Avec les ados de la M.E.C.S

« Ils sont tous rentrés au Pav’, sauf Messina qui est toujours en fugue »

paru dans lundimatin#267, le 18 décembre 2020

Dans une Maison d’Enfants à Caractère Social du 95, comme tant d’autres en France vivent une cinquantaine de jeunes de 13 à 21 ans. Certains ont fui leur pays, d’autres ont été retirés de leur famille par la justice, d’autres y ont été envoyés par des parents dépassés. Répartis dans quatre pavillons, en chambre simple ou double, ils s’installent pour une période allant de 3 mois à 3 ans. Là, en huis-clos, ils macèrent, s’élèvent, s’effondrent sous le regard bienveillant mais éprouvé d’éducateurs oscillant entre une distance professionnelle et un lien affectif nécessaire.

Une vie quotidienne cachée de tous dont voici quelques bribes.

Illustration : Juan Rueda

Introduction /

Sur le campus de huit hectares, le collège horticole, le self, la buanderie, le gymnase, le lycée professionnel, la petite chapelle derrière le terrain de foot et les bâtiments administratifs se confondent encore avec les arbres et la nuit. Seul l’éclairage extérieur des quatre pavillons de la M.E.C.S (maison d’enfants à caractère social) est allumé. Dedans, tous dorment encore. Comme Niels trois autres veilleurs ont passé la nuit dans ces maisons remplies de jeunes corps assoupis. Des quatres « pav », comme on dit ici, seul Grimault est mixte, Bala 1, Bala 2 et Rodier hébergent exclusivement des jeunes garçons. Tous ont entre 13 et 18 ans.

Emmitouflé dans sa veste en cuir, le cou enfoncé dans le col d’un pull épais, Niels se protège du froid et de l’humidité du matin. 6h48. Sonia ne va pas tarder à arriver. Magalie IE (il y a aussi Magaly Y) et Juvenson viennent de partir. Ils commencent à 8h00 mais sont scolarisés à plus d’une heure d’ici (95). Niels fume sa cigarette de fin de service. La lumière au-dessus de la porte d’entrée transforme la fumée en une tache blanche qui se dilue dans l’air noir d’octobre.

Cale et Sonia /

7h05, Sonia passe la porte du pavillon qui retombe lourdement. Ses yeux sont encore gonflés du matin. «  J’aime pas le matin  », grogne-t-elle en ouvrant la cuisine. Sur le comptoir elle tire deux baguettes de pain d’un sac en kraft. Ouvre le frigo et en sort une brique de lait, une brique de jus et une plaquette de beurre. Fait glisser la porte d’un placard métallique et prend deux sachets de céréales sans leur emballage en carton. Sonia ressort de la cuisine, se penche et vide le tout sur une table.

« J’ai trop la tête dans le cul », bougonne-t-elle en montant les escaliers vers le bureau des éducateurs.

Dans sa chambre, le radioréveil de Cale, posé sur la table de nuit s’est allumé sur Skyrock. Le garçon de 15 ans faufile sa main entre son parfum et un petit éléphant de verre pour monter le volume. Sur le lit d’à côté Erwan dort encore. Cale s’étire, bras tendus et poings fermés. Il se redresse, s’assied sur son lit et plonge ses pieds dans ses claquettes de sport. Il est 7h10.

« Lève tes pieds. Oh Cale ! Lève tes pieds », siffle Sonia depuis le bureau tandis qu’il s’approche de la table pour petit déjeuner. «  Cale monte faut que je te parle. Maintenant », ajoute-t-elle. Cale abandonne le morceau de pain qu’il vient de rompre sur la table (Il n’y a pas d’assiette) et monte machinalement à l’étage.

« Hier tu m’expliques ce qu’il s’est passé avec le docteur Le Roy ? » Derrière Sonia la fenêtre encadre un ciel sombre et pluvieux. Il est 7h20. Le tic-tac de l’horloge se mélange aux clapotis des gouttes. Cale regarde le sol pour préserver ses yeux de la lumière agressive du néon. L’éducatrice considère un temps son référé puis reprend d’une voix musclée : « Alors hier ??! Tu m’expliques ? ». Le ton vif de Sonia tranche avec ses traits doux et ronds.

— « C’est trop tôt là … Je vais être en retard », la voix du garçon est lourde, encore assoupie.
— C’est important là Cale. Pourquoi ça s’est mal passé avec le docteur Le Roy ? T’as fait aucun effort ?
— Oui j’vais pas te mentir, j’ai fait aucun effort…
, répond Cale, avec la docilité de celui qui dort encore.
—  Je t’avais demandé Cale d’aller à ce rendez-vous. Moi j’ai un retour de mail qui me dit que tu veux arrêter avec lui et que tu es prêt à voir Corinne ou Jacques.
—  Pas Corinne !
—  Pourquoi pas Corinne ?
—  Parce que.
—  Donc en fait ce que tu es en train de me dire c’est qu’il te faut un homme, mais docteur Le Roy c’était un homme.
—  Non c’était pas vraiment un homme… », dit-il d’une voix très basse. Et puis moi je suis normal, vous croyez que je suis fou ou quoi ?
—  Le psychologue ce n’est pas pour les fous Cale. On en a parlé la dernière fois. Dans ta situation y’a des choses difficiles, et quand on a grandi dans un contexte comme le tien, forcément ça a un impact sur toi. Donc je te prends rendez-vous avec Jacques. » Elle prend note sur le cahier de transmission.

Cale sort du bureau et regarde l’heure. Les tirs de Sonia ont secoué sa tête, et ses yeux bouffis par la nuit, comme deux fruits trop mûrs, ont fini par s’ouvrir. En bas, le bout de pain qu’il a laissé est toujours sur la table. Il soupire et s’éloigne.

