À quoi ressembleraient les « good cops » de Mélenchon ?

Les commandos noirs de la France Insoumise ou la main gauche de la contre-insurrection

paru dans lundimatin#249, le 29 juin 2020

Parmi les critiques les plus molles de l’institution policière, on entend ces derniers temps des termes tels que « désescalade » (devenu un mot journalistique aussi utilisé que peu défini) ou celui de « désarmement » prononcé par Jean-Luc Mélenchon et bruyamment commenté. Cette agitation amène à se demander quel type de police la gauche parlementaire souhaite ou préconise, quelle serait la police prônée par La France Insoumise ?

Pour trouver ces good cops, on peut certes aller sur leur site pour y trouver un petit fascicule intitulé « Sécurité et retour à la raison » [1]. Mais lire un programme de parti politique a rarement beaucoup d’intérêt, si ce n’est pour mesurer la distance que prend ce même parti une fois au pouvoir ; et encore, l’exercice n’intéressent que ceux qui y ont cru. Cependant, les logiques de « désescalade » et « désarmement » se trouvent au cœur d’un épisode assez oublié de la Guerre d’Algérie, celui des « commandos noirs » qui, en 1956, ont été piloté par le colonel Roger Barberot et Jean-Jacques Servan-Schreiber sous la direction du général Pâris de La Bollardière. Donc, plutôt que d’interroger des niaiseries de communicants, tels que « une sécurité citoyenne » ou « agir en bon ordre » et autre « ordre public et vertu civique », dont l’enquête promet d’être vite lassante, je vous propose de revenir sur cette expérience des « commandos noirs ». Nous pourrons alors estimer si elle résonne avec les vœux affichés des « insoumis ». Nous nous demanderons aussi en quoi l’expérience s’insère totalement dans la logique contre-insurrectionnelle malgré ses effets si évidemment opposés aux applications mises en œuvre par les autres officiers français (Massu, Bigeard, Argoud, Aussaresses, etc.)

« La centaine d’hommes, alignés par petites colonnes de cinq, présentaient un spectacle inhabituel. Coiffés de la calotte arabe tricotée noire, cerclés au milieu du corps d’une large bande de flanelle noire, équipés simplement d’une sorte de musette, légère, pendue à la ceinture, ils avaient l’allure exacte d’une troupe fellagha. Seule, une boîte carrée, portée par un homme sur cinq, et d’où surgissait un fil de fer dressé, indiquait, par l’équipement radio, qu’il s’agissait bien de nos maquisards à nous. » [2]

Ces « maquisards à nous », appelés les « commandos noirs », sont ici décrit par le patron de l’Express, Jean-Jacques Servan-Schreiber (1924-2006), qui a contribué à leur mise en œuvre durant son service militaire de rappelé en 1956.

Plus « officiellement » (ils ne possèdent pas de statut officiel), ils sont appelés « commandos nomades » [3] et imaginés pour répondre à un constat assez généralisé dans l’armée, celle d’une situation défavorable quant aux « contacts et de la collaboration avec la population locale. » [4] Aussi, la mission principale de cette expérience pilote consiste à créer le contact les habitants. Cela se traduit par de petites équipes nomades qui déambulent dans le secteur qui se trouve sous le commandement du jeune général de la Bollardière (1907-1986). Ce dernier a un rôle essentiel puisque le commandant d’un secteur en Algérie a des pouvoirs très étendus, y compris avant l’application des « pouvoirs spéciaux ». Les gestions de la guerre sont donc liées aux options adoptées par le général en poste. Or de la Bollardière fait des choix surprenants, à commencer par celui de préférer prendre le commandement d’une brigade d’appelés plutôt que d’une unité plus prestigieuse. En effet, il faisait auparavant parti des légionnaires-parachutistes envoyés en Indochine et, durant la Seconde Guerre Mondiale, d’une unité SAS parachuté dans les Ardennes. Dans la logique des promotions, il serait donc plus attendu à la tête d’une brigade d’élite (parachutiste) que de milliers de bidasses rêvant de la quille. Mais, précisément, d’après Servan-Schreiber, ces appelés du contingent était l’occasion de faire connaître aux Algériens, qui « détestaient les colons », les « Français de France qui n’ont rien à voir avec la colonisation » [5], une rencontre des peuples en somme. Ainsi, ces commandos noirs ont une fonction militaire assez particulière puisque ils écartent l’usage de la violence offensive et, symboliquement, le lieutenant Servan-Schreiber ne porte pas d’arme. Leur puissance réside essentiellement dans leur capacité à se faire acceptée par la population. Pour cela, ils offrent surtout leurs services, à la manière de jeunes bénévoles.

Ce tableau d’une expérience qui tranche singulièrement avec le reste de l’armée française en Algérie n’empêche pas quelques questions. Et d’abord si chez Bollardière, Servan-Schreiber et tous les promoteurs des commandos noirs, on retrouve systématiquement l’objectif de créer des liens entre l’armée et la population, il n’apparaît pas très clairement en quoi consistent ces liens. Pour le dire avec les mots de Jean Pouillon, critique dans les pages des Temps Modernes de l’ouvrage de JJSS :

« A la lecture […] ce qui frappe, ce n’est pas la difficulté d’établir ces “contacts” avec les Musulmans, dont le maintien ou la recherche devrait être, selon Servan-Schreiber, le premier impératif d’une saine politique […]. Que disait-on aux Musulmans “contactés” et que répondaient-ils ? L’auteur ne nous le dit pas, et l’impression reste que ces contacts étaient pris avec des fantômes. Sans doute n’avaient-ils, les uns et les autres, pas grand chose à se dire. » [6]

Peut-être en effet, mais les soldats aux calottes noires obtiennent cependant d’instaurer un climat apaisé qui contraste avec le reste du pays. Ce bilan est très remarqué et loué. Ces troupes sont mises à l’honneur pour le défilé du 11 novembre 1956, le résident Lacoste vient féliciter La Bollardière devant les caméras et le directeur de la Sûreté nationale rend un rapport dithyrambique sur son secteur [7], il y fait état de la presque disparition des violences adverses. Dans un reportage vingt-cinq ans après, un célèbre commandant de l’Armée de Libération Nationale, Si Azzedine (Rabah Zerari), rend aussi un hommage appuyé, à sa manière, et non sans quelques arrières pensées, à la Bollardière en affirmant que celui-ci était terriblement dangereux pour le FLN :

« Il dépendait du général Pâris de la Bollardière. C’était un général intelligent celui-là. Il était contre la torture et il était dangereux pour nous. Alors que Massu, au contraire, c’était le meilleur recruteur de l’ALN. […] On s’est attaqué aux commandos noirs parce qu’ils avaient une autre attitude avec la population, qui n’était pas du tout celle de partout ailleurs : ils se promenaient avec des bonbons, ils soignaient la population, ils ne violaient pas, ils ne volaient pas, ils ne torturaient pas. Ils étaient très dangereux, de sorte que chaque fois qu’ils sortaient la population ne se sauvait pas. » [8]

Pour comprendre ces saisissants résultats, il convient de remarquer que les commandos nomades ne sont qu’un volet de la politique de Bollardière qui a aussi et surtout entrepris de grands travaux [9], dans lesquels travaillent conjointement appelés du contingent et Algériens de la région.

Maintenant, nous pourrions croire que Bollardière a résolument tourné le dos à la logique contre-insurrectionnelle qui sévit alors dans le reste de l’Algérie. En fait, pas du tout, la stratégie adoptée s’inscrit totalement dans les principes de la Doctrine de Guerre Révolutionnaire (DGR) qui se met alors en place. Gagner les cœurs de la population, tisser des liens, recueillir des renseignements, édifier une économie qui offre une stabilité sociale… L’expérience dans la région de l’Atlas blidéen ne se démarque en rien des recommandations générales de la DGR. Ce qui diffère, du tout au tout, avec les autres officiers DGR ce sont les méthodes, dont le ferme rejet de l’usage de la torture.

Pour Bollardière, il s’agit de conquérir la population pour que celle-ci collabore au renseignement nécessaire à la chasse de l’ennemi :

« Il me posait le difficile et fondamental problème du renseignement. Ses options étaient claires et d’une inébranlable fermeté. Il ne pouvait être question d’employer ce qu’on commençait à appeler pudiquement un peu partout “les interrogatoires poussés”. Il fallait donc inspirer confiance à la population, l’amener à travailler avec nous, pour son propre bien […]. » [10]

D’ailleurs, si « des consignes formelles avaient été données de traiter correctement la population musulmane », il n’en demeure pas moins que celle-ci est entièrement contrôlée, Roger Barberot (officier en second de Bollardière) indique par exemple :

« Ce jour-là, nous avions, sur l’ordre du colonel de Bollardière, organisé une vaste opération de contrôle de la population musulmane de l’Arba, dont la plus grande partie ne possédait aucune pièce d’identité.

L’opération, qui était aussi indispensable qu’elle était fastidieuse, se déroulait normalement : le rôle du commandement, qui se trouvait en liaison-radio avec les différents bureaux de contrôle, se bornant à « ventiler » le personnel de contrôle entre ces différents points et à donner l’appui d’un interprète, d’un photographe, (deux mille musulmans avaient été photographiés) [… » [11]

Le traitement change, pas l’objectif ni la logique générale, Bollardière précise d’ailleurs : « Quant au sens général de notre action, je le replaçai dans le cadre de la directive générale du 8 août 1956 diffusée par le ministre résident » [12]. Il y a très probablement une coquille sur la date, il doit s’agir de la directive du 18 août 1956 de Robert Lacoste : « il convient d’aborder résolument une lutte systématique contre l’OPA [Organisation politico-administrative] qui est la base même de l’organisation adverse et qui doit à ce titre être détectée et détruite » [13].

Toujours en adéquation avec la DGR (intrinsèquement liée à la guerre psychologique), les commandos noirs sont aussi conçus pour avoir une répercussion médiatique. En ce sens, il n’est pas tout à fait anodin que Servan-Schreiber soit patron de presse. Avant que l’Express n’en fasse la vitrine de le position de JJSS pour « un bon colonialisme » selon le jugement aiguisé de Pierre Vidal-Naquet [14], les autorités politiques et militaires savent aussi exploiter l’image des commandos noirs. Ils sont choisis pour défiler le 11 novembre 1956 et visités par le ministre résident Lacoste devant les caméras de l’ORTF. Les secteurs de l’armée et des autorités politiques, avec lesquelles de la Bollardière entre en conflit ouvert à partir de mars 1957 [15], savent quelques mois plus tôt tirer tout le profit d’une expérience très limitée dans l’espace et le temps (quelques mois seulement). Car Bollardière et Servan-Schreiber font, en définitive, ce que la propagande de la DGR dit vouloir faire : une conquête des cœurs, une amélioration économique et une pacification en vue d’une nouvelle Algérie française. En somme, certainement avec les meilleures intentions, ils servent de cache-sexe à une Armée qui torture, viole et assassine au nom des mêmes objectifs (obtenir des renseignements pour défaire l’organisation adverse et, plus généralement, « tenir » la population).

Bollardière n’a pas échappé à la grammaire de la DGR, qui balance toujours entre terreur et séduction. Il a certes résolument opté pour cette dernière mais, se faisant, a surtout servi d’alibi à l’ensemble de la politique émanant de la même DGR qui a choisi la terreur.

Pour revenir à nos questions initiales, il serait bien sûr un peu forcé de coller nos commandos noirs sur les espoirs de la France Insoumise de voir apparaître une « garde républicaine » qui renforce « des politiques de prévention » et réhabilite « la police de proximité » afin que ses agents puissent « engager un dialogue avec la population » (selon sa brochure). Nous pouvons cependant supposer que cette expérience des commandos noirs ne soit pas étrangère à l’esprit qui les anime quand ils pensent à une réforme de l’institution policière. Il ne reste plus qu’à leur souhaiter bien du courage avec leurs futures expériences pilotes. On se demande tout de même comment, si celles-ci voient le jour, elles ne serviraient pas de vitrine à une Police qui violente, tue et viole, et dont la très grande majorité des agents et officiers nient ou justifient n’importe lequel de ces actes à travers leurs syndicats ou des manifestations directes. Surtout, on se demande quand sera abandonné l’idée de conquête, que soit par la terreur ou la séduction.

Jérémy Rubenstein

[2Jean-Jacques Servan-Schreiber, Lieutenant en Algérie, Ed. Presses Pocket, 1971, p.111 (1re Ed. Julliard, 1957). Le livre est édité comme un roman et l’auteur a changé la plupart des noms, mais tous les contemporains savent parfaitement remettre les noms véritables. Au reste, les polémiques qui s’ensuivent autours du livre font peu cas de cette appellation de roman pour le considérer comme un reportage journalistique.

[3Ce sont les Algériens qui les appellent « ascar kahla », littéralement « commandos noirs » en référence à leur calotte noire, selon Nicolas Hubert, Editeurs et éditions en France pendant la guerre d’Algérie, Ed. Bouchène, 2012, p.195.

[4Servan-Schreiber, op.cit., p.112, citant une note de synthèse

[5Interview de JJSS dans le documentaire « Le Général de Bollardière et la torture » d’André Gazut (1974), dont une version est disponible ici : https://www.youtube.com/watch?v=ynKsZ0P6Ov8&t=2883s

[6Jean Pouillon, Les Temps Modernes, cité par Nicolas Hubert, op.cit. p.197.

[7« Je ne peux m’empêcher de penser, face à tant d’incompréhension, que bien des choses auraient changé avec d’autres méthodes. J’en veux la preuve dans la magnifique réussite du Secteur oriental de la Mitidja. Là, un jeune général […] a su associer civils et militaires, Européens et Franco-Musulmans, dans une œuvre de pacification véritable. […] Que n’avons-nous quelques dizaines de chefs qui comprennent leur mission de la sorte ? Tout ne serait certes pas résolu, mais l’Algérie ne serait sûrement pas devenue le champ clos où s’affrontent sans merci les terroristes et leurs adversaires des campagnes et des villes. », Rapport du directeur de la Sûreté nationale, M. Mairey, 2 janvier 1957, cité par Jacques Pâris de Bollardière, Bataille d’Alger, Bataille de l’Homme, Ed. Desclée De Brouwer, 1972, p.88.

[8Journal A2 Edition 20h, 28 novembre 1981, archive INA [en ligne] http://www.ina.fr/video/CAB8101742701

[9Bollardière, op.cit., p. 85 ;

[10Ibid., p. 81

[11Roger Barberot, Malaventure en Algérie avec le général Paris de Bollardière, Plon, 1957 [Ed. numérique

[12Ibid., p.84

[13Cité par exemple dans Benoît Haberbusch, « Renseignement et guerre d’Algérie, le rôle de la gendarmerie mobile », Revue historique des armées, 247 | 2007, 60-69.

[14Cité par Nicolas Hubert, op.cit., p.197.

[15Les premières publications des pages choisies du roman de Servan-Schreiber provoquent des réactions, dont une procédure judiciaire pour « atteinte au moral de l’armé » mené par le ministre Maurice Bourgès-Maunoury d’une part et, de l’autre, d’une lettre de soutien de la Bollardière, publiée dans l’Express (29 mars 1957). Ce positionnement public vaut au général des jours d’arrêt et marque le début du spectaculaire divorce de la Bollardière avec l’Armée et ses condamnations de la torture. Le général, démissionnaire en 1961, devient par la suite une icône de la non-violence, porteur d’un certain antimilitarisme. Cela vaut à sa mémoire des hommages officiels pour le moins mitigés, du moins en comparaison avec ceux déployés pour un général Bigeard par exemple, et une détestation bien ancrée dans l’extrême-droite. Celle-ci a, par exemple, très visiblement investi le terrain de bataille mémoriel qu’est Wikipédia [consulté en août 2018], dont les fiches sur la Bollardière et les commandos noirs sont emprunts d’un article du général Maurice Faivre, publié dans la extrême-droitière Nouvelle Revue d’Histoire (n°88, janvier-février 2017). L’article de Faivre s’emploie à présenter le conflit entre de la Bollardière et l’armée essentiellement comme un affrontement d’égos : la Bollardière ne supporterait pas d’être placé sous la hiérarchie de Massu, camarade de promotion sensiblement plus jeune. Cela n’est pas tout à fait invraisemblable, les dissensions internes à l’armée ayant très souvent à voir avec des frustrations de carrières et de promotions. Néanmoins, l’article est encore nettement moins convainquant lorsqu’il s’attache à discréditer le bilan de l’action de la Bollardière dans son secteur, qu’il présente comme un refuge pour le FLN, ne citant non pas des sources primaires mais des ouvrages déjà tendancieux (pour la plupart édités par les Presses de la Cité, notoirement militariste).

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