L’Occident et les barbares

Par un auditeur anonyme d’une conférence d’Alain Badiou

paru dans lundimatin#41, le 21 décembre 2015

« Moi j’voudrais tous les voir crever étouffés de dinde aux marrons. »

Renaud, Hexagone.

Le 23 novembre 2015, Alain Badiou a tenu une conférence au Théâtre de la Commune à Aubervilliers. Le sujet était le « crime de masse » du 13 novembre. La conférence a été enregistrée et mise en ligne sur le site de « Là-bas si je suis ». Il faut l’écouter. L’analyse du philosophe, une fois de plus, est lumineuse. C’est cependant sur un obscur point de détail que je voudrais m’arrêter, pour tâcher de l’éclaircir. Au sujet des « tueurs », Badiou se demande s’il est « adéquat, comme c’est devenu l’appellation officielle, de parler de "barbares" » ; et il explique :

« Ce mot « barbare » est depuis toujours opposé à « civilisé ». La « guerre aux barbares » c’est la guerre des civilisés contre les barbares. Mais alors, il n’y a aucune raison de concéder à l’arrogance occidentale qu’elle représente la civilisation au regard d’un acte atroce et criminel. C’est tout de même le moment de rappeler que les tueries occidentales sont aujourd’hui permanentes et extraordinairement sanglantes. »

Le philosophe donne aussitôt « trois exemples » devant attester que les « tueries occidentales » ne sont pas tant « civilisées » que « barbares ». Son premier exemple est l’usage du drone par les « Occidentaux ». De cet usage, Grégoire Chamayou a remarquablement mis à jour les enjeux éthiques, politiques et stratégiques dans sa Théorie du drone (La Fabrique, 2013). Badiou, bien que ne citant pas l’ouvrage, conclut avec à propos :

« Si donc on appelle barbare le fait de tuer des gens pour rien, les Occidentaux sont barbares tous les jours, il faut le savoir. Simplement, dans le premier cas de barbarie, la barbarie des barbares, nous avons un meurtre de masse assumé et suicidaire. Dans le cas de la barbarie des civilisés, c’est un meurtre de masse technologique, dissimulé et satisfait. »

Le second exemple concerne cette fois l’inégale proportion des morts dans les conflits opposant l’Occident à la « barbarie » :

« Second exemple. La proportion des morts occidentaux dans les conflits explicites, Irak ou Palestine, est d’environ de 1 à 20. Les Occidentaux sont allés jusqu’à prétendre que ce qui est le but, c’est zéro mort de leur côté et tous les morts de l’autre, ce qui est une pratique de la guerre très spéciale. Ils n’y sont pas arrivés tout à fait. Mais on a à peu près, si on compte les morts dans les conflits irakiens, afghans, palestiniens, etc. en moyenne un mort d’un côté pour vingt de l’autre. Cette disproportion fantastique est enregistrée par les gens, les gens qui vivent ce genre de situation voient bien que c’est comme ça que ça se passe, et pour eux, le plus considérable barbare, c’est l’Occidental. »

Il n’est pas sans intérêt de rappeler que le « but » visant à réduire à zéro le nombre de soldats morts lors d’interventions militaires est apparu notamment en ex-Yougoslavie, où l’OTAN a bombardé le régime dit « serbe », et incidemment ses populations civiles, depuis 10 000 mètres d’altitude, de manière à rester hors de portée des tirs terrestres. La précision des bombes n’étant évidemment pas la même selon que le lanceur se trouve à quelques centaines de mètres du sol ou à 10 000, l’usage du drone viendrait résoudre le problème posé. Et au sujet de la résolution « civilisée » du problème posé, il importe décidément de citer Chamayou :

« Pour dire les choses clairement, selon cette hiérarchisation des devoirs étatiques, dans une situation de guerre, minimiser les risques pour un soldat israélien l’emporte sans discussion sur le devoir de minimiser les « risques collatéraux » pour un enfant de Gaza. La vie du premier, fût-il armé jusqu’aux dents, l’emporte de façon normativement absolue sur celle du second. Et cela est dorénavant philosophiquement fondé, c’est-à-dire implacablement, je veux dire avec ce style de violence froide propre à ce genre de discours "éthique" mimant la rigueur formelle de la philosophie analytique [1] ».

