose — même si cela ne t’arrive que bien plus tard, et longtemps après ma disparition — comment n’est-ce pas insupportable dès maintenant ? Et, c’est vrai, je ne le supporte pas tout à fait.
Maurice Blanchot

 »

J’ai une propension à croire souvent que la mort est là, à portée de ma vie.
Marguerite Duras

Maurice Blanchot publie, en 1993, un texte court intitulé L’Inquisition a détruit la religion catholique. Je le cite pour commencer :

« L’inquisition a détruit la religion catholique, en même temps qu’on tuait Giordano Bruno. La condamnation à mort de Rushdie pour son livre détruit la religion islamique. Reste la Bible, reste le judaïsme comme le respect d’autrui de par l’écriture même.
Écrire, c’est par la passivité se tenir déjà au-delà de la mort
— une mort qui établit fugitivement une recherche de l’Autre, un rapport sans rapport avec autrui.
J’invite chez moi Rushdie (dans le Sud). J’invite chez moi le descendant ou successeur de Khomeiny. Je serai entre vous deux, le Coran aussi. Il se prononcera. Venez [1]. »

Phrasé énigmatique, position inhabituelle, nous allons examiner cette invitation. D’un côté, il est question d’un homme d’état, il représente la terreur, la peur ; à lui seul, il incarne la haine de la littérature. De l’autre, la littérature existe ; sa liberté est de tout dire. Dans ce contexte, Blanchot se veut médiateur. Accompagné d’un livre, il se positionne au milieu de cette affaire, de ce conflit. Persuadé que seul le livre peut rendre justice, Blanchot donne sa voix au livre. Est-ce de la mort que l’auteur nous parle ? Est-ce la littérature qui commence ? Entrons dans ce rapport.

D’abord, le texte. C’est une brève note de circonstance. Elle est adressée à quelqu’un. Mais à qui vraiment ? Aux nouveaux inquisiteurs, en priorité à Khomeiny ? Elle s’adresse à nous. Elle ne s’adresse à personne.

Giordano Bruno

Il est bon de s’attarder sur le choix de ce nom. On sait que Giordano Bruno poursuit les travaux de Copernic et de Nicolas de Cues, qu’il développe la théorie de l’héliocentrisme, et montre, de manière philosophique, la pertinence d’un univers infini, qui n’a pas de centre, ou qui possède une quantité de centres semblables à ceux de notre monde. Le savant affirme ainsi qu’il existe une infinité de terres et de soleils. Il écrit que l’éther est infini [2].
On est ramené ici à une pensée antidogmatique qui s’intéresse à l’absence d’un monde centré et aux virtualités des espaces infinis.
Il est tout de même édifiant de constater que la pensée unique craint toujours l’altérité, se sent menacée par un « récit », ou une fiction, différente du monde, privée de centre et donc sans repères. L’infini, dont parle Bruno, suppose une certaine hétérogénéité, un ensemble de différences qui peuvent sembler inadmissibles. Le pape Clément VIII impose à Bruno de se soumettre ; il refuse. Le tribunal de l’Inquisition prononce un jugement. Le 17 février 1600, sur le Campo de’ Fiori, Bruno est livré vivant aux flammes devant la foule des pèlerins. Il est nu et, par un raffinement de cruauté, on lui a cloué la langue sur un morceau de bois pour le réduire au silence. Réduire au silence. Voilà la loi essentielle de tous ceux qui se veulent situés et placés au centre du monde.
Aussi, le texte bref de Blanchot est-il une mise en garde contre les condamnations à mort. C’est pourquoi la religion catholique a perdu (à jamais ?) toute sa crédibilité en exécutant Bruno. La religion islamique est en train de commettre la même erreur. Elle a décidé de tuer un homme à cause d’un livre.

Quatre siècles plus tard, Bruno revient sous les traits de Rushdie, au moment où apparaît Khomeiny qui, sous ce nom propre, représente un monde apparemment totalisé.

