« A quoi bon encore le monde ? » Nihilisme, naïveté, négation

Catherine Coquio à propos de la Syrie

paru dans lundimatin#137, le 12 mars 2018

Les 14 et 15 décembre 2017 se tenait à l’Université Paris-Diderot le colloque « Syrie : à la recherche d’un monde ». Afin de poursuivre le débat ouvert par nos articles précédents et notamment celui de Sarah Kilani et Thomas Moreau, nous publions la retranscription de la brillante intervention de Catherine Coquio, professeur de littérature comparée.

« A quoi bon encore le monde ? » Nihilisme, naïveté, négation [1].

« Les seuls à croire encore au monde sont les artistes : la persistance de l’œuvre d’art reflète le caractère persistant du monde. Ils ne peuvent pas se permettre d’être étrangers au monde ».

Hannah Arendt [2]

Derrière les trois grands mots de mon titre je voudrais parler du monde comme croyance, mais en m’y prenant à l’envers, en parlant de nihilisme et de négation. Sur la « naïveté », et sur la citation, je m’expliquerai. J’aurais pu commencer par une autre citation : « Ne gaspillez pas le sang des martyrs ». Cette phrase, que j’ai entendue pour la première fois en 2014 dans le film Homs, chronique d’une révolte, de Talal Derki, était prononcée par Abdel Basset Sarout, jeune footballeur devenu activiste, puis guerrier dans la ville bombardée de Homs : il prononce cette phrase à répétition alors qu’il est blessé sur une civière, le pied déchiré, dans les gravats. C’est au printemps 2012. Le jeune homme qui chantait à tue-tête des chants de liberté aux côtés de Fadwa Souleiman [3], à ce moment-là, sanglote.

Ecrire au ghetto

La citation de mon titre, « À quoi bon encore le monde ? », est une phrase que j’ai lue il y a quelques années dans un journal clandestin qu’avait rédigé un Juif autrichien transféré dans un ghetto de Pologne, Oskar Rosenfeld : « Wozu noch Welt » (« à quoi bon encore le monde ») [4]. Cette phrase, il l’avait tracée un jour d’octobre 1942, peu après que la majorité des enfants et vieillards du ghetto, celui de Lodz, aient été déportés vers les camps d’extermination ; cette rafle avait précédé toutes les autres qui s’étaient succédées, jusqu’à la liquidation tardive du ghetto. Dans ce journal, cet homme notait tout ce qu’il voyait autour de lui : la décomposition accélérée d’une société sous les effets de la terreur, mais aussi tout ce qui tentait d’y résister, tout ce qu’il voyait se dire et se faire de nouveau, de troublant, parfois d’inouï, les formes de vie inédites. Il projetait d’écrire une « histoire culturelle du ghetto », et cette histoire se pensait comme une histoire des formes de résistance à l’anéantissement. Et dans ces notes, où il tentait de donner un « visage » humain à la survie, les gestes et mots des enfants reviennent sans cesse.

En 1942, le « monde » était en très mauvais état : le nazisme faisait rage dans toute l’Europe et avait entraîné les démocraties dans une guerre mondiale ; dans ce monde-là les Juifs n’avaient plus aucun espoir, ils savaient que cette guerre ne les sauverait pas. Mais certains comme Rosenfeld percevaient le ghetto comme un monde encore, nouveau et même « unique », dont il fallait raconter l’histoire. Ils croyaient encore à l’idée de monde, et que vivre en humains était encore possible. Ils étaient nombreux, à Lodz et dans les autres ghettos polonais, à écrire ainsi clandestinement, à documenter et archiver ce qui se passait chaque jour dans ce monde, et certains essayaient de le transporter dans le langage de la poésie. Cette histoire-là, celle d’une guerre morale à l’intérieur de la guerre, a été racontée pour le ghetto de Varsovie par un historien américain, Samuel Kassow, dans un grand livre paru il y a quelques années, intitulé Qui racontera notre histoire ? [5]

Si j’en parle ici, c’est que j’ai lu ce livre alors que j’étais quotidiennement informée de ce qui se passait en Syrie, pas seulement par les médias, mais aussi par les réseaux sociaux : j’ai vu les Aleppins adresser au « monde » leurs messages et leurs posts lors de la chute d’Alep-Est ; j’ai vu passer aussi la photo dont parle Delphine Minoui dans Les Passeurs de livres de Daraya, celle de la bibliothèque souterraine transformée par de jeunes civils en université clandestine : « une transgression par l’apprentissage » dit-elle [6]. Cette image m’a saisie, et plus encore ce livre, qui raconte l’histoire d’une ouverture du monde à travers la découverte des livres en pleine catastrophe. Cette résistance culturelle se distingue de la résistance politique, mais elle l’accompagne. Ossama Mohamad disait à Beaubourg lors du premier débat de ce cycle [7], que la révolution de 2011 était une « révolution culturelle ». Yassin al-Haj Saleh a parlé à son sujet d’expérience existentielle, une expérience qu’il compare à « l’expérience d’émancipation » qu’il avait vécue au cours de ses 16 années de prison sous Hafez el Assad. Et de même qu’il appelle à « sortir la mémoire des prisons », il appelle à témoigner de la révolution et à la penser politiquement, en en restituant l’expérience [8].

Il faudra que soit écrite un jour l’histoire des multiples formes de résistance de la société civile, celle des Conseils locaux des régions insurgées, comme celle des comités de coordination de la révolution, avec la même minutie et le même effort de compréhension immersive que Samuel Kassow pour le ghetto de Varsovie. Et de même que Kassow exposait en détails la signification politique que les Juifs de gauche et d’extrême-gauche réunis autour d’Emanuel Ringelblum avaient donné à leur effort d’archivage dans le ghetto de Varsovie, jusqu’à l’insurrection, cette histoire syrienne sera l’histoire d’un espoir et pas seulement d’un écrasement : un espoir pour la nation syrienne, mais aussi pour le monde. Elle s’écrira à partir des témoignages syriens, ceux de la prison comme ceux de la révolution et de sa répression, témoignages qui reviennent sans cesse à l’idée de « monde ». Cette histoire s’écrira bien sûr tout autrement : non pas à partir d’archives conservées dans des boîtes mises sous terre et exhumées, mais à partir d’une mémoire numérique et d’une exceptionnelle abondance de matériaux et d’archives, visuelles plus encore qu’écrites. Une abondance d’abord confondante et même accablante, car elle montre qu’un crime contre l’humanité peut se dérouler à ciel grand ouvert, être mille fois annoncé, montré et documenté de par le monde, sans provoquer de décision d’intervention de la part des puissants de ce monde, et ceci est une mauvaise nouvelle pour ce monde, pour nous tous.

