Au nom de quoi ?

Patrick Condé

paru dans lundimatin#291, le 10 juin 2021

C’est un autre que moi qui parle. Je ne suis pas sûr d’assumer ses paroles intégralement, jusqu’au bout. Elles me sont venues comme déduites d’une logique imprévue.

Je ne parle au nom de personne, ni du mien, ni de celui de Dieu. Mon nom, lorsqu’on l’appelait en classe pour m’interroger ou me punir, était chaque fois le signe, la marque symbolique à même le corps de la terreur.

Même lorsque je savais que je n’avais rien fait de mal, qui put m’être reproché, j’entendais que par mon nom on appelait un autre que moi, un captif de je ne savais quelle prison. Aujourd’hui, j’ai appris à parcourir les murs de cette taule, à la reconnaître, pour mieux m’en échapper, bien que parfois, dans les temps de faiblesse, on me rattrape et m’y reconduit dare-dare sans même que je m’en sois vraiment aperçu.

C’est cet autre qui parle ici en moi, que je n’admets pas comme identité, auquel je ne veux pas me soumettre, ni me confondre. Le poème énonce « Je est un autre » (il paraît que ce n’est pas vrai, je n’en sais rien), alors ce n’est pas cet autre-là à qui je laisse la parole en ce moment. L’autre du Je, s’il existe, sans doute laissant quelque trace, est une fuite, une échappée, un étranger affranchi du soi-même, évadé de la prison du Moi, par « le dérèglement de tous les sens », ou tout autre moyen du bord. Il parle et vit autrement, s’invente un autre nom, quand ce ne sont pas ses amis qui lui donnent : Artaud le Mômo, Alvaro de Campo, Black Bull, La Filoche, Gracchus..., comme qui, refusant l’assignation à résidence dans son nom, est ce qu’il devient (ce qui ne va pas de Soi).

Celui que je veux faire entendre maintenant est donc cet insupportable captif, d’un bref récit qui me pose encore question à l’heure qu’il est, bien que j’aie pu depuis l’apprivoiser comme une bête enchaînée à son Nom dé-nommé, rôdant dans mes parages. Qu’on ne me parle pas de Surmoi, ou de la Loi dont il serait le sujet assujetti. Non, c’est plus simple, et plus compliqué à la fois.

Captif d’abord d’une famille et d’un milieu. Né d’un foyer ouvrier, il se sentait d’emblée faire partie de l’immense famille des sans nom, qui sont aussi les sans part. D’où peut-être, en amont de l’angoisse existentielle et « ontologique » (de quel être suis-je donc le sujet, l’expression, suis-je même sûr d’être ?), la terreur de l’identification à travers un nom donné, reçu, assigné, hérité sans nulle gloire d’origine – noblesse, ou communauté de destin, ni même celle d’une légende (il y a des familles qui ont parfois des histoires magnifiques, invraisemblables, hors du commun). Un chiffre. Un nom pour marquer le môme qui siège là, à côté de son voisin de pupitre, où il doit se tenir tranquille et studieux sous l’œil sévère de l’instit, puis du prof, puis. Plus tard, un nom de carnet de vaccination, de carnet scolaire, de permis de conduire, de carte d’identité, de passeport, de feuille d’examen, de feuille d’impôt, de bulletin de salaire, de locataire, de propriétaire, de père, d’époux, de proie pour les flics, de patient hospitalisé, … souvent un nom d’enfer, en enfer.

Sans donner libre cours à la paranoïa, le captif observa longtemps le milieu dans lequel il devait évoluer durant toute son enfance jusqu’à l’adolescence, et qui portait son nom : sa famille. Était-elle le reflet d’une histoire plus vaste, qu’il devait comprendre, à travers la découverte de quelques lois à décrypter ? Il le crut un moment, pour soulager l’angoisse de voir cette famille, si joyeuse vraiment lorsqu’il était enfant (il ne fut pas malheureux), se déliter, se disloquer, se déchirer impitoyablement sous les coups du malheur ordinaire qui frappait chaque jour à sa porte – la condition ouvrière, ses humiliations, blessures, résistances ou compromissions (celles qui pensent que le patron nous donne du travail), et surtout leurs effets sur les liens d’amour familiaux qui pètent un par un sous la pression de l’expérience. Les frères qui s’engueulent et se fâchent définitivement avec leur frère, père du captif, car l’un d’eux, fier d’être monté en grade comme cadre chez Kodak à Paris, affiche désormais un mépris de classe tout frais pour celui qui reste comme un con à l’usine. Les femmes qui se mettent à boire, dont la mère morte d’une cirrhose à 50 ans.