— « Hé, hé, hé, tu vas où là ? Je n’ai pas fini.
—  Il est 7h42 Sonia, je vais être en retard, laisse-moi prendre mon petit déj on a fini là, s’énerve-t-il à présent réveillé.
—  T’as une demi-heure pour aller au collège, concentres-toi ça sera plus rapide. Autre chose : j’ai pris rendez-vous avec ta maman pour le conseil des profs à l’école. »

Cale lève la tête. La lumière verdit le blanc de ses yeux. « J’aime pas quand tu parles de ma mère », marmonne-t-il avant d’ajouter : « Tu fais ça pour m’utiliser… ». Les paupières de Cale sont totalement relevées. Ses yeux sont passés sans transition de la douce torpeur du réveil à un énervement brutal. Dehors la pluie s’est faite plus forte. Les grosses gouttes sur le toit et contre la fenêtre gonflent l’air. Immobile, il fixe Sonia, offrant ses pupilles noires comme des cibles, à ses coups : « Écoute une chose Cale, ta maman je sais qu’elle est importante pour toi et je sais que c’est un sujet sensible, mais quand je te parle d’elle ce n’est pas pour te blesser. Elle a sa place dans ta prise en charge. On ne peut pas avancer avec toi si on ne parle pas d’elle. C’est impossible ! Et je ne t’en parle pas que quand tu fais une dinguerie. Tu arrêterais tes conneries je te parlerais toujours d’elle et je chercherais toujours à la voir. Et ça, ça ne changera pas. Faut que tu le comprennes. Ce n’est pas parce qu’évoquer ta maman te touche, et encore HEUREUX que ça te touche, que je m’en sers pour t’utiliser. Ta maman je ne m’en servirai jamais contre toi. Donc si tu ne veux pas y croire ce n’est pas grave reste dans ton délire, mais en tout cas il faut enlever de ta tête que ta mère est un pion dont je me sers pour t’atteindre  ». Elle reprend son souffle et le regarde. « Et quand tu as un problème comme ça, au lieu de le garder dans ta tête et de t’énerver, tu peux venir en discuter. Je pense que t’es assez grand maintenant. »

Cale bout. Entre ses dents serrées, d’une voix très basse, glissent ces mots : « Un jour je vais tous vous taper ». L’air chaud sort de ses narines plusieurs fois bruyamment. Puis il plante encore plus fort ses yeux dans ceux de son éducatrice et lui dit : « Et tu sais quoi, je m’en fous de ce que tu penses de moi ». Sans relever, presque insensible, Sonia répond d’une voix redevenue douce :

— « L’important ce n’est pas ce que l’on pense de toi Cale, l’important c’est d’avancer. T’es pas en colonie. Tout à l’heure vu qu’on a une réunion avec les éducateurs, le changement de référence va pouvoir se poser. Donc si tu n’as pas envie de travailler avec moi, c’est le moment de choisir un éducateur en qui tu as confiance. Donc je te demande : avec qui te sens-tu à l’aise pour avancer ?
—  Je me sens à l’aise avec personne. Je vous vois tous au même niveau, toi, Benoît, JC, Rhonda, Lucile, vous êtes tous les pires.
—  Donc aujourd’hui le problème ce n’est pas la question du référent, le problème c’est qu’aujourd’hui c’est dur pour toi d’avancer avec quelqu’un. Donc là c’est aussi à toi de voir si tu peux changer ta façon de travailler. »

Cale tchipe. Il tourne les talons et jette sa main par-dessus son épaule comme pour repousser les mots de Sonia qui continuent d’abonder. Depuis le bureau, la voix, toujours plus forte lui court après : « T’es pas là pour nous aimer et on n’est pas là pour t’aimer. On est là pour t’aider à avancer. Je te l’ai dit et je te le redis. Parce que l’idée c’est qu’à la prochaine audience tu puisses dire au juge que les choses ont bougé. Sinon il va te replacer Cale. Alors mets-toi au travail. OK ? ». Cale descend les escaliers en laissant retomber tout son poids à chaque pas. « Vous êtes tous des bâtards ! », rage-t-il. « Et si tu as quelque chose à dire, dis le fort pour que je puisse comprendre Cale ! », crie Sonia au loin.
« WESH JE SUIS EN RETARD ! », vocifère le jeune garçon.

Cale passe devant la table en renversant la chaise qu’il avait tiré un peu plus tôt pour petit déjeuner, descend le deuxième escalier et rejoint sa chambre. Il grogne : « T’inquiète même pas, ma mère elle m’a donné plein de trucs, j’ai même pas besoin de vos tartines claquées ». Cale jette un œil sur le lit d’à côté, Erwan dort toujours. Il ouvre son placard, se plie sur ses genoux et d’un tour de bras fait tomber par terre un tas de vêtements sales. Il plonge sa main au fond du placard et tire un paquet de Capri Sun, recommence et ramène à lui un sachet de crêpes Wahou. Il se sert, enfile ses chaussures, son K-way, son sac à dos, et remet le tout en place.

À 8h07 la porte d’entrée du pavillon claque, Cale déchire l’emballage de sa crêpe puis tire sa capuche pour se protéger de la pluie. Sous ses pieds il fait grincer le gravier comme un cri.

Cale, l’horticulteur /

Cale est assis sur le petit talus devant le bâtiment de l’administration. Il porte une salopette verte et des chaussures de protection. Ses talons sont plantés dans la terre pour tenir ses jambes bien tendues et son dos bien droit. Dans sa main gauche habillée d’un gant, il tient un transplantoir. Entre ses jambes écartées, il creuse un premier trou. Cale sifflote d’ennui. Il sifflote plutôt que de soupirer. Son autre main, nue, plonge dans une petite sacoche accrochée à sa ceinture. Dans le trou il sème une pincée de graines. Du revers de l’outil il rapporte la terre, tapote dessus. À côté de lui, deux autres jeunes plantent des fleurs sous le regard attentif du professeur d’horticulture.

— « Tu ne t’appliques pas vraiment Cale », lui lance ce dernier.
—  Je fais ça parce qu’on m’a dit de faire ça et que j’veux pas d’histoire. Mais jardinier c’est pas le métier que je veux faire, ça m’intéresse pas », répond-t-il calmement. Il plante à nouveau son outil dans la terre, l’ouvre, la détend. Et siffle trois petites notes comme pour ponctuer la chute des trois petites graines au fond du trou.