A quoi bon encore le monde ? / Le « corps des enfants ».

Les efforts de documentation et d’écriture des Juifs polonais en 1942 supposaient, comme ceux des Syriens bombardés et assiégés à partir de 2012-2013, que, malgré l’espoir perdu dans les nations, la perspective d’un monde existe, qu’un horizon de sens soit maintenu. Mais en disant « À quoi bon encore le monde ? », l’homme qui en témoignant affirmait l’existence de cet horizon est soudain frappé de nihilisme : le témoin soudain ne croit plus en rien, même plus au monde. Et cette atteinte a à voir avec la disparition des enfants du ghetto, le fait brutal d’être privé de leur présence à tous, d’être privé de l’enfance, comme si celle-ci était garante du monde. Oskar Rosenfeld s’est pourtant ressaisi, il a repris son travail, jusqu’au bout il a observé et noté : la croyance au monde persistait, mais quelque chose avait eu lieu qui sortait de l’histoire : dans son journal il revient plusieurs fois sur cet événement comme sur un cataclysme cosmique et, à chaque fois qu’il l’évoque c’est comme s’il venait d’avoir lieu. De fait, témoigner de la destruction des enfants plonge dans un présent qui ne peut pas se transformer en passé. Quant au témoignage des enfants eux-mêmes, il semble toujours s’écrire au futur. « Nous venons du futur », dit le film de Jalal Maghout projeté avant-hier ici même [9].

Je ne suis pas en train de comparer ce qui se passe en Syrie depuis 2011 et ce qui s’est passé en Pologne en 1942. Du point de vue des faits comme des expériences, les deux histoires diffèrent très profondément. Mais ici et là se pose la question d’une disparition du monde, ou de son éclipse, liée à un type de destructivité politique qui fait de l’enfant et de l’enfance une cible cruciale. Dans la guerre aux civils que mène le régime syrien sous couvert d’une « guerre civile », l’acharnement contre les enfants, le corps féminin et les liens familiaux occupe une place singulière, qui apparente la violence du régime à une violence génocidaire, ou plutôt à une destructivité génocidaire, car le génocide ne relève plus de la violence. Il relève en revanche toujours de la violation, et du crime contre l’intimité : les conduites de cruauté insensées des massacreurs qui se déchaînent depuis sept ans en Syrie montrent l’objectif concerté d’une violation programmée, un viol physique et psychique à grande échelle, une méthode d’offense intime érigée en système, qui ajoute à la destruction des corps le massacre des âmes, ou à ce qui, dans l’âme, signifie espoir d’avenir et désir de liberté. Comme le montre le geste d’allonger les manifestants sur le ventre et de leur piétiner le dos en criant : « Vous voulez la liberté ? », geste qui s’est systématisé après s’être inauguré en avril 2011 au village d’Al-Bayda, près de Banias. Atteindre l’enfance et les enfants, c’est atteindre dans l’œuf ce désir de liberté et d’avenir. Le sort fait aux enfants est l’image la plus crue de ce qu’est la violence de ce régime : une violence anomique, infligée pour elle-même, immotivée, une destructivité à l’état pur, qui s’accompagne de cruautés infinies. Je pense à Hamza et Tamer, les gamins graffiteurs de Deraa torturés, dont les corps mutilés ont été rendus aux parents en mai 2011, avec la recommandation d’en faire d’autres rapidement, faute de quoi on allait s’en occuper [10] ; je pense aux fillettes violées et suppliciées dans les caves des services de sécurité, dont parlent les femmes qui témoignent dans le documentaire de Manon Loizeau et Annick Grojean, Syrie, un cri étouffé.

Plusieurs récits témoignent aussi des effets que cette violence à l’égard des enfants produit sur les parents et sur les adultes, ceux de Jumana Al Maarouf, Samar Yazbek et Majd al Dik. Je ne citerai ici que quelques passages de son livre à lui, qui témoigne de la Ghouta orientale, À l’Est de Damas, au bout du monde. Le témoignage d’un révolutionnaire syrien [11]. Au début, à propos d’un massacre : « Quand j’ai vu les familles recevoir leurs enfants couverts de sang et de traces de bottes, j’ai pensé que seuls les morts réchappent à un massacre » (p. 70). Et plus tard, à propos de l’attaque chimique d’août 2013 : « Je me suis approché du corps des enfants. Je leur ai demandé de nous pardonner de ne pas être morts et de les photographier dans cet état. Mes premières larmes ont coulé lorsque j’ai vu un homme reconnaître sa fille. Je l’ai photographié tandis qu’il la prenait dans ses bras. Et je m’en suis voulu. J’ai souhaité mourir » (p 132). Survivre à un tel crime et devoir en témoigner, c’est mourir autrement, ou désirer mourir, car « seuls les morts réchappent à un massacre ». Ce qui est visé, et atteint, est autre chose que le corps. En donnant envie de mourir, le meurtre des enfants atteint la capacité d’espérance des adultes. De même qu’en souillant et suppliciant le corps des femmes, le viol veut aussi briser les hommes : il s’agit non seulement de régner par la terreur, mais de déchirer des familles entières et d’empêcher toute projection vers l’avenir. En ruinant des liens sacrés on fait de la souffrance un matériau et un instrument pour éradiquer. C’est dans cette volonté illimitée de cruauté et de destructivité, dans cette illimitation folle, que le « nihilisme politique » du régime se manifeste le plus clairement [12]. C’est la signature de la guerre fanatique que mène ce régime, son Djihad à lui, un nihilisme strict et non messianique comme l’est celui de Daech – ce qui n’a pas empêché l’un et l’autre d’être des alliés objectifs, et de prendre en otage la population syrienne, piégée par leurs deux nihilismes en miroir, comme Yassin al-Haj Saleh a montré [13]. Et cette rencontre a transformé la Syrie en piège pour un peuple entier, transformant ce pays en lieu d’épouvante.