Khomeiny

Dans les années soixante-dix, pendant l’exil français de Khomeiny, à Neauphle-le-Château, un comité de soutien composé de Foucault, Sartre, Beauvoir, est tenté par cette lumière venue d’ailleurs : par la sainteté (c’est l’idée de Foucault) d’un homme en retrait. Blanchot ne tombe pas dans le piège. Il suffit de se souvenir de la position qu’il a prise à propos de Gandhi pour comprendre son exigence ; et pour saisir sa difficulté à se reconnaître dans la sainteté supposée de l’homme provisoirement éloigné des siens.

« Est-ce que tu as souffert pour la connaissance ? » Cela nous est demandé par Nietzsche, à condition que nous ne nous méprenions pas sur le sens du mot « souffrance ». La question est posée dans L’Écriture du désastre [3]. Elle ne s’est pas posée à ceux qui n’auront pas souffert dans leur désir d’identifier celui dont ils parlaient, celui dont ils voulaient étudier les idées et les engagements, car ceux-ci étaient restés complètement en dehors de ce qui se passait et ne pouvaient sauter la barrière de la langue, de la culture, de l’histoire. Ils se sont ainsi contentés de leur « intuition ». Ils ont donc vu dans la personne de Khomeiny une lueur d’espoir au milieu du désert. Pourquoi ? Pour mieux combattre leurs ennemis, comme si l’ennemi de mon ennemi était toujours mon ami. Ils ont milité, adoptant une simplicité scandaleuse, pour que quelque chose, une révolution qui tardait à venir ici, advienne là-bas, même très au loin, au Moyen-Orient, pour voir à quoi un monde nouveau ressemblait.
Le « saint homme » arrive donc au pouvoir. Et tout de suite, commencent les années noires. Une certaine Révolution conservatrice célèbre sa victoire. Les institutions révolutionnaires sont mises en place : tribunal de la Révolution, gardiens de la Révolution, guide suprême de la Révolution. L’histoire (mais quelle histoire ?) retiendra que l’on a commis des centaines de milliers d’exécutions sommaires : sans avocat, sans défense, sans preuves.
La censure est devenue omniprésente. On censure les corps, on rend le port du voile obligatoire pour les femmes. On effectue des « purges », partout : dans les universités, les écoles, les administrations, les médias. La création littéraire et l’édition des livres ne sont pas épargnées. Aucune œuvre ne peut être publiée sans l’aval des censeurs.

C’est dans ce contexte que le livre de Rushdie fait son apparition. Dans sa fatwa, Khomeiny se garde de nommer Rushdie. Il refuse même de reconnaître ce nom de l’accusé. Il tue le nom avant de commander l’exécution. La procédure nous reconduit étrangement dans ces immenses cimetières, cachés, là où les morts sans sépulture, sans pierre tombale, sans épitaphe aucune, pourrissent et se décomposent dans un grand livre non écrit. Plus tard, les successeurs du guide suprême rappelleront que, selon l’usage, la fatwa ne peut être annulée. Ainsi, l’énoncé (et même cette écriture-là) qui est infamante, restera immortel.

La rencontre

Revenons au texte. Il y aurait donc une rencontre entre Rushdie et le descendant de Khomeiny. Blanchot ne dit pas qu’il viendrait sûrement, au moment voulu, préparé à cette rencontre improbable. Il envisage même qu’il pourrait être absent, disparu depuis longtemps. Mais il reste la Bible, il reste le judaïsme qui commande le respect d’autrui inscrit dans les écritures elles-mêmes. Blanchot fait confiance à l’écriture, qui est la seule présence qui compte : une présence qui ne connaît pas le temps (le temps de l’absence de temps), qui est aussi la seule voix qui parle, une voix sans ‘ je ’, la voix de personne adressée à tout le monde. Finalement, à l’occasion de ce rendez-vous proposé, tous ceux qui viendront sont invités à se taire.
Le silence règne. Le Coran est un livre, un livre parmi d’autres, qui va parler et qui se prononcera à propos de ce conflit, de cette affaire de « destruction ». Le plaignant ou le procureur (Khomeiny) dira que l’islam dans son ensemble est attaqué, moqué et désacralisé. Mais Blanchot, non sans ruse, peut-être, donnera au Coran un statut livresque.

