D’une autre forme de révolution

Notes autour de Recordar, c’est vivre à nouveau de David et Marisel Mendez Yepez

paru dans lundimatin#422, le 1er avril 2024

Elias Preszow est allé voir Recordar, c’est vivre à nouveau de David et Marisel Mendez Yepez [1]. Il en a rapporté quelques notes éparses et concentrées : « Il y a une telle justesse que les larmes coulent alors même que le rire affleure. »

Il y a des pièces de théâtre dont vous ressortez avec une immense envie d’écrire tout en ayant le sentiment que vous ne pourrez rien en dire tant elles vous dépassent.
Alors, vous laissez agir en vous cette impression de gratitude que vous leur devez en espérant que la nuit fasse le reste, et que quelque chose puisse sortir en retour qui soit à la hauteur.
Le matin venu, vous ne savez ni par où commencer, ni comment, pour partager l’essentiel de ce que vous avez vu sans autre forme de commentaire.
Et, dans votre cahier, vous vous retrouvez à noter, encore plongé dans ces images qui risquent de s’échapper de votre esprit si vous ne les fixez quelque part, du mieux que vous pouvez...

David, Marisel.
Un frère, une sœur.
Ils disent, quand ils s’appellent : frère, sœur.
Sur scène, ils se souviennent.
De qui, de quoi ?
D’eso.
L’intraduisible, ça.

Ce qui passe par le cœur, deux fois.
Recordar.

Ainsi que la racine du verbe l’indique, en latin.
Mais c’est en espagnol que coule chez eux la mémoire.
Et elle vient du Pérou.
Par le père, par la mère.
Elle vient, et revient.
Elle circule, comme le sang dans les veines.
Et fait battre le plateau au rythme chaloupé de la transmission.

Marisel est médecin, David musicien.
Elle est née là-bas, lui ici.
Elle fait des missions humanitaires dans des pays en guerre et croit toujours qu’un autre monde est possible, il compose des chansons et n’a plus d’illusions quant aux lendemains qui chantent.
L’un et l’autre s’approprient le théâtre pour transformer un passé qui ne passe pas en un dialogue au présent qui réactive le sens de l’avenir.
Nous pourrions même dire qu’il ne s’agit peut-être pas tant d’une pièce de théâtre qu’une manière de se rappeler de ce qu’ils sont et d’où ils viennent pour pouvoir avancer.
Une pièce, comme un espace tiré au sort au milieu du chaos de l’histoire, une scène de remémoration pour jouer avec le temps, un lieu où les voix puissent s’incarner et tutoyer l’immatériel.

Ne sentons-nous pas nous-même un faible souffle de l’air dans lequel vivaient les hommes d’hier ? Les voix auxquelles nous prêtons l’oreille n’apportent-elles pas un écho des voix désormais éteintes ? [2]

Ainsi s’interrogeait Walter Benjamin dans la seconde thèse Sur le concept d’histoire. Et l’on pourrait penser que David et Marisel prennent ces questions à la lettre pour les libérer de la théorie et les faire exister.
Sur le plateau, deux guitares, une grande, une petite, disposées à jardin et à cour.
Deux baffles les surplombent de part et d’autre de la scène.

Au centre, un rideau qui se déroule en un rouleau coloré, à la fois tapis et voile, support pour les sous-titres traduisant les répliques en espagnol des enfants et des parents.
Le père et la mère parlent à distance.
Dans cette histoire, il y a un deuil impossible à faire.
Mocho, le Papa, est parti il y a dix ans de ça.
Disparu de manière inexpliquée dans l’étang de Louvain-la-Neuve.
Et, avec le vide qu’il laisse, des caisses en tous sens.
De ces caisses qu’on ne peut ni garder, ni jeter, ni rien.
Des cartons bourrés de dossiers, d’articles de journaux, de cassettes vidéo, d’archives en tous genres, qui occupent non seulement la moindre parcelle de son appartement, mais qui colonisent aussi son bureau, et d’autres bureaux de l’université où il enseignait.

Les enfants doivent faire le tri de cet héritage et se confrontent à leur propre rapport à ce qui reste :

David : Une caisse, c’est une promesse.
Une promesse pour la personne qui se trouve face à la caisse fermée.
Marisel : Une caisse, c’est une prison.
Une prison pour les souvenirs qui se trouvent à l’intérieur.
C’est de la place volée à la vie.

