Le Terrorisme comme outil de production d’émotions calibrées

« Nous disposons d’une arme vraiment futuriste, capable de contrôler la production ainsi que la consommation des émotions, à l’occasion de chaque bombe, mitraillage ou enlèvement spectaculaire. »
Tract de ... décembre 1982

paru dans lundimatin#81, le 14 novembre 2016

Hier, dimanche 13 décembre 2016, l’Etat français et de nombreux citoyens (jusqu’à un groupe d’ultras du PSG) rendaient hommage aux victimes des attentats survenus un an plus tôt à Paris et Saint-Denis. Le pays « fêtait » aussi, par la même occasion, la fin de sa première année sous état d’urgence... et le début d’une nouvelle - le premier ministre venant d’annoncer sa probable prolongation jusqu’après l’élection présidentielle.

Le bibliothécaire de lundimatin s’est souvenu de l’existence d’un tract paru en décembre 1982, et qui aborde l’usage fait par le pouvoir du Terrorisme, de l’émotion, des bombes. Il s’agit d’un pastiche : l’auteur se fait passer pour le Président du tribunal de grande instance de Grenoble, et entend montrer « comment priver les individus de leur sensibilité personnelle, [...] et pourquoi le Terrorisme est le discours idéal pour remplir l’espace libéré par l’éloignement infini des deux sphères de la soumission et de la révolte au sein de l’individu. »
Il nous a semblé opportun d’en recopier les extraits les plus actuels.

On présente chaque jour [aux Français] le spectacle d’une guerre que l’Etat opposerait à ses ennemis, criminels, délinquants, terroristes, spectacle auquel la Justice ne demande qu’à apporter sa contribution en redonnant une couleur « guerre sociale » à ses procès.

Le spectateur étant associé aux côtés des maîtres dans cette guerre, son sentiment d’en être ami lui commande d’attendre l’exécution des ennemis sur lesquels l’Etat met la main. A la guerre comme à la guerre ! Or, il n’en est rien. Le spectateur est alors tenté de se dire que cette guerre n’en est pas vraiment une, ou alors que les maîtres n’ont en définitive pas grand-chose d’important à reprocher aux catégories déjà citées ; dans les deux cas, qu’ils ont peut être besoin de mettre en scène ces personnages abstraits, à seule fin de cacher à l’esclave qu’à travers eux c’est lui-même qui est très concrètement visé.

Cette réflexion, désertant le terrain émotionnel de l’amitié pour les maîtres, retrouve immédiatement son opposé, la conscience indestructible et immuable d’un être ennemi, toujours présente dans la tête de l’esclave,
et que nous ne cherchons même pas,
comme telle,
à anéantir - […]
mieux que cela, nous la maintenons intacte, intouchable… et sans emploi. […]

Le but suprême est d’obtenir que cette conscience soit d’une nature parfaitement hétérogène au sentiment d’amitié que développe l’esclave à l’endroit des maîtres. Les deux doivent ainsi voisiner dans la même tête, mais à des années-lumières l’un de l’autre. Ce qui ouvrira aux préceptes qui vont suivre un vaste champ d’application.

Terrorisme et Sécurité

Si nous avons su en grande partie déjà éloigner infiniment au sein même de l’individu les deux sphères contradictoires de la révolte et de la soumission, il est de la première importance que nous sachions occuper l’espace ainsi libéré. […]

Le Terrorisme et le discours sur la Sécurité semblent convenir à merveille. […] Ils se greffent aisément sur […] la perte d’identification à un être collectif dans un repliement sur soi qui rend évidemment l’individu peureux et sensible à toute menace extérieure […] De plus ils possèdent une vertu irremplaçable […] : chaque bombe produit de l’émotion, denrée rare que nous cherchons précisément à inoculer à grandes doses aux individus désormais privés de sensibilité personnelle.

Nous disposons d’une arme vraiment futuriste, capable de contrôler la production ainsi que la consommation des émotions, à l’occasion de chaque bombe, mitraillage ou enlèvement spectaculaire. Le maniement de cette arme nous fournit une incomparable expérience en matière de manipulation affective, ce dont nous saurons nous servir dorénavant à fin de planification des émotions dans tous les domaines de la vie quotidienne.