Réunion éducateurs /

Dans la salle de réunion du bâtiment administratif, les éducateurs font le bilan de la semaine. Dominique Rochat la directrice adjointe de la M.E.C.S préside. Un grand cahier est ouvert devant elle. Dedans, à la date du jour, plusieurs prénoms des résidents de Grimault y sont déjà inscrits :

Magalie : réaménagement sur le pavillon + prévenir que son frère ne sera pas placé avec elle / prévoir un soutien pour lui expliquer qu’il faut qu’elle se concentre sur elle.
Boureima : tape sur les autres « pour qu’ils me respectent » (se moquent de son poids) / inscription à l’hôpital de Boulogne pour obésité : validé / travailler l’estime de soi / changer peut-être son lit pour une structure en acier plus solide.
Aya : trouver une place en Foyer Jeune Travailleur.
Cale : adresser un courrier au docteur Le Roy / rdv Jacques : traiter les Pb d’homophobie.
Mariatu : vêtements et attitude avec les garçons : à surveiller.
Magaly : idem.
Messina : toujours en fugue.
Boubakar : ras
Roméo :

La bouche peinte en violet de Rhonda souffle. Les milliers de poils de son col de fausse fourrure s’agitent. Elle est exaspérée. « Bon j’ai encore dû faire un rapport suite au week-end de Roméo chez sa mère, je vous le lis, c’est pas glorieux… »

« Madame Dialé mécontente de l’aspect physique de son fils se questionne sur le fait qu’il prenne sa douche. Elle demande à recevoir une aide pour le coiffeur et l’achat de nouveaux vêtements. Elle dit avoir été gênée devant les autres enfants présents chez sa sœur ce week-end car Roméo avait une forte odeur de transpiration : « forte odeur de clochard » (Ce sont les mots de Madame concernant son fils) et des vêtements sales et troués. Madame dit avoir dû mettre son fils sous la douche pour effectuer un gros nettoyage pour venir à bout de l’odeur. »

Lucile, JC et Sonia écoutent leur collègue, silencieux. Benoît a l’air fatigué.

— « Mais on n’avait pas déjà fait une sortie en vêture, en août, pour lui ? », intervient Sonia.
— Si, si, mais c’était que des vêtements d’été. Et puis je te rappelle que lui il a été expulsé et qu’il n’a pas eu le temps de rassembler ses effets personnels. Il est arrivé ici avec presque rien, répond Rhonda.
— Bon, de toute façon il a une nouvelle sortie prévue cette semaine, ça sera déjà ça. Pour l’hygiène faut que tu lui parles et pour la mère on verra ce qu’il en est le week-end prochaine quand elle verra son fils dans des vêtements neufs », conclut Sonia.

En contre-jour Dominique Rochat murmure : « je dois l’avoir ici d’ailleurs sa fiche je vais te la signer toute suite… ». Coincée à la fin de son cahier elle tire une feuille intitulée « Vêture Roméo – octobre 2020. » Les yeux de Dominique et le Bic glissent sur le papier :

T-shirt (10 euros) : 3 unités
Pantalon (20 euros) : 2 unités
Caleçon (5 euros) : 4 unités
Chaussettes (5 euros) : 4 unités
Sweat (15 euros) : 1 unité
Manteau (40 euros) : 1 unité
Chaussures (40 euros) : 1 unité

Puis, dans son cahier, sous le nom de ROMEO souligné une fois, la directrice adjointe écrit :
Objectif : autogestion de son hygiène !

Visite à domicile /

Marysse la responsable du « pôle famille » traverse le self pour rejoindre la salle à manger des professeurs. Dans son assiette la sauce corail gite. L’air froid et humide de la cantine la durcit. La jeune femme s’attable. Du bout de sa fourchette elle déchire la pellicule fine mais solide qui s’est formée sur la sauce du poisson pané. Les dents de sa fourchette traînent la peau morte et translucide. Elle s’agglomère, se colle à elle-même, et en paquet résiduel, est abandonnée sur le coin de l’assiette.
— « C’est un menteur ! Un traître ! »

Les mots enragés détalent comme des chiens fous dans la tête de Marysse. Ils tentent de sortir par où ils peuvent, mais Marysse déglutit encore. Tête penchée, elle fixe le ramassis rose tandis que les insultes la griffent de l’intérieur. Autour d’elle les couverts tintent et les voix se sont mêlées en vagues lourdes et douces. Sous son plateau est coincé le rapport de Juvenson :

« Juvenson est retiré le 12 juillet 2017 de son domicile pour y avoir subi des maltraitantes physiques. Il est admis le 21 juillet en famille d’accueil en Normandie. Le couple partant à la retraite, Juvenson est réorienté en mai 2019 à la M.E.C.S de Saint-Just. Dès la prononciation de sa condamnation, Madame a coupé les liens avec les services. Aux dires de son fils, elle a également interrompu tout contact avec lui dès sa prise en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance. Dans son dossier, Madame affirme avoir été victime d’une erreur judiciaire. »

« J’ai enfanté un traître, un Judas ! », crie la voix. Les mots sont modulés par un fort accent dominicain. Marysse éponge le restant de sauce avec un bout de pain. La mie devient rose clair. Sous la crème réapparait la couleur de l’assiette. Elle le porte à sa bouche et mâche lentement, l’air hagard. « Êtes-vous au courant que mon fils vous ment et qu’il vient tous les midis et tous les soirs déjeuner et goûter chez moi ? », la mère de Juvenson hurle dans la tête de Marysse

Corinne, la psychologue attitrée aux pavillons Grimault et Rodier s’installe à sa table. Sur celle voisine, Bertrand et Pat deux collègues éducateurs, en sont au dessert. Corinne retrousse ses longs cheveux noirs et gris derrière ses oreilles. « On est un peu short niveau timing, mais Argenteuil même à cette heure-là ce n’est jamais plus d’une demi-heure », dit-elle à Marysse.

— « Vous allez où ?, demande Bertrand en étalant sur sa langue une cuillère de fromage blanc.
—  En V.A.D (Visite À Domicile) chez Juvenson, répond machinalement Marysse tout en rangeant le dossier au fond de son sac.
—  T’aimes bien faire ça ? Aller chez les parents et regarder comment c’est chez eux ? Moi ça me foutrait hyper mal à l’aise, je trouve ça trop intrusif…
Marysse hausse les épaules : Ça ne me pose aucun problème d’aller rencontrer les parents chez eux … Au contraire. Et ils peuvent très bien refuser la visite. Nous on propose d’abord que les parents viennent ici, c’est seulement quand ils ne peuvent pas se déplacer qu’on demande à venir ».

