Brève généalogie politique de la cabane

[La Grappe]

paru dans lundimatin#407, le 13 décembre 2023

De la ZAD aux Gilets Jaunes, la cabane est une manière de prolonger l’élan collectif et d’ancrer un combat dans un lieu, dans le temps, mais aussi dans la vie quotidienne. Si bien qu’il est possible de retracer, au travers de ces constructions rudimentaires, la longue histoire d’une quête d’harmonie avec la nature qui nous entoure, d’une vision critique de la société de consommation et de contrôle, ainsi que de l’espérance de rapports libérés des chaînes qui nous contraignent au quotidien. [1]

Qu’elle soit synonyme de l’enfance, d’un retour à la nature ou bien de formes de précarité, la cabane est une jonction à de nombreux imaginaires. Sans chercher à en faire un objet d’étude scientifique et complet, cet article propose une divagation, une généalogie politique de cette forme d’habitat. Si certaines personnes ont choisi de se retirer dans des cabanes pour mieux s’opposer à la société de leur époque, nous pouvons aussi remarquer que les grandes contestations de ces dernières années ont remis au goût du jour ce type de construction, afin de renforcer la lutte et la cohésion. De la Zad aux Gilets Jaunes, c’est une manière de prolonger l’élan collectif et d’ancrer un combat dans un lieu, dans le temps, mais aussi dans la vie quotidienne. Si bien qu’il est possible de retracer, au travers de ces constructions simplistes, une longue histoire de la recherche d’harmonie avec la nature qui nous entoure, d’une vision critique de la société de consommation et de contrôle, ainsi que de l’espérance de rapports émancipés et libérés des chaînes qui nous contraignent au quotidien.

Depuis longtemps, des architectes théorisent le fait que la cabane a été la première maison de l’humain.e. Vitruve (architecte romain du 1er siècle av. J.-C.) imagine que le feu a permis aux humain.e.s de se rassembler et d’habiter ensemble, et qu’ils et elles ont construit un premier abri par nécessité, par besoin de survie aux intempéries. Selon lui, l’architecture serait une chaîne d’évolution formelle qui a débuté par l’abri primitif. Marc-Antoine Laugier, théoricien de l’architecture du XVIIIe siècle, va plus loin, louant la simplicité et la perfection formelle de la cabane. Celle-ci est composée de quatre poteaux, quatre poutres et un toit, permet de répondre à la nécessité de se protéger et requiert une forme d’harmonie avec la nature. Toute architecture qui imite ce principe serait d’après lui une bonne architecture, le temple grec en étant un exemple historique. Eugène Viollet-le-Duc et Gottfried Semper, architectes du XIXe siècle, abondent dans ce sens.

Le Corbusier, qui après avoir été l’auteur des méga-plans d’urbanisme à base de béton et voulait organiser la vie de millions de personnes en planifiant le futur, ira à l’encontre de ses propres travaux et de ce que prônait l’architecture du XXe siècle lorsqu’il s’agira de construire sa propre demeure. La fin de sa vie se fait dans son cabanon de Roquebrune, construit en bois en 1952 et qui l’accueille avec son épouse dans des dimensions humaines. Cette contradiction n’est même pas à relever lorsque l’on sait l’engagement fasciste et antisémite de Le Corbusier, dont la devise reste « Là où naît l’ordre, naît le bien-être. »

Une construction de Le Corbusier pour lui.
Une construction de Le Corbusier pour les autres.

Construire une cabane, c’est donc, pour certain.e.s, revenir à l’aube de l’humanité. Mais le faire à une époque qui loue progrès et bétonisation à tout-va, c’est se mettre en rupture avec son temps. C’est sûrement pour cela que de nombreux.se.s philosophes ont fait le choix, à certains moments de leur vie, de rejoindre un lieu de vie plus simple, plus austère, plus reculé. Les plus emblématiques sont sûrement Martin Heidegger qui écrit son ouvrage Être et Temps dans sa cabane de Todtnauberg dans la Forêt-Noire en Allemagne, qu’il habite à partir des années 20 ; et Ludwig Wittgenstein, penseur autrichien, qui se construit sa propre cabane isolée à Skjolden en Norvège. Il dira même par la suite que cet exil volontaire fut l’une des périodes les plus passionnées et productives de son existence. Nous sommes dans le cas typique de philosophes qui fuient le monde pour mieux le penser et qui utilisent la cabane comme un moyen de réflexion, un symbole et un signe puissant permettant d’exprimer des concepts fondamentaux.

