Qui-vive ?

François Tison
[Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#350, le 12 septembre 2022

François Tison est l’auteur de Farcissures (Allia, 2012), monographie déréglée de l’ordure et ses limites, et entre autres textes chez lundimatin, Échantillon gratuit (2015), microrécits de slogans publicitaires et d’éléments de langage politique. Il vient de publier Qui-vive ? aux éditions Excès en collaboration avec l’artiste franco polonaise Virginie Piotrowski. En voici une petite présentation et quelques bonnes feuilles.

La ville patrimoniale, toujours déjà en ruine et restaurée : son image de marque se vend.
Par un temps d’entre-deux, d’après-guerre, d’avant-guerre, de catastrophe en cours, trois gueules cassées se rencontrent et se rétablissent à la marge de ce paysage, chez eux dans les friches et les bâtiments à l’abandon.
La violence sourde est partout, civile et militaire, elle patrouille, éclate à l’occasion. Elle les a frappés tous les trois, Tav défiguré par une grenade, Gousse à la blessure inconnue. Le narrateur pousse son fauteuil, assigné à un devoir de mémoire immédiate et d’autosurveillance. Car s’ils sont victimes, miraculés, c’est aussi qu’ils sont coupables, ils devront rendre compte.
Il neige des cendres roses.

Nous avons descendu la place. Une petite peluche oubliée, tombée d’une poussette et ramassée par un autre passant avait été coincée entre le poteau d’un candélabre éventré et l’un des câbles sortis de la trappe de maintenance inutile. J’avais mes mitaines pour freiner, mais Tav ou Gousse m’a détourné et m’a poussé vers les petits mamelons installés là autrefois pour tromper la platitude de l’espace, la carte de la fontaine ayant déjà été jouée, ou pour amuser les enfants à vélo, à trottinette, un élan de quelques mètres, pour les plus habiles un petit saut, une figure en l’air, mais l’asphalte ou le béton, je ne sais plus, avait été depuis longtemps crevé par les arbustes lointains d’alors devenus vastes et forts dessus comme dedans, ou par des cham­pignons puis des herbes, de sorte quoi qu’il en soit qu’ils ont peiné à m’y percher et que les roues se prenant dans ces crevasses, l’assise du fauteuil est restée coincée au sommet du monticule, qu’ils ont eu le plus grand mal à m’en sortir mais qu’ils ne m’ont, malgré mes invita­tions désespérées, pas abandonné là. Ils savaient comme moi que je les ralentirais, que traîner un tel poids avec eux compromettrait mortellement leurs chances de survie et par là leur mission sacrée, mais Tav a dit je dis pas arrête ton char, mais vraiment c’est pour sauver les apparences de ce qu’il te reste de dignité. J’ai dit du moins je roule pas sous la table, moi, et j’ai de nouveau gueulé mais je vais m’entraîner mec, je vous jure, d’arrache-pied, et en effet je me suis arraché de mon fauteuil et j’ai fait quelques pas devant eux. Tav a dit ça t’amènera pas bien loin, va, c’est perdre l’usage qu’il fallait pas, maintenant va le retrouver. Tu as de bonnes prothèses, pas olym­piques sans doute, pas de fibre de carbone dernier cri, tu t’entraîneras, mais tu ne marcheras plus jamais comme avant, c’est les perdre qu’il fallait éviter. J’ai dit, radouci mais toujours éperdu, si tu crois que ça se fait exprès, ces choses-là. Tu l’as choisie sur catalogue, ta gueule d’amour ? Il a répondu raison de plus, rassieds-toi, là où je vous emmène, c’est de l’accidenté.

Une patrouille avait resserré sa ronde vers nous pendant mon petit numéro, peut-être attirée par les éclats de voix, et par sa simple présence nous a bien vite ramenés au sentiment du dan­ger et du convenable, mais un cycliste s’est fait entendre derrière nous en actionnant plusieurs fois sa trompe et en avertissant aussi place ! simples piétons. Il est passé entre nous, si près que sa cape de feutre vert déployée derrière lui nous a presque giflés tous les trois, et il a ajouté et toi, la roulette, si t’es pas content va t’immoler, et prenant encore de la vitesse il a soulevé son tirolerhut. Curieux, a dit Gousse, il n’a pas dit par le feu. Lui et les autres, quel que soit le dégui­sement, précisent toujours par le feu, pourtant les moyens ne manquent pas, mais celui-là a peut-être plus grande publicité. Avant de disparaître il a lancé pour finir le suicide altruiste, entendu parler ?