Nico et Bertrand se sourient. Ils ont la cinquantaine et la barbe aussi grisonnante que les cheveux de Corinne. Mais affalés dans leur chaise de cantine, les coudes sur la table et leurs petites cuillères chargées de fromage blanc couvert de sucre brillant, ils ressemblent à deux petits garçons moqueurs et coquins. « Moi ça me parait hyper violent pour les parents. On est quand même considéré comme l’État, pour eux c’est comme si un travailleur social débarque et contrôle sa maison », dit Bertrand coupé à plusieurs reprises par les petits rires piquants de son collègue. « Tu sais bien Marysse qu’un parent à qui tu « proposes » une visite il n’imagine pas qu’il a l’option du Non. Tu représentes l’Institution, donc l’Autorité, et c’est ça qui est trash… », ajoute ce dernier. « Et puis… Vous avez vraiment besoin d’y aller à deux ?  », murmure sa bouche pincée.

Le poing de Marysse se resserre sur la table. « Écoutez, depuis que Juvenson est arrivé en mai, je n’ai jamais rencontré sa mère et je ne lui ai parlé qu’une fois au téléphone : hier. Et vous savez pourquoi, hein vous savez pourquoi ? », Marysse a bombé sa poitrine et levé son menton pour se grandir. Dans le silence qui attend une réponse, elle écarquille ses yeux par à-coup comme pour demander : « Alors ? Alors ? ».
« Non ?! Eh bien, pour se plaindre que son fils s’invitait à déjeuner tous les midis chez elle. Alors qu’à nous, Juvenson affirme qu’il n’a toujours pas revu sa mère depuis son placement ici… Donc savoir si le ménage est fait chez lui, si c’est confortable ou complètement insalubre, « débarquer et contrôler sa maison » c’est la dernière de mes intentions… Mon urgence là, est de clarifier la situation, pour qu’on ait tous, lui, sa mère et nous, le même son de cloche. Parce que pour l’instant on a du mal à comprendre la situation, savoir pourquoi il ment, pourquoi elle ne nous a jamais répondu avant la semaine dernière…CLA-RI-FIER pour qu’on puisse avancer avec Juvenson, et éviter la distension du lien familial. »

Marysse consulte sa montre et d’un hochement de tête signifie à sa collègue qu’il faut y aller. Corinne ouvre en deux un large morceau de pain. Elle y étale un bout de brie coulant et le referme en se levant. Les paupières de Nico sont lourdes et sa main dort sur son ventre repu. Il a trop mangé et gémit en saluant les filles qui s’éloignent déjà.

Sortie en vêture /

Sonia remonte la fermeture éclair d’un manteau beige sous le menton de Cale. Elle recule d’un pas pour le regarder tout entier. En plein milieu d’un rayon du Décathlon, le jeune garçon tourne sur lui-même, les bras écartés à quelques centimètres de son corps. Ses mains sont à moitié englouties dans les manches trop longues. Son corps est brouillé sous une forme large et froissée. À quelques mètres d’eux, Ali, avec autorité, fait non de la tête.

« Dommage, il était vraiment chaud celui-là, c’est rare pour les promos », marmonne Sonia en récupérant le manteau que lui rend Cale. « Y’a jamais de bons trucs en promo Sonia, faut acheter d’la marque ! », scande Ali qui trottine déjà vers le rayon voisin.

–- « La marque, ça coûte Ali ! », envoie Sonia.
–- Qu’est-ce tu t’en fous, c’est même pas ton argent ! , rétorque Cale d’une voix suraiguë qu’il emprunte lorsqu’il s’amuse à avoir l’air offusqué.
–- Oui enfin même si c’est pas le mien, l’argent ça ne tombe pas du ciel ! », répond l’éducatrice en reposant l’article à sa place tandis que Cale s’éloigne.

Quand elle se retourne les garçons ont disparu. D’un pas tranquille, en traînant des pieds, Sonia rejoint l’allée centrale. En son milieu, trois montagnes de chaussettes bousculent le paysage. Des blanches, des noires, des grises, rassemblées en petits paquets de trois paires. Sur l’un des trois bacs est scotchée une feuille sur laquelle est imprimée : 5 euros le lot. 12 euros les trois. « Je t’ai pris des chaussettes Cale ! », crie Sonia sans savoir si elle sera entendue.

Plus loin, le bras autour du cou de Cale, Ali chuchote, émerveillé : « Ça, ça c’est du vrai matos, tu vas dans la forêt avec ça t’es invisible. » Le mur du rayon chasse est une peinture verte, kaki, bleue, blanche, grise. On y distingue à peine les vêtements les uns des autres. D’un bout à l’autre du rayon, les doigts d’Ali glissent sur la fibre technique. « Écoute ! », dit-il à Cale dont il a abandonné le cou, « t’entends ? ». Cale plisse les yeux et regarde son copain avancer à pas feutrés le long des portants, sa main caressant les vêtements suspendus.

« Frère, j’entends R y’a quoi, finit-il par dire après deux allers-retours.
— Y’a rien ! C’est des manches silencieuses ! Avec ça les animaux ils te repèrent pas quand tu vises !
–- Tu connais ça toi ?!, dit Sonia en les surprenant, amusée, en plein test sonore.
–- Bah bien sûr Sonia ! Moi je veux faire l’armée, je veux faire La Marine ! , dit fièrement Ali en étirant son dos bien droit comme un petit soldat.
–- Il faut des papiers français pour entrer dans l’armée. On va tout faire pour, mais pareil ça tombe pas comme ça. », rappelle l’éducatrice avec bienveillance. En attendant, on est là pour vous trouver des manteaux pour la colo, alors on y va », ajoute-t-elle en les poussant hors du rayon chasse.