Heidegger sortant de sa cabane.
Chez Wittgenstein.

Il est difficile de présenter une généalogie politique de la cabane sans aborder la personne de Henry David Thoreau. S’il est connu en France, principalement pour son essai La Désobéissance civile, paru en 1849, on peut dire qu’il est injustement mis dans la catégorie des penseurs pacifistes alternatifs. Le titre n’est pas le sien, mais celui de son éditeur, puisque Thoreau l’avait originalement intitulé Résistance au gouvernement civil. C’est d’ailleurs après un passage en prison, pour avoir refusé de payer l’impôt à l’État, marquant là son opposition à l’esclavagisme en cours et à la guerre américano-mexicaine, qu’il écrit cet ouvrage. À partir de 1845, Thoreau se met à vivre dans sa cabane au bord de l’étang de Walden, d’où il donne à ses contemporain.e.s l’exemple d’un rapport actif avec la nature, en dehors de toute contemplation romantique. Cela lui permet de s’élever contre la société à laquelle il oppose le concept de « simplicité volontaire ». Convaincu que la plupart des humain.e.s vivent dans un état d’esclavage et d’aliénation permanent, il refuse la logique oppressante de la société technologique moderne et entame par son ermitage auto-imposé une expérience visant à élaborer les bases pratiques et théoriques d’une société différente. C’est dans sa cabane qu’il accueille l’assemblée générale des anti-esclavagistes de sa commune et c’est de toute cette expérience qu’il tire son célèbre roman Walden ou la Vie dans les bois.

Walden ou la Vie dans les bois.

Il est troublant de voir les similitudes unissant Henry David Thoreau à un autre personnage important de l’histoire politique des États-Unis qui apparaît un siècle plus tard. Theodore Kaczynski, plus communément appelé Unabomber, né en 1942, est un enfant surdoué et solitaire. Après de brillantes études de mathématiques, il enseigne à l’université avant de démissionner et de revenir chez ses parents. Il achète alors avec son frère un terrain dans le Montana et y construit de ses propres mains une habitation de 10 m2 sans eau ni électricité. Il débute alors une nouvelle vie, une vie d’ermite, apprenant à cueillir des plantes et à chasser de petits animaux.

Cette vie recluse s’accompagne de deux activités de type relationnel : bricoleur de génie, il se met à fabriquer des bombes artisanales qu’il envoie à ses ennemis (universitaires dans la science et les technologies, compagnies aériennes, magasins d’informatique, publicitaire, président de l’Association de sylviculture, etc.) durant 17 ans. Il tue 3 personnes et en blesse une vingtaine. L’autre activité est l’écriture, puisque 40 000 pages de documents sont trouvées dans sa cabane ainsi que son célèbre manifeste, La Société industrielle et son avenir. C’est par écrit qu’il explique ses gestes : cette violence se déploie en réaction à la violence de la société, qui provient, selon lui, principalement de la technologie qui provoquerait l’apathie, l’anomie, l’ennui, la dépossession et l’aliénation de l’humain.e. La liberté de chacun.e se retrouve entravée par la surveillance, le contrôle psychologique, etc. Selon Kaczynski, le progrès technologique nous conduit à un désastre inéluctable et seul l’effondrement de la civilisation moderne peut l’empêcher. Le gauchisme est la première ligne de défense de la Société technologique contre la révolution. Ce qu’il faut, c’est justement un nouveau mouvement révolutionnaire, voué à l’éradication de la société technologique, et qui prendra des mesures pour tenir à l’écart tous les gauchistes et consorts. Il justifie ses pratiques ainsi :

« À mon humble avis, l’utilisation de la violence (exemple : contre la réalisation de l’utopie d’une société technologique inhumaine), c’est de l’autodéfense. Certains peuvent en débattre, bien sûr. Si vous pensez que c’est immoral et inadéquat, alors vous devriez éviter TOUTE utilisation de la violence. Mais j’ai une question pour vous dans ce contexte : quel genre de violence a causé le plus de dégâts dans l’histoire de l’humanité ? La violence autorisée par les États (la société, la civilisation, l’idéologie) ou la violence non autorisée, employée par des individus ? ».

L’habitat de Unabomber intrigue tout particulièrement puisqu’il révèle une contradiction importante entre, d’un côté, un type d’habitation intimiste, d’une simplicité extrême, un nid protecteur, et de l’autre, la volonté de faire exploser ses ennemis. 