Il est vrai que l’effet d’un attentat (l’émotion) est court. Et trop expliquer détruit l’émotion. […] C’est l’incertitude qui engendre la peur du vide, puis l’angoisse porteuse d’émotion. De plus, expliquer par le menu au spectateur relève d’une conception du journalisme par trop archaïque, voire paternaliste. La tendance en la matière est de chercher à introduire dans les « explications » du journaliste, à la fois une part de « subjectif » qui le rendra plus proche du spectateur, et de petites faiblesses d’analyse - destinées évidemment à camoufler ses énormités - qu’il reconnaîtra facilement, de telle manière que le spectateur se sente progressivement aussi capable que le journaliste d’évaluer les événements.

Dans le même temps, il devient chaque jour plus urgent d’amener les « évènements réels » eux-mêmes à faire office de spectacle, afin qu’à terme, la limite séparant le discours journalistique portant sur des « spectacles plus habituels », et la façon dont chaque homme appréhende sa propre vie quotidienne, s’efface. L’époque du Terrorisme spectaculaire-sanglant révolue, nous serons en mesure de voir en chaque homme son propre journaliste.

Le Coup du Monde et l’autocratie populaire

Lenine : « Au simple ouvrier et au simple paysan nous présentons nos idées sur la politique d’un trait, sous la forme du décret. » Et plus récemment, Berlinguer mit tout le monde d’accord : « Les mass-medias (journaux, télévision, directives syndicales) dégagent de véritables normes juridiques qui, si l’on considère leur caractère obligatoire, sont de véritables diktats auxquels le citoyen échappe difficilement »

Vous l’avez peut être déjà senti, nous vivons en dictature. […] dictature implique Coup d’Etat qui lui-même nécessite pour réussir une certaine préparation et surtout un pourrissement organisé de la situation qui précède. […] il ne s’agit plus d’un Coup d’Etat mais d’un Coup du Monde : nous l’avons nommé « La Crise » et il date de 1973. Le pourrissement entretenu pendant la période précédente était cet état d’avachissement des consciences dans la débauche de marchandise, qui faillit se trouver trop rapidement et surtout trop radicalement renversé en 1968. Mais cette année trouble nous a finalement bien servis, puisque nous avons engagé la vitesse supérieure dans la mise en oeuvre du libéralisme : libertés sexuelles, régionales, diététiques, de contestation, musicales, médiatiques, etc. Et il n’est rien de mieux que des libertés multiples et séparées quand on veut pourrir une époque.

« Après le succès d’un coup de force contre le pouvoir établi, tout n’est pas fini […] Le moment est venu d’imprimer une terreur qui frappe la cité entière […] Il faut que les âmes soient terrifiées une fois pour toutes et que la peur les détrempe. » (Machiavel dans le « Dialogue aux enfers… » de Maurice Joly)

Force est de convenir que de telles effusions de sang ne se sont pas produites après le Coup du Monde de 1973. A moins qu’elles ne se soient trouvées concentrées dans ce phénomène alors tout nouveau : le « Terrorisme International ».

Machiavel disait plus haut […] « enfin je suis dans cette condition extra-légale […] : la dictature […]. le pays a un grand besoin de repos et il ne refusera rien à qui pourra le lui donner ». […] Mais la nouveauté dans le Coup du Monde de 1973 c’est qu’il visait précisément à établir l’autocratie du peuple. Il s’agit du premier « Coup d’Etat rampant » de l’histoire humaine, puisque le peuple n’est évidemment pas conscient d’être à la fois l’artisan et le profiteur de ce Coup du Monde, et que ce Monde peut se permettre de répéter son « Pronunciamento ». Mieux il le doit. Tout se passe comme si le peuple se persuadait lentement mais sûrement, au moyen de la Terreur modernisée dans le « Terrorisme rampant » […] d’accéder à sa propre autocratie. Quelques lambeaux de maîtres doivent évidemment l’aider dans cet effort, mais ils disparaitront promptement aussitôt que l’oeuvre sera achevée. C’est à ce moment de l’histoire humaine que le Monde ressemblera à une vaste « démocratie populaire ».[…] On ne parlera plus d’auto-gestion, d’auto-flicage, ni d’auto-critique […] seulement du règne universel et éternel de l’autocratie populaire, de la servitude volontaire comme stade suprême de la liberté.



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