Ali bras et buste plongés dans les vêtements de course, extrait du fond d’un portant, un maillot de corps moulant. Il est presque identique à celui qu’il porte déjà, seulement celui-ci est serti de coutures grises métallique réfléchissant dans la nuit. « Daaar », s’extasie-t-il. Ses doigts retournent l’étiquette, en consulte le prix : « 29,99 », et le remet immédiatement à sa place. Ali sautille un peu plus loin et disparaît à nouveau dans l’épaisseur des habits. « Celui-là c’est le même que celui de Momo… », commente-t-il d’une voix étouffée par la masse de textile dissimulant son visage. On dirait une abeille qui butine. Après quelques secondes, il s’en extirpe et replonge, tête la première, dans les portants d’en face.

« C’est le rayon des filles, ça, Ali », l’informe Sonia d’une voix neutre. « C’est Kalenji, t’inquiète même pas », répond sans plus d’explication le jeune garçon qui admire une doudoune blanche sans manches perchée tout en haut du rayonnage. Sur la pointe des pieds Cale la fait chuter. « 19,99e - taille M » est écrit sur l’étiquette. « Y’a pas XS ?! », demande Ali les bras ballants. Concentrés, ses yeux balayent méthodiquement les présentoirs à la recherche d’une tache claire et satinée. Il soulève quelques pans par ici, d’autres par là. Rien. Dans son dos Cale a enfilé la doudoune. « C’est pas chaud ça », s’agace Sonia tandis qu’Ali gémit de déception : « Je voulais la même pour être pareil ! On aurait eu froid mais on aurait été frais ».

Cale tourne sur lui-même. Il s’arrête face à son pote et plante ses mains sur sa taille. « Elle te va trop bien… Ça c’est du style ! », lui assure Ali enjoué. « C’est pas un manteau, tu vas avoir froid à la colo », insiste Sonia qui consulte la liste de vêtements dont le garçon peut bénéficier. Mais Cale n’écoute pas, il s’admire dans le miroir d’un présentoir à lunettes. Il en attrape une paire, l’essaye, s’observe. Il s’approche de son reflet, se sourit à lui-même. Dans les verres jaune glacé son sourire se démultiplie à l’infini.

« Celles-là je les veux trop !, dit-il. Et d’un coup d’index il les remonte sur son front.
–- Hé tranquille, c’est pas budget infini ! », s’énerve Sonia.

La voix aiguë de Cale couine. Au bout du rayon, Ali lève les bras, la tête penchée vers le faux plafond couvert des panneaux Led, il crie d’une voix chantante : « L’argent, les papiers, t’inquiète même pas ça tombe du ciel ! ».

Abandonnique/

« D’abord on sait que chacun de nous a construit son identité à partir d’images intériorisées dans la petite enfance et qui continuent à nous habiter. C’est à partir de ces images, celle de la mère surtout, que se forme l’image de soi en miroir. Si cette image intérieure a été morcelée, instable, si la mère n’a pas aimé ni valorisé son enfant, l’individu ne porte en lui aucun repère d’identité, de valeur et de sécurité. De plus, chacun a besoin au début de sa vie d’avoir été en symbiose avec sa mère, une mère qui a comblé tous ses besoins de nourriture, de soins, d’affection et de jouissance. En retour, chacun de nous a besoin d’avoir comblé sa mère. Si l’individu n’a pas reçu d’elle tout son dû d’affection, c’est comme s’il ne pouvait rien recevoir de personne. S’il n’a pas pu tout lui donner lui-même, c’est comme s’il n’avait rien à donner à personne. Il se vit comme sans valeur, « mauvais », il garde une culpabilité du seul fait d’exister. Il vit donc sans réellement exister, ressent les situations et les événements avec rancune ou indifférence, souvent sur un mode dépressif ne connaissant que des instants de plaisir fugace.

Ce qui induit pour le reste de la vie du sujet une relation à l’autre en tout ou rien. Tout est dû à l’abandonnique ou il n’attend rien de l’autre. Il ne peut rien donner de lui-même et il donnera tout sans rien attendre en retour. Et c’est à l’adolescence surtout, période où se réveillent les angoisses, les émois, les désirs et les conflits de l’enfance que se manifestent ces positions extrêmes. » [1]

Nadine reprend sa respiration et déplace son poids sur sa jambe droite. Elle agite le pieds gauche pour en faire disparaître les fourmis et pose les pages ouvertes du petit ouvrage, contre sa poitrine. Entre ses doigts écartés se lit le titre : Le regard sur l’abandonnisme - Les adolescents sans image en autrui. Dans la salle, huit éducateurs, deux de chaque pavillon, suivent la lecture sur des photocopies soigneusement agrafées. Une fois par mois la psychologue les réunit par petit groupe. Ses interventions de trois heures sont l’occasion pour chacun des travailleurs sociaux de poser sur la table les difficultés quotidiennes de leur pratique.

« Est-ce que cette lecture évoque quelque chose à l’un de vous ? La figure de ce jeune qui sous votre doux regard, d’un coup, devient agressif et violent ? », interroge Nadine. JC se retourne vers Alyson une éducatrice de Rodier, assise près de Rhonda. Les joues de la jeune femme rosissent, elle s’évente avec ses polycopiés. « Toi tu en as eu un comme ça, nan, quand t’étais à Bala ? », lui adresse JC d’une voix neutre. « Le petit Mael... Une fois il a carrément jeté une bûche de bois par sa fenêtre en espérant toucher Alyson. Parce qu’elle rentrait chez elle alors qu’elle avait déjà bien dépassé ses horaires pour l’écouter et à parler avec lui. » JC s’est retourné dans sa chaise, mais son pouce lancé par-dessus son épaule, pointe toujours vers la jeune éducatrice dont les joues sont à présent cramoisies. « Je me souviens, il était devenu complètement fou », commente-t-il, plongé dans son souvenir.

« C’est la juste distance qui est difficile à avoir ! », assure Nadine. Elle tourne quelques pages de son livre et reprend : « Alors ça, ça va vous intéresser je vais vous lire un autre passage : Le sevrage de l’éduqué - les limites de l’éducateur - la bonne distance ».