Dans leurs habitations réduites au minimum vital, Thoreau et Kaczynski s’adonnent surtout à l’écriture : leur cabane leur fournit la concentration et l’énergie nécessaires à la conceptualisation d’idées et de manifestes programmatiques pour la constitution d’un mode de vie totalement autre. Ils sont tous les deux troublés par l’influence pernicieuse que la culture matérielle exerce sur les individus et la société. Tous les deux estiment que les leviers existants proposant de changer la situation sociale sont insuffisants pour remédier à ce problème. Toutefois, les deux croient que le changement est possible et ils ancrent dans la nature sauvage la base de ce changement.

Une fois les textes de Kaczynski publiés dans de grands journaux, son frère va reconnaître son écriture et le dénoncer à la police. Après son arrestation le 3 avril 1996, son abri va être décrit, photographié, déplacé, exhibé, reproduit, analysé, etc. Maintenant que son habitant ne fait plus partie des lieux, il est nécessaire de neutraliser ce que représente cette cabane en la muséifiant. D’abord isolée dans un camp militaire, elle est ensuite considérée comme une pièce à conviction. La justice demande à ce qu’elle soit déplacée afin d’être présentée lors du procès à venir. Son long voyage se transforme en un spectacle national ; le transport est suivi par les médias et filmé sur les bords de route par un public désireux de voir passer la cabane légendaire. En effet, faute de pouvoir exhiber le maître-terroriste Kaczynski, c’est son artefact qui le représente qui est montré. Elle est alors déposée... dans un hangar. Le ridicule refusant de prendre sa révérence, le FBI la cède en 2008 au Musée de l’Histoire du Journalisme à Washington.

Une cabane... dans un hangar.
Une cabane... dans un musée.

La présence, dans un musée en plein cœur politique des États-Unis, à quelques pas seulement du Capitole, de la cabane, dont l’immensité - à la fois sa taille et masse idéologique profonde - apparaît moins comme une volonté de renseigner sur la pensée de Kaczynski que comme la présentation d’un trophée de guerre, d’un ennemi qui a tenu tête à la société de son temps des années durant, au prix de sa liberté.

L’héritage de Unabomber se poursuit de deux manières. L’art contemporain, de par le registre muséal de l’installation, se ressaisit de ce symbole, en se focalisant, presque exclusivement sur sa cabane. Elle devient des œuvres photo, contenus multimédias, des maquettes, des reconstitutions, des détournements, etc.

Daniel Joseph Martinez, The House America Built, 2004.
Chris Larson, Pause : The Dukes of Hazzard 69 Charger and Ted Kactzynski’s Montana Cabin, 2000.

James Benning, Two Cabins, 2012 (Répliques des cabanes de Thoreau et Kactzynski).

L’autre manière par laquelle Kaczynski continue à exister parmi nous est la parution de la traduction de ses textes qui arrivent petit à petit, certains préfacés par Annie Le Brun (écrivaine et poétesse française, proche du mouvement surréaliste et pourfendeuse de la société contemporaine) dès 1996, d’autres en libre accès sur internet. Bien que présenté comme fou pendant des années, les jeunes générations redécouvrent la vision et la radicalité de cet homme condamné à perpétuité, qui vient de se suicider il y a peu dans sa cellule de la prison fédérale de Caroline du Nord, à l’âge de 81 ans, alors qu’il souffrait d’un cancer en phase terminale.

Nous nous sommes beaucoup attardé.e.s sur quelques figures importantes qui ont fait de leur habitat une manière de vivre et de lutter. Dans bien d’autres cas, la cabane n’est pas un choix, mais bien une nécessité, une passerelle entre la rue ou la tente et un habitat décent. Une manière de s’en sortir dans la précarité qui dure, une manière de survivre. Des villas miserias argentines aux favelas brésiliennes, des ghettos états-uniens aux gecekondu turcs, en passant par les townships sud-africains et les urban poor philippins, les termes ne manquent pas pour parler de ces constructions représentatives des plus grandes misères sociales. La France n’est pas en reste, elle qui voit le retour des bidonvilles, sous ses ponts, dans ses quartiers reculés, derrière ses palissades. Une des plus emblématiques est celle du camp de Calais, avant son démantèlement en 2016 ; loin de l’image que l’on pourrait s’en faire, c’est toute une organisation spatiale, sociale qui prend forme, avec ses quartiers, ses rues, ses cantines et ses magasins.