Il voyait sous ses yeux se tourner les pages d’un roman, ou d’une saga que d’autres avaient écrits déjà avec talent, bien avant qu’il en fasse l’épreuve réelle dans sa chair et son âme. Il voyait les meilleurs instants de joie souillés soudain, en un quart de seconde, par des accents de la vulgarité la plus navrante, de la violence la plus crue (même s’il n’y eut jamais ni maltraitance ni meurtre) ; il voyait les sorties bénies d’hier, dans la clairière pour le pique-nique ou la promenade en campagne ou à la mer, oubliées d’un coup pour rester collés, médusés, desséchés devant la téloche, et bien d’autres choses encore. Il s’entendait régulièrement demander : « mais pourquoi tu ne dis rien aujourd’hui ? ». Il ne voulait pas être un personnage de ce roman.

Le nom qu’il portait, qui ne lui disait strictement rien de plus que celui d’un autre, d’un de ces nombreux copains venant du même milieu, qui lui avait valu la dispute entre potes dans la cour de l’école, la bagarre parfois – « toi, Truc, je ne vais pas te rater ! », ou quelques récompenses scolaires bien maigres au regard de la douleur et de la honte infligées par l’ordre de l’Éducation républicaine faussement égalitaire, nom qui chaque jour le renvoyait à cette histoire des sans nom avec l’insistance d’un sans issue, d’une souffrance latente, de ce nom il fallait qu’il fasse quelque chose, ou rien.

Il décida enfin de n’en faire rien. Ni le vecteur fulgurant d’une carrière, ni le dada d’une réussite vengeresse, ni la honte d’être né bien bas, ni le ressentiment qui s’ensuit parfois, ni le socle transcendant d’une origine. Il décida d’être, de devenir plutôt, communiste. À la fois le rien et le tout, un pressentiment encore indéterminé du « nous ne sommes rien, nous voulons tout ». Enfin l’espoir de s’affranchir de son assignation au moi, à sa petite et sombre histoire de papa-maman, à son nom qui en est l’emprunte, pour rejoindre l’anonymat heureux des cellules, groupes, assemblées, manifs, mouvements, grèves, occupations, semblants de « commune » (là-dessus il fallait et il faut toujours s’entendre pour ne pas galvauder le nom et l’expérience majeure de la Commune de Paris, comme à l’Odéon récemment où un moment une banderole rouge « la Commune » fut accrochée sur la façade de ce théâtre, enlevée ensuite à l’heure d’une vidéo lamentable postée sur youtube en date du 13 avril dernier , où l’on voit se dérouler au sol le plus pitoyable flashmob à la fin duquel on finit par chanter « the show must go on », déguisé en revendication de réouverture des lieux culturels, en s’auto-applaudissant).

Bref, le captif vécut son heure d’émancipation, de mirage peut-être, en invoquant alors les grands Noms de l’Histoire, celle du communisme, et cela lui suffit, un temps, à se repérer une fois quittés les sentiers balisés de l’identification sociale, et d’abord de la famille qu’il apprit très tôt à détester copieusement. Non pas les individus, rachetables dans leurs faiblesses parfois, mais la nasse originaire, le panier affectif, la petite fourmilière laborieuse en son malheur natif. Loin d’avoir eu honte de son origine (jamais), il la revendiqua fièrement, source intime désormais de toutes ses impulsions, affects, actes et pensées. Une communauté de destin, pensait-il, indestructible quoi qu’il arrive.

Sa famille, pourtant détruite, réellement, du dedans et du dehors, puis cette communauté elle-même effondrée peu à peu sous les coups de son ennemi et de ses propres erreurs - l’histoire est connue et s’écrit encore, le captif avec femme et enfants résida désormais dans les marges invivables de la communauté défunte, tentant d’échapper autant que possible à la violence de « la Société », comme à l’ambiguïté du « peuple ». Bien que celle liée à ce nom soit la seule ambiguïté qui lui semble encore juste, encore à fouiller en sa vérité, et qu’il rejoint lorsqu’elle s’exprime par intermittence.

Le captif, lorsqu’il ne porte pas son nom comme une malédiction intime, celle d’un être qu’il n’est pas, en fait un usage administratif, banal, comme quiconque qui, à force de le répéter quand on lui demande, finit par oublier qui il est, oui, il s’appelle untel, unetelle, ça sonne phonétiquement familier mais d’un sens étranger, insignifiant.

Le captif s’est très tôt demandé comment un nom pouvait être au contraire le signe, l’attribut d’une gloire, ou d’une croyance. Que ce soit celle des longues et nobles lignées qui fondent la descendance respectée en leur pouvoir au sein d’une communauté - chez les peuples arabes, asiatiques, africains ou indiens, ou celle du peuple Élu pour les juifs. Il se demandait en quoi résidait le fait et la pérennité d’une communauté de destin, chacune différente selon son origine, son lieu, sa légende, son mythe.