« Le sevrage, reproduction de la séparation d’avec la mère, est l’aboutissement positif d’un transfert maternel. L’absence de ce sevrage peut laisser l’éduqué en état de dépendance ou provoquer une rupture dramatique avec son éducateur. Nous l’avons vu avec le cas de Mia : quelques mois avant la mort de celle-ci, Bernard son éducateur, m’avait exprimé ses inquiétudes. Il sentait qu’il lui avait trop donné, trop seul, trop vite, trop loin. Il avait le sentiment d’avoir pris pour elle trop d’importance, et pressentait confusément les conséquences graves d’un transfert aussi fort. Nous avons évoqué, lui et moi les nécessités du sevrage. Je lui proposais de me mettre à leur disposition pour le faciliter, lui faisant confiance pour le choix du moment d’une intervention opportune de ma part. Je serais sortie de ma neutralité de psychologue, qu’importe ? On ne peut affirmer que si nous lui avions progressivement présenté un couple, Bernard et moi, le drame ne se serait pas produit. Mia n’aurait peut-être pas adressé son suicide à son éducateur, seul. Nous aurions partagé ce poids ? Le fait que j’aurais beaucoup plus souffert et Bernard un peu moins est sans importance pour Mia ; néanmoins je me sens coupable de ne pas m’être imposée, car je crois qu’une personne s’interposant entre elle et son éducateur aurait pu alléger le poids de ses conflits intérieurs. »

« Putain heureusement que c’est une bûche qu’il a balancé de sa fenêtre et pas son corps. », lâche Alyson dont les yeux n’avaient cessé de s’écarquiller tout au long de la lecture de Nadine. Ils étaient à présent ronds comme deux oranges.

« Le sevrage est d’autant plus difficile à opérer que l’éducateur est vécu comme tout puissant, sans limite. » La psychologue insiste sur les deux derniers mots et relève les yeux vers Alyson pour reprendre : « Or, les limites de l’éducateur font partie d’une réalité à laquelle il est nécessaire d’éduquer le jeune, car s’il n’est pas conscient de l’existence des limites de son éducateur, elles risquent de s’imposer à lui brutalement. De caractère résolu, Bernard « fonce » et a pour principe de devancer le jeune plutôt que de le suivre. Il ne parait pas douter de lui-même, il réussit à aplanir toutes les difficultés de Mia, lui donnant ainsi une image d’omnipotence. Pourtant pendant quelques semaines, Mia malade, fut soignée par sa mère, alors qu’elle régressait dans ses bras, elle eut par rapport à Bernard un mouvement de l’ordre du sevrage spontané, elle le tint pendant un certain temps à distance. Il en parla sans réticence, mais l’on sentit chez lui une déception comparable à celle observée chez les mères qui, aux premières manifestations d’indépendance de leur enfant « ne voudraient pas qu’ils grandissent ». Guérie, Mia reprit contre sa mère son attitude de rancune et revint vers Bernard, retrouvant avec lui sa relation abandonnique en tout ou rien, et œdipienne érotisée, par rapport à laquelle le sevrage ne pouvait être qu’arrachement. »

« Attends, attends Nadine, tu voudrais dire que l’éduc’ il a besoin de sentir son jeune dépendant pour être heureux dans son travail ? C’est n’importe quoi », dit JC entre le rire et l’étonnement avant de laisser tomber sur son genou, la main qu’il avait levée pour accompagner sa question. Nadine soulève lentement ses épaules et affiche un sourire narquois. « Cela dit toi t’es bien le genre à tous vouloir les materner ! », taquine JC en piquant du doigt le bras d’Alyson. Elle lui fait une grimace et Nadine poursuit sa lecture.

« Pour se construire, le jeune abandonnique a besoin de se trouver en face d’individus dont l’image pour lui soit claire : des professionnels payés pour ce qu’ils font avec lui, et qui aient une vie personnelle à laquelle il sent qu’il n’a pas accès. Si l’éducateur a le souci de maintenir pour lui-même cette limite entre sa vie personnelle et sa vie professionnelle, il devient alors capable de donner à l’éduqué tout juste ce qu’il faut. Mais s’il s’engage trop dans la relation avec le jeune, il risque de se laisser déborder par les situations de risques ou d’échecs. Quelqu’un doit pouvoir intervenir lorsque la relation devient trop proche, pour aider au sevrage, comme le père sépare l’enfant de la mère. Le regard du spécialiste (Nadine pointe son doigt vers elle.) qui garde du recul permet à l’éducateur de ne pas se laisser prendre dans l’engrenage : amour - rejet - culpabilité. L’important est que celui-ci s’efforce de se limiter au souci d’exercer honnêtement son métier. L’éduqué ne lui demande pas de pitié ni de charité, l’amour n’est pas interdit, pas plus qu’il n’est nécessaire ou obligatoire, il peut freiner l’efficacité d’une relation éducative s’il n’est pas nettement reconnu par l’éducateur et si les manifestations n’en sont pas clairement maitrisées. »

Nadine secoue son pied et relève le menton. Dans la salle les huit éducateurs, jambes détendues écoutent, paisibles. Le soleil s’est couché et plonge la pièce dans une douce obscurité. La psychologue s’avance vers Alyson, pose une main sur son épaule et s’adresse à tous : « Cette distance est ce qu’il y a de plus difficile à trouver pour un éducateur. Et évidemment elle s’ajuste en fonction du jeune qu’on a en face ». Alyson s’est cachée derrière ses cheveux bouclés. Sur son épaule se resserre la main de la psychologue. « Est-ce qu’il y en a qui aurait besoin de partager plus personnellement quelque chose ? », finit-elle par demander, pleine d’intérêt.

Les tresses d’Aya /

Un large pot, d’une crème transparente, épaisse et grasse est posé sur la petite table ronde en métal. Nydia, une jeune femme de 17 ans, au visage traversé par deux cicatrices y plonge son doigt et l’étale sur les autres d’un revers de pouce. Devant elle est assise Aya. Nydia plonge ses doigts brillants dans les cheveux denses et sombres de son amie. Elle malaxe son cuir chevelu, et divise la masse noire en quatre brins. À deux mains elle en saisit un premier. Comme un torchon que l’on essore et à force d’efforts, elle en réduit le volume à sa stricte essence. À l’aide d’une ficelle beige, elle fige les cheveux dans cet état comprimé. Quand les turbulences s’arrêtent, Aya tâte de la main la coiffure en devenir et approuve en malinké.
Comme Nydia, Aya est née il y a 17 ans à Abidjan.
Ses parents se sont séparés quand elle était petite. Elle a peu connu son père. Enfant, elle errait dans les rues de la ville car sa mère se prostituait et utilisait le domicile familial pour accueillir ses clients. Elle dormait souvent chez ses camarades qui l’accueillaient à tour de rôle.