C’est l’histoire du Pérou, de la dictature militaire, des espérances révolutionnaires, du militantisme et de l’action syndicale, puis de la dérive dans la lutte armée, qui défile entre les pages volantes laissées par le père.
Alors, le frère et la sœur vont voir la mère, la questionnent sur cette époque, et remontent vers l’enfance, enregistreur au poing.
Se télescopent les bribes de l’atmosphère dans laquelle ils ont grandi au récit politique de ces année-là, et de celles qui les précèdent.

L’Amérique latine se libérait de l’emprise coloniale multiséculaire en sombrant dans le cauchemar des assassinats commis pour la cause.
Les parents refusent qu’il n’y ait pas d’autre issue à la violence que la violence et choisissent le chemin de l’émigration pour se faire des armes à travers des études en Belgique.
Le retour au pays est repoussé d’année en année, jusqu’à devenir une ritournelle en laquelle plus personne ne croit.

La force de la pièce est qu’elle déjoue la pente esthétisante ou pédagogisante où le propos risquerait de devenir par trop thématique à la manière d’une dissertation sur l’Exil ou l’Identité.
La dimension proprement testimoniale est traitée sur un mode à la fois léger et profond qui empêche de réduire le sujet à un aspect purement documentaire ou psychologique.
C’est à une autre forme de vérité dont il s’agit d’accéder.
A la fois politique et existentielle, celle de l’entre-deux.
Relationnelle, pourrait-on dire, mais au sens où elle relie la sœur au frère, les enfants aux parents, l’Europe à l’Amérique latine, le passé au présent, une sorte de géopoétique des caisses.
Par le détour d’une image qui fait l’affiche de la pièce.
La tante de David et Marisel les portant sur ses genoux.
La sœur du père a pris cinq ans de prison pour complicité avec les Sentiers Lumineux pour qui elle avait caché des cartons par l’intermédiaire d’une connaissance qui lui avait demandé de lui rendre service.
Les caisses dont elle ignorait la provenance et le contenu avaient atterri dans l’appartement familial laissé vide au Pérou.
Dedans : des armes et des enregistrements compromettants.

Et le père avait envoyé cette photo à la presse pour montrer à quel point sa sœur était une femme aimable et respectable.
La photo avait fait la une avec le mot de terrorisme au-dessus des visages des enfants...
Le fil tendu entre les questions d’hier font vibrer celles d’aujourd’hui : qu’aurais-tu fais à ma place si ta sœur avait été menacée ? demande le père à son fils par-delà la mort.
Il y a une telle justesse que les larmes coulent alors même que le rire affleure.
Nous n’en dirons pas plus sur le dénouement de l’affaire tant nous sommes reconnaissants à Marisel et David de maintenir la tension vive en ne résolvant aucun paradoxe.
Loin d’être une pièce sans réponse, c’est au contraire une façon d’habiter pleinement les questions posées par la vie en faisant résonner tout ce qu’elles peuvent avoir d’urgent pour ici et maintenant.

Ajoutons simplement que jamais, à nos yeux, le “que faire ?” en temps de désespoir et d’impasse n’a acquis une telle maturité sans rien renier de l’enfance.
Une nécessité de dire, et, en même temps, une telle impossibilité de raconter ce qui devrait l’être.
Les passages par la musique et le chant s’offrent alors comme des chemins de traverse pour dégager l’avenir des décombres et nommer ce qui résiste dans sa plus fragile expression.

La vie et l’amour.
En mode mineur, en mode majeur.

Avec le lando, ce blues qui est un ressassement sans fin des choses perdues, avec la cueca, cette danse de libération qui est un appel à la joie.
Dans cet accord avec soi qui est un détour par l’autre, comme l’écho d’une voix qui surgit depuis l’autre côté du mur et nous intime d’inventer nos propres rites pour écouter ce que les fantômes ont à nous apprendre.
Une communication aussi bouleversante qu’un rouleau que l’on tourne pour donner à lire ce que l’on ne peut formuler.
Un rouleau aux couleurs de dégel et de printemps, plis et replis d’un tissu arc-en-ciel qui enveloppe les traces de l’invisible tout comme le vent fait entendre le souffle du silence.

Eso !

Elias Preszow

[1Mis en scène par Ilyias Mettioui et Tatiana Pessoa, scénographie Nathalie Moisan. Vu au Rideau de Bruxelles, le 30 mars 2024.

[2Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, Œuvres III, traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Pierre Rusch et Rainer Rochlitz, Gallimard, folio essais, 2000, p.428

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