Il lui semblait probable que l’histoire du communisme ne ressemblait en rien à ce que l’on nomme ainsi, peut-être parce qu’elle narre les heurs et malheurs d’une communauté divisée, qui doit dans tous les cas diviser l’entité oppressante toujours localisée – nation ou fédération, Europe, Etats-Unis, … Aussi parce que cette histoire est discontinue, malgré la mémoire qui en recueille (et ravive) les feux et les cendres. Il sentait qu’au-delà du noble (dans le meilleur des cas) « camarade » ou de l’Ami, il ne pouvait guère éprouver la chance de se dire : je suis Maya, ou Peul, ou Berbère, ou Ouïghour, ou Juif. Une chance que l’appartenance ? Le manque typique de l’européen blanc ?

Le captif devenu errant au fond de lui-même devait renoncer à cette chance, attendu qu’il rompit d’emblée avec l’appartenance « naturelle » au Nom Français, aidé en cela par sa foi en l’internationalisme qu’il cherche aujourd’hui comme aiguille perdue dans une meule de foin. Il ne voulait pas être associé par un Nom aux crimes commis en ce Nom - la France. Il lui semble par ailleurs, et toute proportion gardée (mais là peut-être réside l’affreuse polémique, dans le réflexe comparatiste), que le nom Juif est sans doute de plus en plus lourd à porter, tantôt victime tantôt bourreau sous et en ce même nom, que seul des imposteurs voudraient effacer, ôter à ce peuple pour mieux l’ignorer ou le faire disparaître tranquillement. Or il a appris que l’effacement fut aussi le grand œuvre d’Israël depuis 1948, en Palestine « des milliers de noms ont changé de sens, effaçant un univers pour le remplacer par un autre, car, comme nous le rappelle Meron Benvenisti, les noms deviennent une réalité une fois inscrits sur une carte » (Effacer la Palestine pour construire Israël, Christine Pirinoli).

En retour, le captif dont je parle se demande, par exemple, ce que c’est qu’être identifié à un goy – goyim au pluriel, auquel la Thora donne le sens de païens, pas forcément péjoratif, mais aussi de membres d’une nation dotée d’institutions et d’un territoire, par contraste avec « peuple » ou « nation sainte » référés à leur origine. Les juifs qui ont rejoint Israël sont-ils devenus pour une part d’eux-mêmes des goyim pour le coup, sujets d’un État, de leur État-Nation ? De la Terre sainte à la Terre promise, puis à l’État Hébreu qui fait la Loi en Palestine, quelle logique présida vraiment, notamment lors de la « nakba » (les nouveaux historiens israéliens ont insisté sur ce point crucial de l’histoire, qui déchira un temps le consensus officiel recousu depuis à gros fils d’extrême droite) ? Et le captif que je décris, refusant l’appartenance à la nation comme critère discriminatoire d’une authenticité de souche, est-il finalement plus juif en son âme que les juifs israéliens (ce qui ne veut pas dire qu’il revendique la condition poétique de l’exil chère au poète Mandelstam, et qu’à ses yeux les vrais juifs seraient les exilés, manière sournoise de refuser l’État Hébreu) ? Est-ce la Loi commune instituée qui fait du captif malgré lui un sujet attaché, quand il ne cesse de démontrer que cette Loi qu’il est sensé ne pas ignorer n’est pas juste, n’est pas une loi au fond, mais un régime de protection des dominants et de con-damnation des rebelles à leur ordre ?

Par contre, il comprend bien que pour des africains noirs, ou des indiens ou des palestiniens l’européen soit un violent colonisateur (parmi d’autres -africain, indien, arabe qui eux aussi eurent leurs propres guerres de conquête). Car il voit qu’en effet c’est en son nom que la plupart des crimes coloniaux qu’ils subissent encore actuellement sont commis, au nom de la supériorité de la civilisation blanche, européenne : « faire pousser des roses en plein désert », « le temps linéaire du progrès contre le temps cyclique archaïque »… A Doubaï, il est vrai qu’on fait bien pousser des pistes de ski, par surenchère mimétique, le désir y est arabe mais l’objet occidental. Mon captif avait lu Edward Saïd.

Voilà ce que le captif, cet autre en moi, en est réduit à ruminer, pour l’instant, dans l’absence de perspective enthousiasmante où je pourrais enfin, avec tant d’autres comme (non-)moi, le libérer, m’en libérer, à l’horizon tout proche d’une éternité, comme « La mer allée. Avec le soleil ».

Patrick Condé

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