Un jour, chargée de porter de l’argent à une parente, Aya saisit l’opportunité de fuir. Elle fit d’abord escale au Burkina Faso où elle séjourna chez une femme rencontrée à la gare. Puis, prit le bus pour la Libye en passant par le Niger. À son arrivée, la police l’interpella et l’emprisonna plusieurs mois. À sa sortie Aya travailla huit semaines comme femme de ménage afin de pouvoir embarquer sur un zodiac et rejoindre l’Italie. La jeune fille fut secourue en mer et transférée le jour même à Milan. De là elle prit un train pour Paris.

Arrivée en Gare du Nord d’autres jeunes la dirigèrent jusqu’au Conseil Départemental de Cergy qui la prit en charge en l’intégrant le 2 février 2018 au Centre d’Accueil et d’Orientation. Elle y séjourna six mois avant d’arriver ici à la M.E.C.S de Saint-Just.

« Aya ! Qu’est-ce que t’es belle ! », dit Hamza, un jeune du pavillon voisin, en montant l’escalier pour rejoindre l’étage des filles. Il s’adosse contre le mur et la regarde se faire coiffer.
« Nydia tu fais ça trop bien », ajoute-t-il.
Dans sa main, son téléphone chante du rap. Il porte un ensemble gris Adidas et aux pieds des TN qu’il a enfilés comme des chaussons, le contrefort écrasé sous le talon. Ses yeux sont bleu iceberg, son sourire malicieux.
« Tu devrais tresser Momo aussi, il a v’la la touffe. »

Nydia est trop concentrée pour répondre. Ses doigts sont mélangés aux cheveux d’Aya. Les mouvements de ses bras entraînent dans de douces ondulations le crâne et les épaules de celle-ci. Les yeux toujours fermés Aya est à l’intérieur d’elle-même. Derrière son oreille droite le dernier brin de ses cheveux est à moitié ligoté. La bobine de fils, presque vide tourne autour. Nydia tire dessus, s’arrête, remue son bras, reprend. Lorsqu’elle arrive à leur pointe elle fait un nœud qu’elle renforce d’un petit élastique noir. La chevelure est à présent condensée en quatre tiges qu’elle détend avec tendresse avant de s’agenouiller face à Aya. Les deux jeunes femmes se regardent. Nydia est contente de son travail. Elle frotte ses mains l’une contre l’autre pour étaler le surplus de crème grasse sur sa peau sèche tandis qu’en bas les autres se mettent à table.

Deux fois par mois, depuis août dernier, Nydia coiffe Aya. Souvent le soir avant l’heure du dîner, quand ni l’une ni l’autre n’est de service. Ce soir elles n’ont pas eu envie de descendre manger, préférant étirer ce moment en tête-à-tête avant le départ de Nydia pour un Foyer de Jeunes Travailleurs. Le bras tendu et le téléphone en mode selfie, Aya se contemple. Dans son dialecte elle remercie son amie pour cette dernière coiffure.

Dîner : poulet gombo/

« Boureima c’est toi qui es de table aujourd’hui ! », crie Rhonda depuis le hall d’entrée tout en tirant derrière elle le chariot isotherme livré par le self. Tous les jours à dix-neuf heures pétantes, la cantine du campus livre aux quatre pavillons ainsi qu’à l’internat voisin une caisse rouge d’environ 80 cm de long pour 50 cm de haut et de large. Dedans, deux bacs en inox couverts d’un film plastique perlé de buée : le dîner. Ce soir c’est poulet gombo et riz blanc.

Rhonda débranche le micro-ondes posé sur l’étagère de la salle à manger et branche la caisse pour que le dîner reste chaud. « Boureima allez, active-toi ! », dit-elle au jeune garçon affalé dans un des canapés de « l’espace convivial ». Boureima penche son buste en arrière pour prendre son élan et dans un geste ralenti par la gravité, se retrouve debout.

Du fond de la salle il traîne ses pieds jusque dans la cuisine. Il revient d’abord avec une pile d’assiettes qu’il dispose sur deux des trois tables. Puis les couverts. Et enfin les verres. Le bruit du dernier verre posé sur la table se fond dans un soupir. Il tire la chaise qui lui fait face et s’assied. Roméo s’installe à côté de lui. De l’étage du bas on entend les garçons arriver.
La table est rudimentaire : Il n’y a ni serviette, ni sel, ni poivre.

Rhonda déchire le film plastique. La fumée s’échappe. Cale, debout devant elle, son assiette posée sur ses deux mains jointes regarde la fumée se dissiper et découvrir le dîner. Le jeune garçon explose de rire : « C’est pas du poulet gombo ça ! Y’a pas de sauce et y’a pas de piment ! ».
Juvenson et Ali font grincer leur chaise et se penchent au-dessus des plats :
« Pouah ça a l’air tout sec ! , dit l’un.
Nos mères elles savent mieux cuisiner », surenchérit l’autre.

Rhonda tend ses clés à Cale : « Dans la réserve y a du piment qu’on a préparé Sonia et moi ce week-end si vous voulez ». Lucile remplit les assiettes.
Tout le monde s’est installé autour des tables. Cale revient de la réserve et tend à Roméo le verre duralex rempli d’une patte verte presque fluorescente dans lequel est enfoncée une petite cuillère.
Roméo approche son nez : « Hiiiiiiiii ! Ça pique déjà ! ».