Le nihilisme et la « source de vie »

Si Mad al Dik évoque souvent les enfants, c’est qu’il avait et a un intérêt particulier pour eux et leur fragilité propre : il avait créé dans la Ghouta une association d’aide psychologique à l’enfance « Source de vie », tout en assistant l’avocate activiste Razan Zeitouneh dans son travail de documentation des crimes, d’où les photographies qu’il fait ici. Cette position à mi-chemin entre l’engagement humanitaire et éducatif et l’engagement politique donne son intérêt à ce livre brûlant, précieux à plus d’un titre : il fait saisir la part décisive du désir d’émancipation personnel dans le mouvement de mars 2011, évoquant l’exaltation des premiers slogans qu’on entend crier ; puis il montre comment, avec la répression, l’impératif de survie biologique recouvre très vite l’objectif initial, l’idéal à la fois révolutionnaire et éducatif comme projet de vie confronté à un déchaînement meurtrier, qui oblige les activistes à devenir des greffiers du crime, à faire les preuves d’une destruction à laquelle il leur faut échapper et survivre, alors qu’il était question de vivre autrement. Cette évolution est vécue comme une surprise constante par le jeune homme. Quand l’armée tire sur la foule pour la première fois, il écrit : « on ne voulait pas croire que l’armée nous assassinait » (p. 77), puis chaque nouvelle arme utilisée par le régime crée le désarroi, ébranlant la résilience qui opérait jusque-là : à la fin du chapitre sur l’attaque chimique, un ami membre du comité de coordination de Zamalka lui apprend que tous leurs amis du « bureau médiatique » sont morts sauf lui. « Il était sous le choc, et moi je ne pouvais trouver aucune explication à ces montagnes de cadavres, à un tel crime. (…) Personne n’a pu dormir. On a passé la nuit à rassembler les photos et à les envoyer aux agences d’information. Il a fallu que je visionne les vidéos que j’avais filmées, et que je retranscrive leur contenu sur ordinateurs. Les scènes de ce jour se répétaient sans fin. Je ne voyais que les cadavres, n’entendais que les cris des agonisants au dispensaire. (…) Je devais travailler et enterrer mon cœur. On n’avait pas le temps pour pleurer ni la possibilité de fuir les vidéos et les photos. Il fallait les compter et les enregistrer. (…) Au bout de plusieurs nuits sans sommeil, j’ai fait des cauchemars tout éveillé. » (p. 236)

À la folie destructrice du régime répond l’insomnie du témoin : la lutte du survivant contre sa propre folie, forcé de porter la charge d’une réalité devenue hallucination. Évoquant le projet d’un « rapport médical sur la région », Majd al Dik écrit à propos des médecins alors confrontés à une moyenne de 250 blessés par jour : « C’étaient les personnes exposées aux pires conditions psychologiques. Comme ils me l’ont confié au cours des entretiens, ils n’étaient plus capables de vivre parmi les humains. Ils vivaient dans le sang, voyaient les corps de l’intérieur, les entrailles qui sortaient des ventres, les cerveaux qui jaillissaient des crânes. Leur vie conjugale avait pris fin. Ils n’éprouvaient plus les mêmes sentiments que les autres, et ne savaient plus s’ils aimaient ou haïssaient leurs semblables. » (p. 260)

« Je ne pouvais trouver aucune explication à un tel crime. » Un crime sans explication est un crime sans raison : il a une logique, mais il n’a aucun sens [14]. Il n’appartient pas au monde humain. Le criminel n’attaque plus les porteurs d’une cause, il parle le langage de la brutalité pure pour dire une seule chose : jamais je ne cèderai ni partagerai le pouvoir, quitte à brûler le pays et exterminer tous ceux qui s’obstinent à vouloir le contraire. Le fait que Bachar ne puisse pas rationnellement vouloir détruire la population sunnite puisque celle-ci constitue 70% de la population [15], n’est pas un argument contre l’idée d’une politique exterminatrice, car toute rationalité politique a depuis longtemps cédé devant l’exclusif objectif de conserver un pouvoir, impropre à toute négociation possible. En réalité cette rationalité n’a jamais existé. Ce que Michel Seurat écrivait à propos de Hafez el-Assad résonne douloureusement aujourd’hui : « Hafez el-Assad, lui, ne se soucie guère de fonder un régime (d’où, en passant, la difficulté pour ses opposants de le déraciner). » [16]

Que faire devant une telle violence politique, devant une irrationalité qui se révèle également autodestructrice : le régime a sapé ses propres bases en envoyant massivement les Alaouites guerroyer et en les soumettant à un chantage, forme perverse de persécution, tandis que sa course en avant l’a aliéné aux puissances alliées et milices étrangères. Une telle logique folle est impropre au débat politique, et Bachar est connu pour ne jamais se livrer à une réelle négociation diplomatique. Seule une force militaire peut arrêter une violence de cette nature-là, mais il faut que ce soit une force assurée de gagner. Or une force assurée de gagner ne peut qu’être internationale.

J’entends souvent dire que la militarisation de la rébellion était une erreur, puisque le régime ne pouvait que répliquer par la pire violence, sans le moindre état d’âme - à quoi on répond que s’armer était une question de survie, de légitime défense. J’entends dire aussi que la révolution était elle-même « naïve », sinon irresponsable. Je me pose beaucoup de questions sur ce qu’on entend par cette naïveté. Que disent ce mot et ce grief de notre propre croyance malade au monde ? Parler de naïveté à propos de cette révolution, n’est-ce pas afficher notre propre nihilisme ? Mais qui est ce « nous » ? On sait qu’en matière criminelle toutes les « lignes rouges » ont été franchies, si clairement et si souvent que cette idée de ligne tient de la farce mondiale, comme si avec ce consentement au meurtre la communauté internationale avait brandi à son tour la bannière du nihilisme : ni les enfants torturés dès 2011, ni les attaques chimiques, ni les bombardements d’hôpitaux et maternités, ni les viols et disparitions en masse n’auront suffi à ce que cette « communauté internationale » puisse ou veuille déclarer la guerre à ce régime — une de ces guerres militaires qui seules peuvent empêcher un crime de masse en train de se dérouler, comme le savent de source sûre les Européens, et comme on l’a vu encore à Srebrenica, à Kigali, à Grozny.