Dès lors, la question essentielle qui se pose à nous est celle de l’autorité attribuée au livre de référence. D’où vient cette autorité ? De l’écriture même ? D’un régime, d’un gouvernement, d’un état, d’un imam, d’un clergé, d’un pape, d’un juge ou d’un président ?
L’autorité vient de nulle part. Voilà pourquoi tout un chacun, dans chaque organe, dans chaque institution, sous le nom de n’importe quel individu, tente de récupérer ce pouvoir qui n’en est pas un. Car cette autorité ne supporte pas la mainmise. Elle suppose que le pouvoir s’abandonne, que son sens réel est celui de l’impouvoir, dès lors qu’il s’agit de libérer, de dégager, d’ouvrir, de foncer, d’émanciper. Le plus centriste des centristes, qui occupe l’extrême centre, est toujours là pour emprisonner les mots. Il enferme pour gérer. Il brûle, efface, fait disparaître, pour ne pas affronter. Il déchire pour ne pas laisser naître. Il limite pour éviter les débordements. Nous voilà bien au centre, mais au centre de quoi ?

Où ?

Dans le Sud. Sûrement à Èze, là où Blanchot est devenu, peu à peu, dit-on, l’écriture même. Un spectre, une ombre, un fantôme scriptural.
En 1993, Blanchot est à la veille de sa disparition. On se souvient de la relation que ce jeune homme, venu d’un autre temps, a entretenu avec la mort donnée par l’ennemi.

En été 1944, les fusils n’ont pas tiré, et la future victime a réalisé que la peur de la mort n’a pas le même sens que la mort même. Il fallait être devant les fusils, pour ressentir l’effroi, mais aussi une « légèreté extraordinaire » ou une « allégresse souveraine » pour réussir à décrire « la rencontre de la mort et de la mort ». L’écrivain n’a pas oublié la balle du fusil, la douceur d’un geste, la main qui se tend au moment de mourir, la conscience que la mort est à portée de main. À Èze donc, se tenir au milieu d’eux, entre Rushdie et Khomeyni, ce n’est pas être là en personne, c’est interposer surtout une œuvre, celle qui a donné sa voix à Sade, par exemple, quand le critique faisait renaître une autre œuvre lue et citée.

Sade écrit de manière inconvenante : « À quelque point qu’en frémissent les hommes, la philosophie doit tout dire. » Et Blanchot commente : « Il faut tout dire ; la liberté est la liberté de tout dire. » Et puis : « Ce mouvement illimité est la tentation de la raison, son vœu secret, sa folie. » Comment Blanchot peut-il prendre parti dans le conflit ouvert par cette fatwa  ? En d’autres termes, comment peut-il définir sa place, dans ce mouvement illimité où la littérature est entraînée ?

C’est là que la question de la responsabilité se pose. Je pense bien entendu au texte que Blanchot consacre aux intellectuels et aux écrivains qui sont toujours responsables [4], qui ne sont jamais quitte par rapport aux lois qu’ils reconnaissent, ou celles qu’ils ne reconnaissent pas, ou celles aussi, qu’ils sont les seuls à reconnaître.

En d’autres termes, l’écrivain n’est jamais « coupable », ni « condamnable ». Il ne subit pas la loi, il la repousse, il l’annule, il est constamment hors-la-loi, et c’est dans ce dehors qu’il trouve sa véritable loi. Blanchot avait appris « à connaître ce qu’était un juge d’instruction, ses privilèges, son souci de nous imposer sa loi plutôt que d’en être le représentant [5] ». Dans le bureau du juge, à la question : « Vous reconnaissez-vous coupable du délit d’incitation à l’insoumission ? », Blanchot répondait : « Non seulement je ne me reconnais pas coupable, mais je dis que c’est vous juges, vous gouvernement, qui vous rendez coupables d’un usage abusif et illicite des mots trahison et insoumission. [6] »