Revenons à la conférence de Badiou. Son troisième exemple est le choix d’un cas particulier :

« Troisième exemple. Prenons, sans même l’examiner dans sa signification politique, l’affaire de Gaza : 2000 morts du côté palestinien, parmi lesquels à peu près 450 enfants. Alors, c’est civilisé ça ? Parce que ce sont des avions qui tuent, déchiquetant, broyant et brûlant les gens, et non des jeunes abrutis qui tirent dans le tas avant de se suicider ? »

Badiou conclut le chapitre sur ces mots :

« Les tueurs sont de jeunes fascistes qui ressemblent aux miliciens de Pétain, et dont les motifs sont bourbeux, mortifères et en outre sans contenu véritable. Mais il n’y a pas de raison particulière de faire comme si, au regard de ces gens-là, les armées occidentales représentaient la civilisation. C’est quelque chose de tout à fait inadmissible. La guerre c’est la guerre, c‘est toujours des tueries plus ou moins bourbeuses, et nous avons nous-mêmes torturé, tué, déporté tant et plus dans les guerres coloniales, et après. Et nous continuerons à le faire, à grande échelle, si, comme nos gouvernements le proclament, le temps est venu d’une guerre finale contre le « terrorisme ».

Si je trouve convaincante l’analyse, un détail m’a toutefois arrêté. Je me suis en effet posé la question suivante : lorsqu’on veut mettre à mal l’évidence commune selon laquelle « nous » sommes les civilisés et « eux » les barbares, faut-il prendre pour exemple les crimes de l’appareil d’Etat israélien ? Est-ce l’exemple le plus probant lorsqu’on veut souligner la barbarie occidentale de la « guerre contre le terrorisme » ? Certes, « l’affaire de Gaza » est un exemple apparemment probant en termes de proportion, puisque selon un article du Figaro paru en août 2015 : « En 50 jours, près de 2.200 Palestiniens ont été tués, dont plus de 500 enfants selon l’ONU, tandis que 73 personnes ont péri côté israélien, dont 67 soldats ». Mais dans le livre de Chamayou, le choix de « l’enfant de Gaza » est justifié du fait que, deux pages auparavant, il explique que « la rationalité pratique de l’immunité du combattant impérial » a notamment trouvé son théoricien en la personne de « Asa Kasher, professeur de philosophie à l’université de Tel Aviv » [2]. C’est donc dans le fil de son analyse des fondements théoriques de l’usage du drone que Chamayou s’arrête sur le cas particulier des bombardements de Gaza, la raison étant qu’ils sont l’illustration des thèses du très mal nommé Kasher. Dans la conférence de Badiou, en revanche, le fil directeur est d’ordre beaucoup plus général puisqu’il s’agit d’interroger, à cet instant de la conférence, la dichotomie « civilisés » / « barbares » et d’observer, à cet effet, les conséquences humaines des guerres occidentales contre le terrorisme islamique. C’est suivant ce fil que Badiou évoque « l’affaire de Gaza » de 2014.
Dans un autre moment de sa conférence, le philosophe rappelle qu’« il y a des chiffres fondamentaux, qu’il faut que tout le monde connaisse », à savoir : « 1 % de la population mondiale possède 46 % des ressources disponibles. 1 % - 46 % : c’est presque la moitié. 10 % de la population mondiale possède 86 % des ressources disponibles. 50 % de la population mondiale ne possède rien ». Au sujet des guerres impériales aussi il y a des chiffres fondamentaux, qu’il faudrait que tout le monde connaisse. Je vais donc m’efforcer d’en avancer quelques-uns.
Depuis 1984, le conflit entre l’appareil d’Etat turc et les rebelles kurdes aurait fait entre 40 000 et 45 000 morts, dont environ 7 000 militaires turcs, 6 000 « civils » et 30 000 « insurgés » kurdes [3]. Il est hélas difficile de préciser sur la base de quels critères un kurde est identifié à un « insurgé ». Dans un article du Monde daté de 2013, on lit :