En l’absence d’intervention internationale l’élan révolutionnaire s’est transformé en jusqu’au-boutisme guerrier, à quoi le régime a répondu par une guerre totale atroce. Ce qui frappe dans cette révolution, c’est sa persistance inouïe malgré une répression inouïe. « J’ai compris que la ville ne reviendrait pas en arrière », écrit Majd al Dik à propos de Douma en 2011, au lendemain d’un massacre. Il y a quelque chose de déchirant et de troublant à la fois dans cette manière d’aller à la mort pour marquer les valeurs de la vie. Ce courage hors normes fait prendre la mesure de ce qui avait été vécu jusque-là ; mais ce faisant l’élan révolutionnaire prend l’allure d’un sacrifice, dont la signification morale est très puissante, mais pas sa valeur politique. Le mot « martyr », employé à la fois par les djihadistes et les révolutionnaires, marque un continuum entre le religieux et le politique, mais il n’a pas le même sens ici et là. « On allait se faire tuer », dit Majd al Dik. « On arrivait le jeudi, manifestait le vendredi, et le samedi on enterrait les martyrs. C’est devenu une véritable routine. La ville s’est habituée à mourir à ce rythme. Tous les vendredis les snipers se disséminaient sur les hauts bâtiments, et l’armée bouclait la ville. » (p. 83).

L’homo sacer de Kafranbel

Cette mécanique terrible a été transformée en répétition comique dans un petit film réalisé par le Centre de médias de la ville rebelle de Kafranbel, « The Syrian revolution in 3 minutes » [17], où des hommes préhistoriques se soulèvent, sont tués à répétition par d’autres, et se relèvent sans cesse, puis sont tués sans cesse. Cet humour est le plus troublant de tout. Comme si « l’homo sacer », l’homme tuable et non sacrifiable dont parle Agamben, faisait de l’humour sur lui-même, comme si sa « vie nue » était devenue elle-même un langage politique, comme si le sacrifice consenti se revendiquait comme conduite encore politique, la seule humaine en réplique à la violence absolue du régime, transformant la résistance en tragédie elle aussi absolue. Je vois la révolution syrienne comme une sorte de redite collective du geste que raconte Mustapha Khalifé dans La Coquille, lorsqu’entouré par la haine des détenus islamistes dans la prison de Palmyre, et menacé de mort par les plus radicaux, le héros décide de rompre enfin son silence et d’assumer son athéisme : « Me voici nu, debout devant toi, vous voulez me tuer, allez-y, mais je ne vous dirai pas que je suis croyant. » [18] Et lorsque Basset, le guerrier de Homs, sanglote en criant « Ne gaspillez pas le sang des martyrs », on peut penser qu’il sanglote parce qu’il sait qu’il trahit l’absolu, d’épuisement.

Ce langage héroïque n’est pas nihiliste : il est plein de sens, et en ceci il s’adresse encore au monde [19]. Mais de quel monde s’agit-il et peut-on parler au monde sans avoir de réponse ? Majd al Dik raconte la conférence de presse que les survivants du comité local de Zamalka, eux-mêmes intoxiqués, organisent en direct avec les médias étrangers, grâce à une connexion internet assurée par les comités d’organisation. « Tout le monde a continué à travailler, non pas parce qu’on avait encore de l’énergie, mais parce que s’arrêter signifiait s’effondrer et attendre sa mort. Tout cela dans la terreur d’une deuxième frappe chimique, puisqu’aucune réaction internationale n’avait suivi la première. » (p. 240) Quant à celle-ci, il tire la conclusion qui s’impose : « Lors de l’attaque chimique du 21 août 2013, les grandes puissances ont délivré au régime une licence pour tuer. » (p. 295) En octobre 2016, écoutant le discours prononcé à l’Assemblée Nationale par Brita Hagi Hasan et ses prises de paroles à Paris et à la radio, le Président du Conseil d’Alep-Est ou « Maire d’Alep-Est », je me suis demandé qui pouvait ne pas être bouleversé par un tel appel, quel individu, et aussi quel Français [20]. J’éprouve encore de la honte en me rappelant certains de ses mots – pas ceux sur les 21 médecins pour 300 000 habitants ni les 90% de stock consommés, mais son appel à la mémoire de la Révolution française. Et je me suis demandé quel monde allait bien pouvoir lui répondre, car la compassion n’est pas une réponse, et la solidarité elle-même s’est montrée politiquement impuissante. Ce même mois d’octobre, le collectif Abounaddara publiait un article : « Il est de bon ton d’éprouver de la compassion envers les Syriens. » [21] Je dirais qu’il est de bon ton aussi de n’en éprouver aucune. Mais cette formule de « bon ton » dit bien une vérité : la compassion ne garantit aucune action politique, comme l’avait exposé Hannah Arendt dans son texte « De L’humanité dans de sombres temps », où elle dit aussi que la solidarité entre les opprimés ne survit en général pas à la libération, et n’a donc aucune « pertinence politique » [22].

Que faire donc ? Documenter les crimes en vue d’en écrire l’histoire, mais aussi les faire juger. Je n’entrerai pas ici dans la discussion sur la qualification du crime, qui aura lieu cet après-midi [23]. Elle pose des problèmes précis, à traiter en fonction de la rationalité qui a dicté la Convention de 1948 sur la prévention et la répression du génocide, une rationalité juridico-politique et non historiographique ni philosophique. La guerre totale menée par Bachar et ses alliés contre ce qu’il estime être son opposition, et qui lui fait cibler tout ce qui tente de protéger la vie, obéit à une logique d’anéantissement, avec ciblage territorial et sociologique des opérations de bombardement, d’affamement et de gazage. Si ces crimes sont jugés un jour, leur caractère génocidaire sera sûrement difficile à établir en droit, car ici jouent des appartenances claniques, régionales et culturelles qui ne recouvrent pas les quatre concepts qui définissent les critères du génocide, nation, race, ethnie, religion. Mais pour autant, écarter la question du génocide a priori, c’est se livrer à une forme de déni qu’on ne peut interpréter que comme un déni d’humanité. Déni du crime et déni d’humanité n’ont pas les mêmes sources, mais ces sources convergent et produisent l’impunité, donc la persistance du crime et le sentiment d’injustice abyssal qu’elle inflige aux victimes.