Mais le texte, revenons-y, précise : « J’invite chez moi le descendant ou successeur de Khomeiny. » Blanchot n’invite pas Khomeiny, mais son descendant ou successeur. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il est persuadé que le « saint homme » est trop enragé pour accepter de se rendre à Èze ? Comme s’il avait pressenti que cette « affaire » allait durer dans le temps. Car si Khomeiny meurt, reste sa fatwa, c’est-à-dire son jugement ; et, après tout, son œuvre perdure. En effet, à maintes reprises, les autorités ont rappelé que la fatwa ne peut être annulée et qu’elle reste éternelle. Comme si le spectre de la mort devait à jamais accompagner le livre. C’est une œuvre devant une autre, ou l’œuvre devant la mort. D’ailleurs, Blanchot termine son texte en lançant cette invitation. Il leur dit de venir, de venir éternellement, et éternellement, ils ne viendront pas.

Passé composé de ma mort

J’aimerais introduire ici une espèce de scène primitive et tenter de mettre en perspective un événement biographique et une référence à la censure littéraire. Je commencerai par raconter l’épisode d’une vie antérieure, là où les gestes n’avaient pas de noms et où les sensations d’un enfant n’avaient pas encore de mots permis ou interdits.

Je vivais dans une impasse. Elle est là. Elle est toujours là. J’avais cinq ans alors. Un jour hâtivement nous sommes allés chez ma grand-mère. Mon oncle vivait chez mes grands-parents. Il possédait beaucoup de livres. À cette époque, j’apprenais l’alphabet. Une joie immense me submergeait. Je lisais tout : les tableaux, les devantures, les affiches, les images de marques, les noms des produits de vaisselle, etc. J’avais commencé aussi bien à lire les titres des livres de mon oncle. Arrivée sur les lieux, ma mère ramasse tous les livres. Elle les jette dans de gros sacs.

Mes grands-parents vivaient dans une maison dotée d’un petit jardin. Pour la première fois dans ma vie, j’assistai à l’enterrement des livres. On devait cacher ces livres avant l’arrivée des gardiens de la Révolution. Un voisin avait dénoncé mon oncle, prétendant qu’il l’avait vu avec des livres « suspects ». Après sa convocation au tribunal de la Révolution, une perquisition était imminente. Nous savions qu’il était trop risqué de cacher les nombreux livres dans la maison. Une petite rivière passait derrière le jardin. Je me souviens que nous sommes allés sur le pont, que l’on a jeté les gros sacs dans l’eau, que le courant a tout emporté.

Le même jour, les gardiens de la Révolution ont fait irruption chez mes grands-parents. Avec des barres de fer, ils ont creusé la terre, à la recherche des livres interdits. Mon oncle a failli être exécuté, mais finalement on l’a sauvé. Mais tout s’est passé comme si sa vie, sa pensée, sa lutte ou sa résistance avaient fini ce jour-là. Il est devenu un homme quelconque. Un homme qui ne détient plus de livres interdits. Un homme conforme au modèle social qui ne représente plus aucun danger.

Deuxième scène

Je devais avoir sept ou huit ans. Je vivais en Iran. Le facteur sur sa moto nous livrait le journal du soir. Je tombai sur l’événement du jour : on parlait du Satan, des versets, d’un écrivain qui avait osé « blasphémer ». On insistait sur le livre, la chose. L’objet de discussion était absent. Il ne s’agissait que d’un livre à ne pas lire et de l’histoire de ce livre. Je demandai alors à quelqu’un, de passage à Amsterdam, de m’acheter Les Versets Sataniques, dans sa version anglaise. Je revois la couverture bleu foncé. Nous vivions au troisième étage d’un immeuble. Dès réception, j’ai caché le livre interdit dans mon placard, dans un carton, couvert de journaux. Je dois l’avouer : ce n’était pas tant sa lecture qui m’a marqué, j’étais trop jeune, pas assez réceptif au réalisme magique de l’auteur ; non, j’étais touché par autre chose, parce que je tenais entre les mains un livre subversif, tout à fait explosif, fait de négation ou de négativité, qui commençait avec ce par quoi commence la littérature.