À côté de lui Magaly Y et Mariatu ne le quittent pas des yeux. Les deux copines ont assorti leurs vêtements : pantalon noir et veste rouge, mais pas leur coiffure. Un bandeau retient les longues tresses noires de Mariatu derrières ses oreilles. La lumière des néons blancs brille sur les cheveux gras tirés en queue de cheval de Magaly.
« Deux cigarettes si tu manges toute cette cuillère en entier, défie celle-ci.
Hiiiii Magaly tu jures tu donnes les cigarettes ?? Tu les as même pas ! »

Magaly ouvre sa veste comme un policier et dévoile un paquet de Winston bleues à Roméo qui sans hésitation enfourne la petite cuillère dans sa bouche avant même que Lucile n’ait le temps de retenir son geste. L’éducatrice soupire : « Mais Roméo t’es con ou quoi on t’as dit que c’était hyper fort ». Le garçon se fige. Dans sa bouche la salive désagrège la patte verte. Elle se dispense en milliers de particules tranchantes qui cisaillent son palais, sa langue et ses narines. Pas le courage d’avaler, Roméo se lève et court cracher dans l’évier de la cuisine.

Mariatu et Magaly, pliées en deux frappent dans leurs mains pour ponctuer leurs rires. À la même table, Erwan finit son poulet dans la plus grande indifférence. Il pense à autre chose. Lucile regarde un instant les filles puis dans un second soupir, abandonne sa fourchette dans son assiette encore pleine. Magaly se retourne pour la regarder disparaître dans la cuisine. À côté de l’assiette de Roméo, le pot de piment. La cuillère retenue par la patte, s’écroule au ralenti contre le rebord. Magaly se retourne à nouveau vers la cuisine, la porte est toujours ouverte. On entend l’eau du robinet couler. D’un geste rapide elle attrape la petite cuillère et d’un coup de poignet vif, en vide le contenu dans le riz de Lucile. Un tour de fourchette suffit à dissimuler la pâte maléfique dans l’assiette de son éducatrice. Mariatu la regarde surprise. Ses joues se gonflent. Elle retient un fou-rire.

« BAM ». Lourdement la porte d’entrée claque. C’est Magalie IE, qui rentre du travail. Sans prêter attention à personne et sans que personne ne prête attention à elle, ses écouteurs sur les oreilles, elle passe entre les tables et monte quatre à quatre les escaliers qui mènent à sa chambre.
Depuis la cuisine la voix de Lucile crie : « C’est qui ?! ».

Cyber /

La nuit est tombée. Il est 21h11.
Deux projecteurs fichés dans les poutres de la toiture à débordement, plongent l’entrée du pavillon dans une lumière crue. La lourde porte est ouverte, maintenue par une chaise Ikea en plastique blanc. Quelques mètres plus loin, dans l’obscurité, les écrans lumineux de deux téléphones portables brillent et blanchissent le visage brun d’Anthony et crème de Hamza. Les coudes plantés sur leurs genoux, le cul posé sur le banc en béton, les deux garçons font défiler du bout de leurs doigts, des images de fesses charnues et de poitrines opulentes, au rythme d’une musique franco-colombienne : « Oh mamasita, I like your style, I like your style ».

La bouche en cœur d’Hamza siffle la mélodie, sa tête fine oscille sous la capuche de son nouveau K-way Quechua. Seuls ses yeux restent immobiles, comme plantés dans les fesses de la cyber Tootatis. La jeune femme de 17 ans est debout de profil. Ses mains sont fermées sur un sac noir, son corps façonne une robe longue à rayures verticales noires et blanches. En dépasse un tout petit pied aux ongles peints de blanc. Son visage est tourné vers Hamza. Tootatis lui sourit, droite depuis son hall d’entrée moderne. Derrière elle, un grand miroir. Dans le reflet, les lignes noires dégringolent dans le creux de ses reins, et explosent en glissant sur ses fesses. Ce cul, mis entre parenthèses accueille les pupilles dilatées de Hamza.

« Wa c’est trop, y’en a trop ! T’arrives à toucher ça mon frère, t’as des pouvoirs après », bredouille-t-il.

La bouche d’Anthony est ornée d’un grain de beauté, en haut à gauche, qui lui donne élégante allure. Son cache-cou en polaire noire est remonté sur sa tête comme un chapeau haut-de-forme dont la limite se fond dans ses sourcils. Par-dessus l’épaule de Hamza, il assiste au défilé de Tootatis. Côte à côte sur le banc, les deux garçons ne bougent pas. Les formes de la jeune femme dansent dans le creux de leurs mains.

Tootatis en string ficelle, Tootatis un gun à la main, Tootatis en maillot de bain les jambes croisées au bord d’une piscine, Tootatis assise les fesses en arrière dans une auto-tamponneuse à la Foire du Trône, Tootatis en sous-vêtements sur son lit dans la lumière d’un coucher de soleil, Tootatis essaie un sac dans un centre commercial, boit un jus dans la rue, mange un burger chez le grec. Ses cheveux sont gris, roses, rouges, ses épaules plus ou moins découvertes, ses seins plus ou moins gros.

À quelques mètres, contre le mur du pavillon, est adossé Mourad. D’une main il fait glisser des photos prises de lui-même en train de fumer. « Rha guette comme j’étais high », marmonne-t-il. De l’autre il tripote le travail de Nydia. Ses doigts glissent et frottent la peau de son crâne entre ses tresses, « Ça gratte ma vie. »

Les visages des trois garçons brillent dans la nuit. Le vent souffle. Il ne manque pas grand-chose à la lune pour être pleine.
« Hamza, Mourad, Antho, c’est vingt-deux heures, on rentre là ! », crie une voix au loin.
D’un mouvement presque automatique leurs corps se déplient et se redressent. Comme des loups agiles, ils s’enfoncent sous les arbres. Dans l’obscurité, les silhouettes sont à peine perceptibles. Les écrans comme des taches de lumières tanguent avec leurs mouvements.

« Wesh fais un partage de connexion Hamza !
–- Regarde c’est la sœur de Neymar, elle est fraîche hein. »

Le bruit des feuilles que le vent remue finit par recouvrir leurs voix. Les taches de lumière rectangulaires par s’affaiblir puis disparaître derrière leur pavillon.

Valentine Gauthier Fell

[1Nicole Lajeunesse-Pillard, regard sur l’abandonnisme - les adolescents sans image en autrui. Travail social d’aujourd’hui. Érès.

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