« En Turquie, le militant kurde Adbullah Ocalan fonde en 1978 le PKK, d’obédience marxiste-léniniste. Il décide en août 1984 d’engager la lutte armée pour obtenir la création d’un Etat kurde indépendant. Aux attaques du PKK répond la répression des forces de sécurité turques. En mars 1995, l’armée turque déploie 36 000 soldats en territoire irakien pour combattre le PKK. C’est le début d’une politique de la terre brûlée dans le sud-est anatolien, qui contraint à l’exil 2 à 3 millions de personnes ».

Comme on cherche à mettre à mal la distinction entre « nous », civilisés, et « eux », barbares, on accordera bien vite que la guerre contre le terrorisme mené par l’Etat turque n’est pas le meilleur exemple. En outre, Badiou retient les « conflits explicites ». La guerre en Tchétchénie paraît déjà mieux convenir. Voici, à ce sujet, l’introduction d’un texte consultable sur l’« Encyclopédie en ligne des violences de masse » :

« En septembre 1999, les forces armées russes lancent une opération militaire en Tchétchénie, dont l’objectif officiel est de lutter contre le terrorisme islamiste. Jamais totalement intégrée à la Fédération de Russie depuis 1991, la Tchétchénie avait déjà été le théâtre d’un premier conflit entre décembre 1994 et août 1996. Après une campagne de bombardements massifs sur la capitale Grozny et le sud du pays, les troupes russes pénètrent sur le territoire tchétchène et atteignent les faubourgs de Grozny en décembre 1999. Leur entrée dans la ville s’accompagne de violences de masse contre les civils, et dès janvier 2000, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe « condamne, comme totalement inacceptable, la conduite actuelle d’opérations militaires en Tchétchénie, avec ses conséquences tragiques pour de nombreux civils de cette république ». Elle estime que « ce recours inconsidéré et disproportionné à la force viole de manière très grave les droits fondamentaux de civils tchétchènes non belligérants et innocents, notamment leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité » (APCE, 27/01/2000). Suite à une mission d’enquête menée en Tchétchénie en février 2000, la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH) recensait ainsi ces violations : « destructions de villes et villages non justifiées par les exigences militaires ; attaques et bombardements de villes et de villages non défendus ; exécutions sommaires et assassinats ; tortures et mauvais traitements ; atteintes graves et intentionnelles à l’intégrité physique et à la santé de personnes ne participant pas directement aux hostilités ; attaques délibérées contre la population civile et contre les moyens de transport et personnel sanitaire ; arrestations et détentions arbitraires de civils ; pillages des biens privés ». La FIDH conclut que ces violations « constituent des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, en raison de leur caractère massif, généralisé et systématique, conformément aux définitions retenues par le droit international coutumier ainsi que par différents instruments internationaux » (FIDH, février 2000 : 49) ».

Les chiffres de la guerre en Tchétchénie varient considérablement selon les sources, mais on peut raisonnablement s’appuyer sur les estimations suivantes : plus de 10 000 soldats russes auraient été tués, tandis qu’entre 100 000 et 300 000 civils vivant en Tchétchénie auraient été tués, et au moins autant de personnes « déplacées ». Revenons à l’énoncé de Badiou : « la proportion des morts occidentaux dans les conflits explicites, Irak ou Palestine, est d’environ de 1 à 20 ». C’est apparemment aussi le cas du conflit explicite entre l’appareil d’Etat russe et les « terroristes islamistes » tchétchènes : autour d’un russe tué pour vingt « barbares ». Mais qu’en est-il plus précisément dans le cas du conflit explicite entre l’appareil d’Etat israélien et les « terroristes islamistes » palestiniens ? Voici un extrait d’un article de J-M Pottier (Slate.fr), s’appuyant sur les chiffres donnés par l’organisation israélienne des droits de l’homme Betselem, pour la période qui va du déclenchement de la Seconde Intifada (durant l’année 2000) jusqu’à 2014 :