Tav aimait les annonces spectaculaires, il ne nous a emmenés nulle part. Nous sommes sim­plement rentrés à l’hôpital, nous avons passé les murs, monté la pelouse et gagné notre corps de bâtiment. À cette époque, nous étions seuls à occuper les trois étages du pavillon T, hémato­logie, toxicologie, grands brûlés, à l’exception quelquefois des chiens qui le traversaient seuls ou en meute et ne s’inquiétaient pas de nous. Personne ne nous forçait, personne ne nous inter­disait, grand choix de chambres et de suites, mais ce soir-là nous ne nous sommes pas attardés davantage, ni dans le parc, ni dans les fauteuils club de l’accueil, derrière le bar duquel Tav aimait passer pour nous préparer, avec l’art et l’agilité des pionniers de la mixologie, des cock­tails évidemment imbuvables. Nous avons pris l’air un dernier moment sur le balcon du salon Marie-Antoinette, où l’équipe de France avait un jour salué la foule après sa victoire, pour nous remettre des débordements de la soirée, mais nous avons aperçu deux silhouettes sous la lune qui descendaient la pente douce et repassaient la brèche du mur. En d’autres circonstances cette apparition ne nous aurait guère émus, mais nous sommes immédiatement tombés d’accord qu’il ne pouvait s’agir que de l’apostropheur et de l’important retraité, qu’ils avaient dû trouver le moyen de se raccommoder, s’entendre sur notre compte, se serrer la main et trouver intérêt à savoir notre adresse. J’allais dire que ça nous serve de leçon, mais Tav ou Gousse n’aurait pas manqué de demander c’est-à-dire ? Et il aurait fallu s’expliquer, assurer qu’il ne fallait y voir au­cun effort pour ramener nos agissements sur le terrain de la morale, mais bien de la raison, mais sur ce terme d’agissements de même il aurait fallu mettre au point, et encore rendre compte de cette mise au point, et j’ai plutôt proposé de passer la nuit ensemble, à titre exceptionnel, dans une petite pièce facile ou bien à défendre ou bien à quitter dans la précipitation, car ils revien­draient sans faute en masse et bien décidés à nous déloger ou en découdre, peut-être à nous supprimer le plus sommairement, et j’ai ajouté vous avez noté comme moi la folie meurtrière dans les yeux de l’apostropheur, la longueur et le piquant de ses clous, s’il ne nous a pas sauté à la gorge, c’est seulement que les témoins étaient trop nombreux. Qu’est-ce que tu nous chantes là ? a dit Gousse. Allons, allons, a dit Tav. Ne fais pas l’enfant. Tu perds les pédales. Ils te font peur même pas peur, ces deux particuliers ? C’est des slogans de cour de récré. Les clous, c’est tout comme le bonnet à clochettes, ni plus ni moins, c’est pour amuser la galerie, tu vois bien qu’il n’a pas toute sa tête, ce cave. L’homme au crâne te laisse indifférent, mais tu trembles à l’apparence du premier métalleux venu ? Tu en verras d’autres, mon petit. Ils le prenaient de haut, tout de même, j’étais de loin leur aîné, pour ne pas dire leur sénior, mais force était de reconnaître que les événements avaient fait de moi leur disciple en la matière, et je me suis rangé à leur avis, je ne tenais pas à persister dans le rôle du lâche auprès d’eux ni de personne, et me suis rengorgé je blague, tu plaisantes, pourquoi s’en prendraient-ils à notre groupuscule ? Peur même pas peur, que ça nous serve de leçon, et j’ai replié le poing fermé sur mon cœur.

Nous les avons souvent revus tous les deux, ensemble et séparément, sur la place ou dans les environs, mais plus jamais dans l’enceinte de l’hôpital même, à notre plus grand soulage­ment, c’est pourquoi nous avons évité quelque temps, autant que possible, la place et le quartier. Nous repassions la brèche et leur tournions le dos, mais aussi pour voir du pays. Entre les deux murs le terrain était en effet accidenté, aussi bien par leur effondrement naturel de part et d’autre que par la végétation qui là aussi avait repris le dessus. Il fallait à tout instant contourner une fondrière, passer sous un tronc, dans les orties, traverser l’habitacle d’une carcasse aban­donnée. Les premières fois nous avons fait avec le fauteuil, mais pour aller plus loin j’ai dû me prendre en main pour de bon, et bientôt la mobilité réduite n’a plus été qu’un mauvais souvenir, la terrible catastrophe, les semaines d’inconscience, les prothèses d’occasion, les mois de conva­lescence, les années, les décennies de deuil encore, mais je ne me plaignais pas, je n’en parlais pas, eux non plus, ni de mon malheur, ni du leur, ni du nôtre ensemble dans sa plus grande ex­tension. Dans les mauvaises passes, les ronciers ou les cheminées, leurs bras me sont restés longtemps nécessaires, mais dans leur délicatesse, jamais ils ne m’ont rappelé la triste sentence de Tav qui n’était hélas que trop vraie, du moins n’était pas fausse, j’ai remonté la pente, mais je n’ai plus jamais marché comme avant, pourtant, tout bien réfléchi, il n’était peut-être pas moins vrai de dire que je marchais mieux qu’avant, avec une élasticité nouvelle qu’avec le temps et dans des conditions optimales je pourrais à n’en pas douter convertir à mon avantage, voire en énergie cinétique pure, à la différence des vieilles personnes équipées de même, j’avais la chance, en quelque sorte, d’être un homme augmenté dès mon âge mûr, ma propre avant-garde. Tav, avec ses vingt et un ans et ses pommettes de polyéthylène poreux, avec sa grenade factice au­tour du cou, comme aide-mémoire, ne le prenait pas autrement, et devant nous ni devant personne n’a jamais dit le premier mot de son coup du sort, si bien qu’il n’en semblait en lui-même presque pas l’objet, ou le sujet, ou la cible, et Gousse elle aussi gardait le silence, nous mainte­nait dans l’ignorance de sa catastrophe et nous laissait avancer les hypothèses les plus imbéciles jusqu’aux plus sanglantes.

Illustration : Virginie Piotrowski, Sculpture de chantier 7, 2017, gouache, 30 × 30 cm.

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