Les rues du camp de Calais.
Le camp de Calais.

Cela nous renvoie des décennies auparavant, lorsqu’à la suite de l’appel de l’Abbé Pierre en 1954, l’architecte Jean Prouvé a cherché à généraliser la Maison des Jours Meilleurs, une petite maison de type cabane, montable en 7h, censée abriter les personnes à la rue et les victimes de la crise du logement. Les services publics refusent d’homologuer cette invention et le projet se voit donc avorté malgré l’enthousiasme du public.

Si certain.e.s considèrent que la lutte passe par la manière d’habiter en soi, d’autres préfèrent imaginer des manières d’occuper l’espace ensemble. La question du bâti et de l’habiter dans les luttes est réapparu en force dès 2010, avec le mouvement de l’occupation des places issu des printemps arabes, avec, par exemple, l’occupation de la place Tahrir en Égypte. Elle se poursuit avec le Mouvement des Indignés, parti d’Espagne en 2012 puis étendu au Portugal, à la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre et les États-Unis avec Occupy Wall Street. Elle réapparaît en France en 2016 avec le mouvement Nuit Debout qui accompagne la lutte contre la Loi Travail.

Place Tahrir, Le Caire, Egypte.
Mouvement des indignés, Espagne.

On pourra dire à juste titre que bien souvent, ces occupations n’étaient occupations que par la masse de gens qui y participait, que les abris n’étaient que des tentes, des bâches et des barnums, que dans certains cas, c’était en accord avec les autorités, qu’il n’était pas question de construire en dur et en durable, et que c’était l’une des conditions pour avoir le droit de rester dans le temps. Et c’est justement dans ce cas de figure que la cabane réapparaît en force. C’est à la fois une nécessité pour s’abriter des intempéries, pour avoir des lieux d’organisation, de stockage, de repos pour les assemblées, les ateliers, les cantines, les concerts et c’est aussi un moyen d’aller plus loin, de construire l’autonomie et l’auto-gestion, de lier lutte et vie quotidienne, lutte et fêtes, lutte et partage. C’est tout l’enjeu, lors du mouvement Nuit Debout, place de la République à Paris lorsqu’il y a la tentative de construire un Château de bois. En effet, les autorités obligeaient les occupant.e.s à partir une fois dépassée une certaine heure de la nuit, et à tout nettoyer derrière elles et eux avant de revenir le lendemain matin. C’était donc un éternel recommencement extrêmement énergivore qui empêchait de se projeter malgré une occupation qui tenait dans le temps. Un appel a été fait de ramener poutres et palettes, vis et visseuses, planches, clous et marteaux et de construire le château de nos rêves. Les participant.e.s s’en justifiaient comme cela :

 La construction libre et autonome de châteaux sur la place de la République, devenue place de la Commune pour beaucoup d’entre nous, suppose des évidences. Par exemple, les structures, à chaque fois un peu plus grandes, dépassent largement la superficie de nos appartements franciliens. Nous sommes carrément frustrés de ne pas pouvoir inviter nos potes à la maison, faute de place, et c’est une bonne raison de se retrouver massivement dans les rues malgré les interdictions. À cela s’ajoutent l’arnaque complète du prix des loyers, indécents évidemment, et l’urbanisme souvent massif et froid, subi évidemment. Cerner les conditions de vie à Paris et sa banlieue, notamment des jeunes, c’est aussi comprendre la joie que l’on trouve à créer des espaces de gratuité et à les modeler soi-même.

Construction du Château, Place de la République.

Lors de la défense de La Plaine à Marseille, une place populaire qui se faisait réaménager et gentrifier depuis 2019, l’idée de construire en dur est aussi apparue nécessaire. Les journées de mobilisation, les actions, les manifestations et les carnavals ne suffisant plus, les participant.e.s de cette lutte ont souhaité décider par eux et elles-mêmes des aménagements de leur place. Des centaines de personnes se sont mises à transporter des poutres, amenées par solidarité depuis la Zad de Notre-Dame des Landes, afin de bâtir ce qui sera la charpente d’un hangar. Que ce soit dans le cas du Château place de la République ou du Hangar sur la Plaine, la police a attaqué et détruit rapidement la cabane dans la nuit.

Hangar de la Plaine à Marseille.