Mallarmé écrit : « Il n’est d’explosion, qu’un livre [7]. » Je découvrais qu’il fallait tout exploser, tout détruire, tout effacer : lois, règles, frontières, fatwa, religion, imam, État, tout pour qu’un espace enfin se libère, tout pour ne pas mourir d’étouffement ou de suffocation, tout pour que, malgré tout, oui, malgré tout, et de façon éphémère, surgisse la littérature. On est devant l’impossible, qui n’est pas, comme chez Levinas, l’opposé du possible. Ici, il est bien question d’autre chose, d’un autre espace, où les lois et la logique du monde cessent justement d’exister. Écrire, c’est peut-être la conquête de cet espace inconnu, puisque l’homme est hors-sol dans l’infini de l’espace, puisqu’il ne gravite pas autour d’un centre fixe et flotte là où il échappe aux lois terrestres, et aux lois célestes. — Le dernier homme.

Bien entendu, ni la version originale, ni aucune traduction n’étaient disponibles. En même temps, les journaux, la télévision, les représentants de la Terreur disaient qu’il fallait haïr Rushdie, le brûler et le tuer ; et, en même temps, l’auteur n’était pas là, ni en personne ni représenté par son livre ; il n’y avait rien, il y avait seulement cette invitation à anéantir ce que tout le monde ne pouvait qu’ignorer.

Témoignage

Blanchot est ici un médiateur, mais il est également un témoin. Cette écriture et cet auteur (qui ne cesse pas et qui n’aura jamais cessé d’écrire) sont là pour un témoignage. À l’instar de Proudhon, mais quand bien même nous ne devrions jamais voir la seconde aurore de la vérité indéfectible et que nous devrions reconnaître pour nos seuls dieux le Hasard et la Nécessité, nous aurions encore à témoigner, en conscience, de notre nuit et donc à protester contre le destin par nos cris. Ainsi, je me dis que le livre interdit restera un livre, parmi d’autres livres rares, qui témoigne de notre temps. Il témoignera pour tous ceux qui n’ont pas et qui n’auront jamais de témoin.

Je suis toujours dans cette impasse. Là où j’ai touché ce livre dans une autre vie. Rien n’a changé. Le texte de Blanchot est toujours d’actualité. Avec gravité, plus de gravité. Il est déjà trop tard. Il n’y a pas de temps pour demain. Il n’y a pas de moi pour demain. Il ne restera rien de moi pour demain. Il n’y a aura pas de moi écrivant dans un demain qui ne viendra jamais. La littérature ne peut attendre des réformes, des promesses. Son avenir est un éclat, puis de la nuit.

Maintenant, toute littérature, dans la mesure où elle ne se passe pas maintenant, où elle ne se réalise pas maintenant, ne sera jamais. La littérature ne peut attendre, ne peut espérer, ne peut se projeter dans l’avenir. La littérature est maintenant ou jamais. Ici et nulle part ailleurs. Qui rendra ce livre possible ?

[1Maurice Blanchot, « L’Inquisition a détruit la religion catholique », La Règle du jeu, no 10, 1993.

[2Giordano Bruno, De l’infinito universo et Mondi [1584], Paris, Berg Internatio-
nal, 1987, p. 86 (trad.fr. par Bertrand Levergeois).

[3Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1984, p. 10.

[4Maurice Blanchot, « Les intellectuels sont toujours responsables », Combat, 26 juillet 1946, p. 2.

[5Maurice Blanchot, Pour l’amitié, Paris, Fourbis, 1996, p. 22.

[6Maurice Blanchot, Écrits politiques 1953-1993, Paris, Gallimard, 2008, p. 86.

[7Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, t. II, p. 226.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :