Un arbre sur la talvera

Alain Santacreu

paru dans lundimatin#290, le 31 mai 2021

Je vous enseignerai le sens de la terre.
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

Lors de la révolution néolithique, l’invention de l’agriculture ouvrit la possibilité de l’homogénéisation absolue de la terre, aboutissant, par-delà les millénaires, à l’espace-camp [1] de la production globalisée du monde de notre temps. Cette possibilité n’était pourtant pas une fatalité, et l’industrialisation de la nature, la grande mue dont parle Bernard Charbonneau, n’a pu se produire qu’à partir de l’oubli de l’espace hétérogène indispensable à tout travail humain non aliéné. Cet espace essentiel à la liberté humaine, le sociologue Yvon Bourdet l’avait retrouvé et conceptualisé dans ce que les paysans occitans appellent la talvera, cette partie du champ cultivé qui, selon les dictionnaires, demeure non labourée car c’est l’espace où tourne la charrue, à l’extrémité de chaque raie. [2]

À la recherche d’un espace perdu : la talvera

En 1978, Yvon Bourdet (1920-2005) publia L’espace de l’autogestion [3], un ouvrage dont l’axe analytique tournait autour de la notion de la talvera. Il avait découvert ce mot dans un poème du grand écrivain occitan Joan Bodon [4] où se trouve ce vers magnifique : « C’est sur la talvera qu’est la liberté » (Es sus la talvèra qu’es la libertat). Il n’est pas anodin que ce soit le poète qui ait mis le sociologue sur la voie de sa recherche car l’expérience de la talvera est, pour l’auteur, la possibilité donnée à l’homme d’habiter poétiquement le monde, ainsi que l’a si merveilleusement écrit Hölderlin : « Telle est la mesure de l’homme./Riche en mérites, mais poétiquement toujours,/Sur terre habite l’homme [5]. »

Dans Le Trésor du Félibrige de Frédéric Mistral, on relève l’article tauvera – graphie ancienne de talvera – avec cette acception : « lisière d’un champ, partie que la charrue ne peut atteindre, où il faut tourner les bœufs ». Le dictionnaire occitan-français de Louis Alibert indique pour ce mot une étymologie celte, talo, qui signifie “front”. Chaque région semble avoir un terme pour désigner le même concept.

Dans la seule région occitane, on trouve de nombreux synonymes, selon les patois locaux : antarada, proche du catalan, frontade, qui authentifierait ainsi l’étymologie celte, orièra, cança et tornada. Si l’on considère les pays de langue d’oïl : en Beauce, on rencontre le mot tournière ; dans le Poitou, on emploie chambord ; dans les pays de Loire, chaintre  ; et, dans les patois de Picardie et de Normandie, on utilise forière.

Cette diversité dans les termes montre que la langue française n’a pas choisi un mot parmi tous ces dialectes pour l’imposer à l’usage. Pour Yvon Bourdet, si aucun terme n’a pu être “colonisé”, c’est précisément parce que le concept appartient à une sorte d’impensé de la langue de la capitale : « C’est que le centralisme parisien n’avait pas seulement “oublié” les mots de tournière ou de chaintre, il avait, en même temps, perdu le concept fondamental de la talvera  ; davantage, il était fondé sur ce rejet qui a été à l’origine d’une des plus funestes aberrations historiques de l’humanité dont la partie la plus visible est constituée par les guerres et les expéditions coloniales des derniers siècles [6]. »

Il est remarquable qu’Émile Zola, dans son roman La Terre, puisse décrire longuement les labours et les travaux des champs sans jamais employer aucun mot français correspondant à la talvera. La littérature a permis d’unifier la langue française, en conformant le langage du peuple à la pensée du pouvoir central.

Très riches heures du duc de Berry, enluminure, vers 1411-1416.

Quelle est donc la fonction de la talvera ? Les dictionnaires donnent une signification trop négative : « espace qu’on ne peut labourer ». Pourtant, il existe en occitan le verbe talverar qui signifie « travailler les bords d’un champs ». En effet, si la lisière du champ peut être laissée en friche pour servir de chemin entre les parcelles cultivées, il est possible de la travailler d’une autre manière que le champ.

C’est ainsi, qu’aux sillons labourés dans la longueur peuvent s’en substituer d’autres, tracés dans la largeur par le piochage, le bêchage et le sarclage de la terre. On y produit alors des cultures “mineures” : choux, betteraves, pommes de terre, etc.

L’oubli de la talvera – non seulement du concept mais du mot qui le désigne – doit être mis en perspective avec toutes les dominations élitistes qui privilégient le centre aux dépens de la périphérie. Le concept de talvera prouve la nécessaire hétérogénéité de l’espace social. Il rompt l’uniformisation imposée par la réduction centralisatrice d’un modèle unique. La talvera montre que, loin de posséder un privilège d’autorité, le centre lui-même a besoin de la médiation de la périphérie. La démocratie directe est un système socio-politique qui exclut tout privilège de situation et de pouvoir entre le centre et la périphérie, c’est ce qu’Yvon Bourdet appelait l’autogestion généralisée.

Si l’on souhaite réellement un autre système social, une démocratie directe, encore faut-il d’abord prendre conscience des dysfonctions sociales fondées sur l’arbitraire d’une hiérarchie centraliste que l’on tente de faire passer comme “progressiste”. Toute dictature procède d’un centre voulant imposer par la force l’autorité de son homogénéité.

Ce serait une vision erronée de la révolution sociale que de concevoir une périphérie hiérarchiquement supérieure au centre. Pour visualiser ce renversement hiérarchique, on peut imaginer un champ circulaire où la charrue tracerait des sillons concentriques de plus en plus petits, jusqu’à ce qu’il ne reste plus, au centre, qu’un rond inculte, un trou non labouré. Aussi absurde qu’il y paraisse, cela ne ferait que témoigner de la nécessaire hétérogénéité structurale de tout espace travaillé par l’homme. L’impérialisme hiérarchique d’une homogénéité de la périphérie sur le centre ne serait pas moins totalitaire que celui du centre sur la périphérie.

Les possibilités plurielles offertes par la talvera – chemins de terre, friches, cultures “mineures” – se répercutent sur le travail du champ. Le retournement de l’attelage est l’occasion de s’accorder un temps de repos. On peut échanger quelques mots avec le voisin quand il arrive aussi au bout de son champ, voire partager un casse-croûte avec lui. Un dialogue convivial s’instaure de talvera à talvera. Les talveras fondent ainsi la syntaxe de l’espace agricole en coordonnant les champs entre eux. Dans le paysage rural, elles donnent lieu à des frontières ouvertes de mise en relation. C’est sur elles que s’élabore le récit communautaire qui caractérise les lieux du vivant.

Le rythme et la cadence

Longtemps la talvera fut ce paisible bord du champ, à l’abri d’une haie ou à l’ombre d’un arbre, où le paysan, avant de tracer son prochain sillon, reprenait son souffle, en laissant souffler son attelage. D’un seul regard il jaugeait la tâche terminée et celle qu’il lui restait à accomplir. Entre sa subjectivité et la réalité de la terre, c’était un moment privilégié dans sa vie de paysan. Depuis, le tracteur a abattu l’arbre et rasé la haie. Le travail de la terre et le paysage y ont laissé un peu de leur âme. La mort de l’arbre sur la talvera symbolise le renoncement de l’homme-paysan à la nature et à la liberté, son adhésion volontaire à sa propre mutation en agriculteur servile de l’agro-industrie. Cette façon de vivre la terre, de l’affirmer par les racines et d’affirmer le cosmos, par l’élan de la frondaison, cette modalité vitale de la talvera devra être retrouvée, si l’on veut expérimenter de nouvelles alternatives sociales et rendre aux hommes la dignité de leur vocation. Au plafond de sa chambre, dans sa maison du Boucau, Bernard Charbonneau avait dessiné un arbre et, en-dessous, il avait écrit ces mots : « Ancré dans l’obscurité de la terre, l’arbre frémit dans la lumière. »

L’ouvrage d’Yvon Bourdet est une critique du système étatique des capitales et de la relation intrinsèque, non relevée par Karl Marx, entre “capitale” et “capital”. Marx a toujours vécu dans de grandes villes qui étaient souvent des capitales. Dans le Manifeste communiste, il attribue à la bourgeoisie le mérite d’avoir fait surgir de gigantesques cités industrielles, « arrachant ainsi une importante partie de la population à l’abrutissement de l’existence campagnarde [7]. » Marx adopte, comme les penseurs libéraux, la logique du productivisme industriel qui envisage, par l’apport des nouvelles techniques agricoles, la disparition inexorable du paysan et son remplacement par l’agriculteur-entrepreneur. D’après Marx, il aurait suffi de passer d’une propriété privée à une propriété collective des moyens de production pour que cessât l’exploitation capitaliste ; il n’a pas vu que les origines de l’oppression sociale dépendaient surtout de l’emprise de la technoscience sur le monde moderne. C’est le reproche que lui fera Simone Weil, dans La condition ouvrière. Si une révolution est bien “nécessaire” face à l’aliénation du travail, elle ne dépend pas d’un déterminisme historique ni d’une prise de pouvoir par la force, mais d’une éthique solidaire dont Weil reconnaîtra la présence dans le mutualisme proudhonien. Cela nous paraît évident, si l’on se place dans l’optique d’Yvon Bourdet : le franc-comtois Proudhon, par son ascendance paysanne, n’avait pas oublié l’enseignement de la talvera.

Simone Weil observe que « le marxisme est la plus haute expression spirituelle de la société bourgeoise. Par lui elle est arrivée à prendre conscience d’elle-même, en lui elle s’est niée elle-même. Mais cette négation à son tour ne pouvait être exprimée que sous une forme déterminée par l’ordre existant, sous une forme de pensée bourgeoise. C’est ainsi que chaque formule de la doctrine marxiste dévoile les caractéristiques de la société bourgeoise, mais en même temps les légitime [8]. »

S’il a magistralement analysé les mécanismes de l’oppression capitaliste moderne, Karl Marx n’a pas répondu à la question cruciale posée par Étienne de La Boétie : pourquoi choisir la servitude volontaire plutôt que la dignité de la liberté ? Weil le souligne : « Marx omet d’expliquer pourquoi l’oppression est invincible aussi longtemps qu’elle est utile, pourquoi les opprimés en révolte n’ont jamais réussi à fonder une société non oppressive, soit sur la base des forces productives de leur époque, soit même au prix d’une régression économique qui pouvait difficilement accroître leur misère [9]. » Pour Simone Weil, l’erreur de Marx fut de n’avoir pas su distinguer entre l’oppression fondée sur les rapports de propriété des moyens de production et les rapports contenus dans la technique même de la production.

Simone Weil a pu expérimenter l’aliénation du travail en usine. Dans La condition ouvrière, elle désigne les deux éléments qu’elle considère les plus “inhumains” : d’une part le travail parcellaire à la tâche et, d’autre part, la vitesse d’exécution, la cadence ininterrompue imposée par la production du travail aux pièces. Elle observe que la succession des opérations « n’est pas désignée, dans le langage de l’usine, par le mot de rythme, mais par celui de cadence ». Selon elle, la cadence ininterrompue est le contraire du rythme dont les ruptures constitutives donnent le tempo plus ou moins rapide au mouvement : « [Le rythme] est naturel à l’homme et il lui convient de s’arrêter quand il a fait quelque chose, fût-ce l’espace d’un éclair, pour en prendre conscience, comme Dieu dans la Genèse ; cet éclair de pensée, d’immobilité et d’équilibre, c’est ce qu’il faut apprendre à supprimer entièrement dans l’usine, quand on y travaille. Les manœuvres sur machines n’atteignent la cadence exigée que si les gestes d’une seconde se succèdent d’une manière ininterrompue et presque comme le tic-tac d’une horloge, sans rien qui ne marque jamais que quelque chose est fini et qu’autre chose commence [10]. » Avant la grande mue du capitalisme industriel, le paysan déterminait lui-même le rythme de son travail ; il agissait en homme libre, aussi pauvre qu’il puisse être. Aujourd’hui la cadence agricole de la production intensive a remplacé le rythme donné par la talvera  ; et l’agriculteur, dans l’entreprise de son champ, dépossédé de son propre temps humain, subit le même déracinement que l’ouvrier à l’usine.

Dans Le Trésor du Félibrige, à la suite de l’acception principale du mot tauvera, apparaît une seconde acception : « tour de danse que l’on fait dans un bal ». Cet autre sens marque le mode d’être festif de la talvera. De nos jours encore, dans le patois corrézien, on rencontre le mot tóouvéro au sens de “tour de danse”. Le retour sur lui-même que l’homme opère sur l’espace de la talvera renvoie au sens étymologique du mot “révolution” et à cette idée de fête qui, selon Henri Lefebvre, lui est attachée [11]. La danse appelle le rythme et la gestuelle du tournoiement. Henri Lefebvre a décrit ce moment extraordinaire où le peuple parisien par une volte-face vertigineuse s’émancipa, un jour de printemps 1871, du centre de la Capitale et redécouvrit l’espace de la talvera. La fête est l’instant révolutionnaire où, « l’espace d’un éclair », apparaît dans l’âme humaine la possibilité de retrouver cet usage de la vie qui lui a été dérobé par l’asservissement social. Mais la fête ne peut se produire que dans un lieu de rupture avec l’espace économique : la talvera est cette altération de l’espace productif où l’emprise sociétale est mise en suspens.

Simone Weil, dans une phrase citée précédemment, faisait allusion au repos du « Dieu de la Genèse » pour définir le rythme par opposition à la cadence ; le philosophe Giorgio Agamben lui aussi s’est référé au shabbat juif pour désigner le prototype de toute fête [12].

Le récit fondateur du shabbat est assez paradoxal puisqu’il ne sacralise pas l’œuvre de la création mais la rupture de cette œuvre : « Dieu acheva au septième jour l’œuvre qu’il avait accomplie, et il se reposa au septième jour de son œuvre ; et il bénit le septième jour et le sanctifia parce que, ce jour-là, il se reposa de toute œuvre. » (Gn 2, 2-3). Les juifs qui observent le shabbat vivent l’état de menucha (repos). La fête du shabbat n’impose pas pour autant l’immobilisme, ce sont les activités productives qui sont prohibées. Agamben, qui utilise le terme désœuvrement pour la menucha, précise : « Le désœuvrement, qui définit la fête, n’est pas simple inertie ou abstention : il s’agit, plutôt, d’une sanctification, c’est-à-dire d’une modalité particulière de l’action et de la vie [13]. »

Le récit du septième jour de la création souligne donc en même temps la continuité immédiate et l’hétérogénéité entre l’œuvre (le travail) et le repos. L’hétérogénéité de l’espace de la talvera ouvre la possibilité d’un travail “sanctifié” par le repos, à l’écoute de la rythmicité de la vie, et découvre la perspective de cette « civilisation de la spiritualité de travail » qui, selon Simone Weil, est la véritable finalité de la révolution sociale.

Retrouver le travail “en boustrophédon”

La possibilité de l’altération de l’espace productif dépend de l’existence de la talvera. Sans elle nous serions condamnés indéfiniment à la marche cadencée, tout le long d’un sillon unique, sous l’injonction autoritaire d’un centre de plus en plus abstrait et tyrannique. Cependant, si la liberté est sur la talvera, comme l’a dit le poète, la nécessité se trouve sur le champ ; et ce serait un acte anthropologique négatif de vouloir mettre la talvera hors-champ car elle ne doit pas être marginalisée, au risque de disparaître de l’espace du politique. C’est ce reproche que Murray Bookchin a adressé au post-anarchisme [14] et c’est la même critique que l’on pourrait faire à André Gorz, le père de l’écologie politique et de la décroissance, quand il affirme, dans Adieux au prolétariat : « Il ne s’agit plus de conquérir du pouvoir comme travailleur, mais de conquérir le pouvoir de ne plus fonctionner comme travailleur [15]. »

Le concept de talvera était inconcevable pour Karl Marx, c’est pourquoi le travail humain ne pouvait être pour lui qu’aliénation. À l’anthropologie négative de Marx s’oppose l’anthropologie positive de Proudhon qui voit dans l’homme travaillant autre chose qu’un animal forcené, désubjectivé par le capitalisme et n’étant plus qu’un outil de production. Selon Proudhon, des possibilités d’émancipation par le travail se révèlent au sein même d’un contexte capitalistique, à partir de l’esprit coopératif et de la tendance collective à la solidarité mutuelle. Dans cette lignée proudhonienne, Simone Weil, après avoir écrit à vingt-cinq ans ses Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, se mit en congé de l’Éducation nationale pour entrer en usine. De cette expérience, brève mais instructive, elle retira la conviction que la technique contenait les germes d’une libération du travail capables de développer une autre structure industrielle que celle de la centralisation moderne. Il s’agissait pour elle de « rétablir la domination du travailleur sur les conditions de travail, sans détruire pour autant la forme collective que le capitalisme a imprimée à la production [16] »

Les grecs disaient de certaines anciennes inscriptions qu’elles étaient écrites en boustrophédon, c’est-à-dire en tournant (strophé) comme un bœuf (bous) au bout du sillon et donc alternativement, de gauche à droite et de droite à gauche. La forme de travail qu’implique la talvera renvoie à cette écriture en boustrophédon et remet en question la dogmatique du progrès. Le progrès illimité est cadencé, il ignore le rythme de la talvera  : la ligne infinie du progrès est antagonique au retournement du tracé en boustrophédon.

Au milieu du champ se croisent le sillon qui monte et le sillon qui descend, chemins apophatique et cataphatique, pourrions-nous dire, si depuis le centre, le haut et le bas avaient encore un sens. La talvera, en ouvrant le champ des possibles contradictoires, efface toute hiérarchie de fonction : le centre devient un lieu de non-pouvoir car il s’établit une réciprocité de fonction entre le centre et la périphérie. L’horizontalité de la talvera vient rompre l’uniformité verticale des sillons et instaure l’égalité des différences entre tous les points de l’espace du champ, si bien que le célèbre fragment des Pensées de Pascal pourrait s’appliquer ici : « le centre est partout, la circonférence nulle part. »

Après s’être retourné avec sa charrue sur la talvera, le paysan porte son regard sur le champ travaillé. Dans cette station “contemplative”, il a la sensation de maîtriser non seulement la temporalité de son travail mais aussi de s’approprier l’espace de la production. Dans son Journal d’usine de 1934, Simone Weil avait mis en exergue cette injonction : « Que pour chacun son propre travail soit un objet de contemplation. » L’expérience de la talvera est constitutrice de la valeur du travail désaliéné et s’applique à la totalité des actions humaines, si l’on considère, comme Simone Weil, que toute action est une forme de travail. Chaque métier devrait offrir à chacun ce lieu d’attention au réel, cet ancrage à son propre écoumène.

Le concept de talvera est la pierre fondamentale de l’organisation sociale qu’Yvon Bourdet a appelée l’autogestion généralisée, c’est-à-dire l’auto-initiative d’un corps social, par-delà la distinction dirigeants-dirigés, dans toutes ses activités politiques, culturelles, économiques et sociales. Seule la praxis révolutionnaire de la talvera peut réaliser l’équilibre entre l’antagonisme de la liberté et de la nécessité. L’impérialisme de la nécessité, celui du champ cultivé, débouche sur une éthique de l’homogène et l’impérialisme de la liberté, celui de la talvera, débouche sur une éthique de l’hétérogène. Ces deux éthiques, poussées à leurs limites, tendent vers deux formes de totalitarisme : le fascisme étatique et le libéralisme-libertaire. La troisième éthique, celle de la talvera, envisage l’antagonisme existentiel de façon créatrice. Elle s’inspire de la “dialectique de l’équilibre” de Proudhon pour lequel la synthèse hégéliano-marxiste, négatrice de la liberté, ne peut qu’aboutir à une éthique totalitaire. La talvera est une métaphore spatiale de la dialectique contradictorielle de Stéphan Lupasco [17].

La révolution bourgeoise de 1792, en tranchant la tête du dernier des capétiens – le caput de Capet – ne libéra pas pour autant le peuple de la capitale ; au contraire, le spectacle de la décapitation lui permit de maintenir et de s’emparer du centre décisionnel. Telle a toujours été la stratégie des forces de la domination et de l’oppression : effacer l’idée de la talvera de la mémoire des hommes.

[1Sur la notion d’espace-camp, voir mon article Vers un nouveau cosmisme. Le lieu de l’art et l’espace du spectacle, Contrelittérature n° 3, pp. 31-45.

[2Ce texte est extrait du 4e numéro la revue Contrelittérature intitulé Terre et liberté.

[3Yvon Bourdet, L’espace de l’autogestion, Éditions Galilée, 1978.

[4Joan Bodon, “La talvera” dans Contes del Drac, Toulouse, Institut d’estudis occitans, 1975. Voir infra, p.

[5Hölderlin, « En bleu adorable », Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 939-941.

[6Yvon Bourdet, op. cit., p. 31.

[7Karl Marx, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, « Économie, I », p. 166.

[8Simone Weil, Oppression et liberté, Gallimard, 1967, p. 174.

[9Simone Weil, op. cit., p. 82.

[10Simone Weil, la condition ouvrière, Gallimard, 2002, p. 337.

[11Voir Henri Lefebvre, La proclamation de la Commune, Gallimard, 1965.

[12Cf. Georgio Agamben, « Une faim de bœuf » dans Nudités, Rivages-poche, pp. 141-153.

[13Ibid., p. 143.

[14Murray Bookchin, Changer sa vie sans changer le monde, Agone, 2019.

[15André Gorz, Adieux au prolétariat, Galilée, 1980, p. 114.

[16Simone Weil, Œuvres complètes II, Gallimard, 1991 p. 94.

[17Sur Stéphan Lupasco, voir mon article « Une éthique pour l’écosophie »

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