Dans toutes ces expériences, l’influence des Zad et surtout celle de Notre-Dame des Landes est primordiale. Lutte écolo, anti-capitaliste qui a marqué ces dernières décennies, elle a politisé plusieurs générations de jeunes, tout en créant des jonctions entre habitant.e.s des campagnes, des villes, entre étudiant.e.s, paysan.ne.s, chercheur.e.s, précaires, scientifiques, écolo, militant.e.s, etc. Celle-ci a pris un essor hors du commun quand, pour protéger la zone vouée à devenir un aéroport et répondant à un appel des agriculteur.ice.s exproprié.e.s, des centaines de personnes ont construit des dizaines de cabanes toutes plus imaginatives les unes que les autres, permettant de vivre et de lutter dans des conditions parfois difficiles, notamment l’hiver.








Cabanes sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.

On connaît l’histoire, les expulsions échouées de 2012, la zone attaquée par 1 500 policier.e.s, les expulsions réussies de 2018 et ses 1 800 flics, ses véhicules blindés, ses 11 000 grenades lancées, ses 3 000 grenades assourdissantes qui explosent, et ses blessé.e.s dans les rangs des soutiens venu.e.s de toute la France, et même parfois d’en dehors. C’est aussi des bulldozers et des pelleteuses qui accompagnent les CRS et qui détruisent ces merveilles de constructions autonomes, ces lieux de vie, d’amour, de lutte et d’organisation.

Les cabanes de la ZAD, avant et après.

L’enjeu du bâti est si important que certaines légendes racontent qu’il y a même eu des cabanes mobiles soulevées par la détermination des zadistes…

Cabane itinérante se baladant dans le bocage.

Le dernier grand mouvement ayant marqué la France, qui a autant fait peur au pouvoir que rendu la puissance et la dignité aux invisibles, a lui aussi eu recours aux cabanes pour ancrer ses positions, pour être rejoignable, pour se renforcer. Les Gilets Jaunes, qui jaillissaient dans les centres-villes le samedi, occupaient les ronds-points aux portes de nos métropoles, de nos villes et de nos villages le reste de la semaine. Lieu de rencontres, de discussions, d’entraide, les ronds-points voient rapidement s’élever des constructions à destinée collective, au milieu des klaxons de soutien. Détruites, reconstruites, brûlées, reconstruites, menacées, attaquées en justice, elles résistent pendant des mois à la pression, réchauffent pendant l’hiver, nourrissent, accueillent autant les gens de passage que les plans d’attaque pour le samedi suivant.

Cabanes Gilets Jaunes.

Bordeaux et ses alentours ne sont pas en reste, différentes constructions prennent forme. La plus emblématique est assurément celle de Saint-Macaire. Elle symbolise toute la détermination, la fraternité, la sororité des gens qui y participent, et ce, pendant 9 mois contre vents et marées. En attendant que d’autres éclosent, quoi de plus logique que de lui laisser la parole afin de clore notre généalogie ?

«  Je suis une cabane.
Je suis un rassemblement de morceaux de bois, cloutés, liés, bâti sur un terrain privé non-constructible en plein hiver.
Je sais dès le premier jour que mon temps est compté.
J’ai été construite de nuit dans une urgence pour accueillir les GJ, pour qu’ils aient un abri.
Le 18 décembre, le premier jour de ma construction, je ne me doutais pas que mon rôle allait devenir si précieux, dans la lutte, je ne me doutais pas qu’ils allaient se battre pour moi, qu’ils allaient m’aimer si fort... C’est vrai après tout, je ne suis faite que de récup, de dons, de fonds de tiroir...
Les gilets jaunes décident rapidement de dormir en mon sein, je deviens leur maison, leur domicile fixe pour certains. Les premiers jours, beaucoup de gilets jaunes viennent, ils s’attellent tous avec beaucoup d’enthousiasme à me construire, me renforcer, m’isoler, m’équiper.
Je suis petite, mais pratique, les commentaires sont positifs, je me sens coquette, je me sens jolie. Ils m’aiment comme je suis parce qu’ils m’ont fabriquée à leur image.
Je les accueille pour Noël, pour la Nouvelle Année, pour l’Epiphanie, pour Pâques, j’irais même jusqu’aux vacances d’été.
Certains passent tous les jours pour savoir si j’ai besoin de quelque chose. Celui qui a réfléchi à me construire, celui que je pourrais considérer comme mon père, sait ce dont j’ai besoin mieux que personne. Il veut que je sois confortable, pratique, conviviale, intimiste. Un soir d’hiver, ils proposent de m’agrandir pour faire un salon, ils y caleront des canapés donnés généreusement, ils y colleront des photos de leurs manifs, de leurs moments festifs, de leurs grimaces. Quand ils rentreront de manif, aspergés de lacrymo, parfois traumatisés par les violences, je les réchaufferai, j’écouterai leurs doutes sans jamais les trahir. Sans jamais répéter leurs secrets.
J’entends tout.
Je sais tout.
Je les connais tous par cœur, je connais leurs émotions.
Ils sont eux-mêmes chez moi, ils montrent leurs vraies natures.
Ils sont comme mes enfants, ils viennent et repartent. Mais quand ils partent, je sais qu’ils vont revenir. J’ai confiance. Ils ne m’abandonneront pas.
Ils organisent un marché citoyen qui sera inauguré en mars 2019, ils sont fiers de me présenter aux visiteurs.
Ils sont fiers de me côtoyer depuis le début.
Et s’ils savaient à quel point, moi aussi je suis fière d’eux, de nous, de cette aventure qui noue lie.
Je suis observée tous les jours par les voitures qui passent.
Parfois je dérange, parfois je provoque de l’admiration, en tous les cas, j’intrigue et surtout, je ne laisse pas indifférent.