Le déni du crime porte avec lui sa négation et, dans les milieux politiques impliqués, la négation devient négationnisme, doctrine paranoïaque dont la violence est proportionnelle à l’énormité des crimes. En toute rationalité, il n’y a pas lieu d’être surpris du fait que la mécanique négationniste se mette en marche dès qu’il est question des crimes d’Assad, ni non plus qu’on y entende se mêler des discours de gauche et de droite, d’extrême gauche et d’extrême droite : qu’on se souvienne de Paul Rassinier et de Pierre Guillaume, qui rejoignaient les ratiocinations de Robert Faurisson à propos des chambres à gaz [24]. La configuration actuelle fait intervenir le vieux logiciel anti-impérialiste à contre-emploi et gagne en impact avec la force de frappe de la propagande russe, divise la gauche et la gauche extrême française d’une manière qui a été déjà plusieurs fois déconstruite, par Dominique Vidal, Julien Salingue, Sarah Kilani [25]. Mais déconstruire le discours négationniste ne le détruit pas, car sa force vient d’ailleurs que la logique qu’il emploie. Et l’analyse ne diminue pas la violence que porte la négation, qui est toujours un effort pour rendre l’autre fou : au survivant on explique qu’aucun crime n’a eu lieu, que sa famille n’a pas été exterminée, ou alors que si, mais que ce crime est sans criminel.

Ce discours sur le crime sans criminel n’a pas été seulement celui de Poutine, mais de l’ONU. Avoir confié à Kofi Annan, en février 2012, la charge d’envoyé spécial de l’ONU et de la Ligue arabe en Syrie, c’était tout un programme. « On aurait pu espérer de l’ancien secrétaire général de l’organisation, prix Nobel de la paix en 2001, ait un peu d’imagination, à défaut de courage », écrit J.-P. Filiu [26]. Mais pourquoi aurait-il fallu attendre de telles choses de celui qui avait été le sous-secrétaire général de Boutros-Boutros-Ghali lorsque se déroula le génocide au Rwanda ? [27] La triste vérité du très mal nommé « Conseil de sécurité » de l’ONU, cette institution dont dépend la Convention de 1948 sur le génocide, c’est Banki Moon qui l’a dite, parlant en ouverture du Conseil, en septembre 2016, d’une « tragédie qui jette la honte sur nous, un échec collectif qui devrait hanter tous les membres du Conseil » [28]. Mais la honte n’est pas plus efficace que la compassion. La tragédie hante et le crime se poursuit.

Négationnisme et orientalisme

En matière de négation, il faut s’attendre aux éternelles mêmes séquences : ré-estimation à la baisse du nombre de morts, guerre des statistiques ; arguties sur les mots, déconnexion des faits et de leur sens ; amplification des contradictions des témoignages, refusés comme preuves ; négation et/ou justification des massacres au nom de la guerre ou de l’autodéfense d’un État menacé ; relativisation des faits, voire inversion du crime ; reconnaissance de massacres et négation de l’intention d’exterminer ; demande de preuves et de documents conjointement à leur occultation ou leur disqualification ; refus d’entériner la thèse mensongère des victimes, que soutiennent tels intérêts supérieurs ou puissances extérieures ; et donc culpabilisation et diabolisation de la victime [29].

Quant au déni d’humanité, qui relègue certaines vies dans la non-valeur ou l’absence, il dit ici qu’au fond les Syriens n’appartiennent pas au monde, ou que le monde peut se passer d’eux. C’est redire autrement ce que dit le régime. Cette non-appartenance au monde, devenue aujourd’hui acosmisme, pour parler comme Arendt, est un effet de décennies d’une politique enfermante et paranoïaque, du « mur » que la politique des Assad a édifié autour des Syriens, les forçant à se replier dans leur « coquille », pour reprendre l’image de Mustapha Khalifé. Mais il est probable que le déni d’humanité concerne plus largement les Arabes ou les musulmans, ou je dirais plutôt les peuples du Moyen Orient, qui habitent un angle mort de la conscience occidentale, comme le montre aussi leur absence dans les études mémorielles, le « travail de mémoire » à l’occidentale. La non-appartenance des Syriens au monde touche au rapport de l’Occident à son « si Proche Orient » (J.-P. Filiu), rapport où persistent certaines formes d’orientalisme. On se souvient qu’Edward Saïd voyait dans l’orientalisme « une attitude profondément anti-empirique » [30], « une forme de paranoïa », produisant « un savoir qui n’est pas du même ordre que le savoir historique ordinaire » (p. 90) : « la vérité devient fonction du jugement savant, non du matériau lui-même qui, avec le temps, semble être redevable de son existence même à l’orientaliste » (p. 84). L’échec de l’orientalisme, disait-il au chapitre sur sa « phase récente », est à la fois intellectuel et humain : il consiste à n’avoir pas su « reconnaître dans cet « autre » une « expérience humaine » comme telle (p. 353).

Saïd distinguait entre un « orientalisme manifeste », qui changeait souvent de contenu, et un « orientalisme latent », qui faisait persister des constantes et un « contenu fondamental » (p. 236). De même que j’entends la musique nihiliste lorsque j’entends parler de « naïveté » à propos de la révolution syrienne ; de même lorsqu’on entend parler de « chaos syrien », il faut se mettre en écoute flottante et l’entendre comme un résidu de discours orientaliste, même s’il s’agit surtout d’aller vite et d’afficher ainsi sa distance ou son ignorance. Et les deux vont de pair. De même qu’il y a un lien entre le fait que les historiographies du Moyen Orient soient réservées aux spécialistes de science politique, et l’ignorance largement partagée à leur sujet par la masse [31]..

J’ajouterai comme un codicille à Saïd le propos de Jalal Toufic dans Le Retrait de la tradition face au désastre démesuré : dénoncer les stéréotypes orientalistes ne suffit pas, et même cette dénonciation contribue à leur persistance, car l’inconscient ignore la négation [32].

Pour les mêmes raisons, il faudrait cesser d’user du terme « despote » pour parler de Bachar, car ce mot qui fleure lui aussi l’orientalisme – un peu comme le mot « cruauté asiatique » - me semble euphémistique et inadéquat. Il faudrait se saisir de la notion de totalitaire pour parler du régime de Bachar el-Assad, comme de celui de Hafez : Michel Seurat lui-même oscillait en parlant d’« État de barbarie » : les éléments « primitifs », qui naturalisaient la violence (esprit de corps, tribu, confession), tiraient selon lui le régime vers le despotisme [33]. Or il me semble qu’à partir de la fin 1979 et du début 1980 – VIIe Congrès régional du parti Baath -, le régime de Hafez relève pleinement de la domination totalitaire : au coup d’État qui lui a permis de faire main basse sur le pouvoir et les institutions en 1970, s’ajoute une complète mainmise sur la population : engrillagement de l’opinion et propagande effrénée, surveillance généralisée, empêchement de toute société civile, contrôle des organismes et corporations, organisation de la délation, refonte de l’éducation, purgation et sacralisation de l’armée, construction d’un État policier semi-occulte, milice clanique affectée aux basses œuvres et garantie d’impunité dispositif sécuritaire ultra présent. Rappelons que celui-ci a été inspiré d’un côté par l’expertise soviétique et de l’autre par celle de l’ex-nazi Aloïs Brunner qui, après avoir été secondé Adolf Eichmann, est devenu le conseiller de Hafez dès 1966.

Ce système s’est coulé dans une culture politique sui generis où se conjuguent l’esprit du corps, la multiconfessionnalité et le tribalisme, qui sont a priori la « négation de l’État », tandis que l’État est réduit à sa fonction de domination et de destruction (Seurat, p. 19). Le fait qu’une caste ou un clan mette en coupe réglée la société entière ne diminue pas cette entièreté de la domination. La politique totalitaire devient celle du clan ou de la caste, c’est une politique du clivage confessionnel et du monopole communautaire, qui hérite néanmoins du modernisme pseudo-laïque et socialiste du parti Baath indexé sur l’« arabité absolue » : ce mélange d’éléments a fait parler à la fois de « fascisme » et d’« État néosultanien » à Yassin al-Haj Saleh. Dans La Question syrienne, ses analyses sur les « causes culturelles et politiques du fascisme » en Syrie et plus encore à celles du « nihilisme politique » du régime, propice à la montée d’un « nihilisme guerrier », sont présentées comme deux constructions mortelles en miroir [34]. Le mélange d’éléments primitifs (ou archaïques ?) et de modernité politique n’infirme pas le caractère totalitaire du régime assadien, avant même que Bachar el-Assad ne se lance dans sa guerre d’anéantissement. Et le fait que la terreur généralisée passe aussi par l’exhibition de la cruauté et le corps à corps des tortionnaires avec leurs victimes, autant que par leur disparition, leur effacement et leur mise au secret, ne contredit pas la logique totalitaire de captation intégrale des vies et des esprits, ni la dynamique d’extermination lisible dans les opérations comme des slogans.

Cette logique du tout ou rien était déjà à l’œuvre lorsque Rifaat el-Assad, chef des Brigades de défense de Hafez, estimait possible et souhaitable de « décimer » une partie de la population pour « sauver la révolution », propos paru dans le quotidien Teshrin, le 1er juillet 1980, juste après le massacre de Palmyre et deux ans avant le pilonnage furieux et le carnage de Hama. La philosophie de Rifaat el-Assad était claire : « Le Chef désigne, le Parti approuve et le peuple applaudit. Ainsi fonctionne le socialisme en Union soviétique. Celui qui n’applaudit pas va en Sibérie. » (Seurat, p. 59) Il aimait à citer Staline, mais c’est aux Khmers rouges que sa rhétorique fait penser ici – ces Khmers rouges entrés dans Phnom Penh cinq ans après le coup d’État de Hafez. Quelques semaines avant le massacre de Palmyre, on lisait dans ce même journal Teshrin : « 190 millions de travailleurs aux côtés de la Syrie dans son combat » (13 mai 1980), un combat qui mobilisait le « socialisme réel » pour mieux réprimer le mouvement populaire qui gagnait en puissance. Voilà le monde tel qu’il était censé exister pour les Syriens dans les années 1979-1980 : c’est ce monde-là qu’on voit se refermer sur les gens – sur les enfants et adolescents en particulier – dans le film Pas à pas d’Ossama Mohammad. Ce monde était une fiction politique, comme l’a été le socialisme réel partout où il a cru pouvoir dicter aux « travailleurs » leur combat. À cette fiction a fait suite celle de Bachar, d’inspiration complotiste, celle d’un pays assiégé par le terrorisme.

C’est ce monde qu’a « ouvert » la révolution de 2011, et c’est sur cette révolution que s’abattent les forces du déni les plus redoutables : soit elle était naïve, soit elle compte pour rien, soit elle n’a pas même existé. Le sujet massif des « réfugiés » me semble lui aussi destiné à nier l’événement qui a eu lieu, la révolution autant que sa répression, à effacer à la fois les acteurs et les témoins politiques d’une histoire syrienne qui concerne le monde. Il y a un lien profond entre déni des crimes et déni de la révolution. Le négationnisme est aussi un nihilisme, il nie la possibilité d’un événement qui fasse rupture : rupture révolutionnaire et rupture produite par un crime imprescriptible. Il est refus de voir le monde s’ouvrir avec la révolution, refus de voir le monde se briser par le crime sans raison et refus d’envisager la réparation. Dans chacun de ces cas, il est un refus du réel qui se fait passer pour réalisme. Jacques Rancière avait placé à raison ce pseudo « réalisme politique » parmi les « discours de la fin et du rien », dans lesquels il intégrait aussi le négationnisme [35].

*

Dans un de ses tout premiers textes consacrés à la logique négationniste, dès 1962, « Le besoin d’interpréter », Octave Mannoni avait analysé les pratiques philologiques de Robert Faurisson, et montré que ses relectures maniaques de Rimbaud et Lautréamont en termes de « démystification », montraient un refus ou une impossibilité de concevoir une révolution poétique et, plus largement un événement d’ordre poétique [36]. La révolution syrienne a très certainement été un tel événement. Elle a d’abord été un événement politique majeur, d’une immense portée morale jusque dans son devenir tragique, et de cet événement, il faut tirer des expériences politiques, et pas seulement une conscience historique pleine d’amertume et d’angoisse. Elle a été aussi, en effet, une révolution culturelle et un événement d’ordre poétique. Elle existe déjà fortement en poésie et dans l’art, et ce n’est que le début de son existence. Une existence nourricière et qui replace pleinement cet événement dans le monde. Une des tâches qui se présentent est sans doute, sinon de travailler à relier les domaines de l’art et de la réflexion politique, de retrouver le chemin du réel, de s’essayer à un autre réalisme, un empirisme non positiviste qui prenne pleinement acte des expériences passées et présentes, celles que chacun a vécues, et qui laisse toutes ses chances au possible : aux projections de la pensée, du langage, de la forme artistique.

Je pense ici aux dernières pages du livre de Yassin al-Haj Saleh Sortir la mémoire des prisons, mais aussi aux toutes premières de son livre Impossible révolution. Il s’y réclame justement de la « naïveté » en révoquant son vieil hégélianisme, pour lequel la conscience du présent est une conscience naïve qui devrait laisser place au savoir absolu [37]. C’est la révolution, dit-il, qui l’a libéré de cet hégélianisme, comme la prison l’avait émancipé de toute idéologie, fût-elle carcérale. La révolution a rendu possible la naïveté qui rend possible à chacun de penser maintenant à partir de ce qu’il a vécu. Témoigner de ce qui a eu lieu, c’est témoigner de l’impossible devenu possible, de ce qui a surgi dans la réalité, mais a été anéanti. Comprendre cet anéantissement suppose aussi de comprendre ce surgissement possible, transformé en impossible par des forces nihilistes qui travaillent notre monde.

Une telle conception cathartique de la pensée et du langage repose sur une croyance au monde. Cette croyance, Yassin Al-Haj Saleh la professe dans chacun de ses textes : elle lui fait écrire, à sa manière radicale parfaitement pertinente, que la Syrie d’aujourd’hui est le monde, et que le monde est syrien [38]. Mais cette croyance au monde s’exprime dans chacune des œuvres que nous donnent les Syriens aujourd’hui. La croyance dans le monde n’est pas la même chose que l’espoir d’un autre monde. Cette croyance est « notre seul lien », avait dit Gilles Deleuze dans son livre Image-temps, et il précisait qu’il fallait une « conversion de la croyance » pour en prendre réellement acte [39]. C’est peut-être à cette conversion de la croyance que nous invitent les Syriens.

[1Texte prononcé le 14 décembre 2017 lors du colloque « Syrie : à la recherche d’un monde », organisé par Catherine Coquio et Nisrine Al Zahre, 14 et 15 décembre 2017, Université Paris-Diderot. Ces journées ont fait l’objet d’un enregistrement vidéo https://diderot-tv.univ-paris-diderot.fr/syrie-la-recherche-dun-monde-0. (version sous-titrée en préparation). Elles prenaient place dans un cycle plus long, qui s’achevait le 21 janvier 2018 avec une journée au Centre Pompidou dans le cadre du Festival Hors Pistes, qui a elle aussi été enregistrée : « Une autre Syrie : révolution, nation, transmission » https://horspistes13.fr/une-autre-syrie/. Je remercie Nisrine Al Zahre et Hala Alabdalla pour avoir conduit ce cycle avec moi.

[2Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, trad. S. Courtin-Denamy, Paris, Seuil, 1995, p 198.

[3Fadwa Souleimane, actrice et poétesse née en 1970 à Alep, avait participé activement aux manifestations dès les débuts de la révolution à Homs. Réfugiée à Paris, elle a succombé à un cancer le 17 août 2017.

[4Ou : « à quoi bon encore un monde ? » Cette phrase est devenue le titre du journal d’Oskar Rosenfeld lorsqu’il a été publié en Allemagne, Wozu noch Welt ? Aufzeichnungen aus dem Getto Lods, édité par Hanno Loewy, Francfort, Verlag Neue Kritik, 1994. J’ai évoqué ce journal et cette question du monde à propos des ghettos polonais dans « ‘Wozu noch Welt ?’ / ‘Ce n’était pas un monde. ‘ Le ghetto comme monde et fin du monde », in J. Lindenberg éd., Premiers savoirs de la Shoah, CNRS éditions, 2017, p 37-76.

[5Samuel Kassow, Qui écrira notre histoire  ? Les Archives secrètes du ghetto de Varsovie, trad. P. E. Dauzat, Paris, Grasset, 2011 (éd. originale 2007)

[6Delphine Minoui, Les Passeurs de livres de Daraya. Une bibliothèque secrète en Syrie, Paris, Seuil, 2017, p 82.

[7« Quelle Syrie pour quel monde ? », Centre Pompidou, 9 décembre 2017, débat en ouverture du cycle « Syrie : à la recherche d’un monde », avec Jean-Pierre Filiu, Muzaffar Salman, Nathalie Bontemps, Oussama Mohamad.

[8Yassin AL Haj Saleh, Récits d’une Syrie oubliée. Sortir la mémoire des prisons, trad. M. Babut et N. Bontemps, Les Prairies oubliées, 2015.

[9« Nous venons du futur. Films d’animation syriens », soirée organisée par le Service Culture de Paris 7 avec Catherine Coquio et Hala Alabdalla, Université Paris-Diderot, amphi Buffon, 12 décembre 2017, en présence des réalisateurs Jalal Maghout, Samer Ajouri, Amer Albarzawi, Mohammad Hijazi, présentés par Hala Alabdalla.

[10En mai 2011 Hamza Ali al-Khatteeb et Tamer al-Cherii ont été torturés et tués et rendus à leurs parents mutilés et suppliciés. Le vendredi 3 juin 2011 est devenu celui des « enfants de la liberté ».

[11Majd al Dik avec Nathalie Bontemps, A l’est de Damas, au bout du monde. Témoignage d’un révolutionnaire syrien, Paris, Don Quichotte éditions, 2016. J’ai évoqué ce livre en le plaçant dans une constellation d’autres livres relatifs à la révolution syrienne, et en particulier celui que Justine Augier a consacré à l’avocate Razan Zeitouneh, qu’évoque rapidement Majd al Dik puisqu’il a travaillé avec elle à Douma : « La Syrie existe », En attendant Nadeau, 12 mai 2017 : https://www.en-attendant-nadeau.fr/2017/12/05/syrie-existe-augier/

[12Dans le roman-témoignage de Mustapha Khalifé, La Coquille, alors que le détenu se trouve dans l’antichambre de la prison de Palmyre, il se réveille dans une forêt de pieds et de jambes, lève la tête et voit deux enfants qui dorment sur de larges tuyaux au-dessus des amas de corps entassés. « Je n’ai jamais si bien dormi », dit l’un d’eux (formule qui rappelle la chanson française terrifiante du Saint-Nicolas : « je me croyais au paradis »). Khalifé ne parle plus des enfants ensuite : où sont-ils passés ?

[13La Question syrienne, Actes Sud, 2017.

[14Sur cette notion de crime sans raison, je renvoie au livre du philosophe Philippe Bouchereau, La Grande Coupure. Essai de philosophie testimoniale, Paris, Garnier, collection « Littérature Histoire Politique », 2018, certainement l’un des livres les plus précieux aujourd’hui pour penser la singularité du crime génocidaire et les phénomènes d’étrangéisation qu’il suscite à la fois dans les faits et dans le langage qui veut en rendre compte.

[16Michel Seurat, Syrie. L’Etat de barbarie, Paris, PUF, 2012, préface de Gilles Kepel, p 18.

[18Mustapha Khalifé, La Coquille. Prisonnier politique en Syrie, trad. S. Dujols, Babel, 2007.

[19A la fin du film « The Syrian Revolution in 3 minutes » on lit ce message : « Death is death. Regardless of the way it was done, Assad killed 150.000. Stop him »

[21Abou Naddara, Collectif de cinéastes syriens, « Syrie. L’honnête homme et les communautés fratricides », Libération, 4 octobre 2016 ; http://www.liberation.fr/debats/2016/10/04/syrie-l-honnete-homme-et-les-communautes-fratricides_1519600

[22Hannah Arendt, « De l’humanité dans de sombres temps. Réflexions sur Lessing », Vies politiques, Paris, Gallimard, 1986 (1974).

[23Troisième session du colloque « Syrie : à la recherche d’un monde », 14. 12. 2017 : « Détruire, effacer, nier » où sont intervenus Yassin Al Haj Saleh, Jean-Yves Potel, Joël Hubrecht, Véronique Nahoum-Grappe, Frédéric Detue. Présidence Richard Rechtman. https://diderot-tv.univ-paris-diderot.fr/syrie-la-recherche-dun-monde-0.

[24Sur ces noms et ces phénomènes je renvoie aux travaux de Nadine Fresco, Florent Brayard, Valérie Igounet.

[26Jean-Pierre Filiu, Le Miroir de Damas, Paris, La Découverte, 2017, p 256.

[27Ce qu’Annan aura fait de mieux, c’est de démissionner quelques mois plus tard après s’être laissé rouler dans la farine par Assad avec son « accord sur une approche » de cessation des violences.

[28New York, 21. 9. 2016, cité par J.P. Filiu, op. cit. p. 262)

[29Je renvoie à ce que j’ai écrit dans « A propos d’un nihilisme contemporain : déni, négation, témoignage », in Catherine Coquio éd., L’Histoire trouée. Négation et témoignage, L’Atalante, 2003, p 22-89.

[30Edward Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 2004 (1980), p 87.

[31Dont je fais bien sûr partie : que savais-je de la « fédération de Syrie » inventée par la France en 1922 pour asseoir son pouvoir, et de son idée d’un « État alaouite » à côté d’un « État de Syrie » où fusionnaient Damas et Alep ? Que savais-je de Damas pilonnée en 1925 par le général français Maurice Sarail, de Joseph Kessel actionnant les manettes sur les petites maisons syriennes, et des tirailleurs sénégalais arrivés en renfort pour faire saluer le drapeau tricolore aux Syriens le 29 mai 1945 ? A peu près rien, je l’ai appris comme beaucoup d’autres choses en lisant Le Miroir de Damas de J.P. Filiu (p. 209-211 et 228)

[32Jalal Toufic, Le Retrait de la tradition face au désastre démesuré, trad. Omar Berrada et Ninon Vinsonneau, Les Prairies ordinaires, 2011 (2009).

[33 Il faisait comme si sa référence au socialisme et son alliance avec l’URSS étaient une question de style, et citait H. Arendt et Claude Lefort sur la distinction entre pouvoir tyrannique et domination totalitaire. (p. 81)

[34Yassin Al Haj Saleh, La Question syrienne, trad. Ziad Majed, Farouk Mardam-Bey, Nadia Leïla Aïssaoui, Sindbad, 2016.

[35Jacques Rancière, « Les énoncés de la fin et du rien », in G. Leyenberger et J.J. Forté éd., Traversées du nihilisme, éd. Osiris, 1994. Voir C. Coquio, « A propos d’un nihilisme contemporain », art. cit.

[36Octave Mannoni, « Le besoin d’interpréter », Les Temps modernes, mars 1962.

[37Impossible revolution est le titre anglais du livre La Question syrienne, mais ce texte extrait de la préface anglaise ne figure pas dans l’édition française.

[39Gilles Deleuze, Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p 223-224. « Seule la croyance au monde peut relier l’homme à ce qu’il voit et entend. Il faut que le cinéma filme, non pas le monde, mais la croyance à ce monde, notre seul lien. (…) Chrétiens ou athées, dans notre universelle schizophrénie nous avons besoin de raisons de croire en ce monde. C’est toute une conversion de la croyance ».

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