J’ai vu les anniversaires festifs de beaucoup de mes guerrier(re)s, j’ai vu des réunions interminables, des débats, des discours, des disputes, des câlins, des bisous, des regards, des pleurs, des déclarations de fraternité, des discussions, des crises de rire, des crises de peur, des bagarres, des ras le bol, des doutes, des espoirs, des désespoirs.
Mon plus grand protecteur a fait de moi un château en construisant une tour. Ils se projettent tous encore avec moi malgré l’avis d’expulsion.
Je les vois se déchirer pour mon futur. Certains font vite le deuil de notre relation alors que d’autres ne s’y font pas.
On me considère comme un être à part entière de la lutte.
On me considère comme une mère.
Ils ont raison, je les ai consolés, cajolés, réchauffés, je les ai aimés du mieux que j’ai pu. J’ai été leur seconde maison, j’ai tout fait pour qu’aujourd’hui, ils soient solides et fraternels.
Et puis il a fallu que je disparaisse. On le savait, c’était le contrat.
Quand je suis arrivée, je ne pensais pas vivre 9 mois.
Ils sont venus, ceux qui tenaient le plus à moi, ils ont retiré planche par planche, clou par clou. Chaque partie de moi-même.
Ils ont fait ça avec respect.
Ils ont fait ça ensemble. Unis. Pleins de regrets, mais pleins d’espoir.
Ils ont promis de ne pas m’oublier, ils ont promis de garder de moi un bon souvenir.
Ce que je sais surtout, c’est qu’un jour, s’ils ont à nouveau besoin de moi, ils sauront où me trouver... je ne suis pas très loin, je les attends, parce que moi, je n’oublie pas tout ce qu’ils ont essayé de faire pour créer un monde meilleur. J’ai vu leurs sacrifices, j’ai vu le mal, la fatigue, l’épuisement, mais surtout l’envie d’avancer toujours plus forte que le reste.
L’envie de dénoncer ce système injuste.
J’ai accueilli des gens de tous les âges, de tous les horizons, des personnes handicapées, des femmes, des hommes, des enfants, des chiens, des fragiles, des joyeux, des colériques, des tristes, des heureux, des bienveillants et je n’ai fait aucune différence entre eux. Je les ai aimés, toutes et tous comme ils le méritent sans faire d’inégalité.
Je suis la cabane G.J. de Saint-Macaire.
Je suis une guerrière.
Je ne suis pas loin.
 »

Cabane Saint-Macaire près de Bordeaux.

Listes des ouvrages qui ont généreusement servi à l’élaboration de ce texte :
Le retour éternel de la cabane primitive, Flavien Leblond et Natalia Vacheishvili, 2019.
Architecture et violence, la cabane de Unabomber, Michael Jakob, Eterotopia, 2021.
Notre première lettre – Écouter, Voir !, par les Gilets Jaunes de Saint-Macaire.

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[1Cet article a d’abord été publié sur le site collaboratif de la région bordelaise LaGrappe.info.

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