« Sur quatorze années, explique Vox, B’Tselem « a recensé 8.166 morts liées au conflit, 7.065 Palestiniens et 1.101 Israéliens. […] Dit autrement, pour quinze personnes tuées, treize sont palestiniennes et deux israéliennes. […] Quand vous considérez qu’il y a environ deux fois plus de Palestiniens que d’Israéliens, cela signifie, en gros, qu’un Palestinien a quinze fois plus de probabilité d’être tué dans le conflit qu’un Israélien ». Le site distingue deux périodes : la première moitié des années 2000, avec la seconde Intifada, durant laquelle le nombre d’Israéliens tués était bien plus élevé (il était quasiment égal à la moitié du nombre de Palestiniens tués à l’époque) ; depuis 2005, en revanche, les mesures de sécurité prises par l’Etat israélien (murs de séparation, retrait de Gaza…) ont fait chuter ce chiffre : « Depuis janvier 2005, en d’autres mots, le conflit a tué 23 Palestiniens pour un Israélien. »

On distingue deux périodes depuis l’année 2000 : de 2000 à 2005, on comptabilise un mort israélien pour deux morts palestiniens, dans l’un et l’autre cas (israélien et palestinien) pour la majorité des civils. Depuis 2005, en revanche, avec la construction du mur et le lancement d’opérations militaires aériennes sur des villes palestiniennes, le rapport est d’un mort israélien (militaire pour l’essentiel) pour vingt palestiniens (civils pour l’essentiel). Si la proportion est devenue identique à celle du conflit russo-tchétchène, le nombre absolu de morts atteste cependant une différence de poids : autour de 10 000 morts dans le cas israélo-palestinien, autour de 200 000 dans le cas russo-tchétchène. Si on prend maintenant pour repère le conflit de l’appareil d’Etat turc avec les « terroristes marxistes » kurdes, il semble que sur une même période (disons depuis 1987), le conflit israélo-palestinien ait engendré environ deux fois moins de morts que le conflit turco-kurde, pour ne rien dire des personnes déplacées. Les médias occidentaux, c’est un fait, s’intéressent pourtant davantage à la répression israélienne du terrorisme palestinien qu’à la répression turque du terrorisme kurde, ou russe du terrorisme tchétchène.
Venons-en maintenant à la guerre en Irak, évoquée conjointement à la guerre en Palestine dans la conférence de Badiou. D’après un article paru dans Foreign policy, et dont le compte rendu est mis en ligne sur le site « Agora », voici quelques chiffres de la seconde guerre en Irak :

« 190.000, au moins, est le nombre des personnes tuées en Irak depuis 2003, en majorité des civils. Les morts comprennent également 4.488 soldats américains, 3.400 contractors (sous-traitants militaires), 11.000 policiers irakiens, 318 soldats des pays alliés, et 62 travailleurs humanitaires. Mais, pour Catherine Lutz et Neta C. Crawford, seul le nombre des soldats américains tués est connu avec exactitude. Le bilan des autres victimes (civils irakiens, contractors, agents irakiens,…) est approximatif. Sans oublier les victimes des conséquences indirectes de la guerre, touchées de plein fouet par la destruction des infrastructures du système médical et de santé ».

Le nombre d’occidentaux tués seraient donc d’environ 5 000 pour « au moins » 190 000 irakiens. Voilà qui ne confirmerait pas le propos de Badiou : la proportion des morts occidentaux dans les conflits explicites, Tchétchénie, Irak ou Palestine, est d’environ 1 occidental pour 20 « barbares » dans les conflits russo-tchétchène puis israélo-palestinien, mais pas dans le cas irakien, où l’on compterait un soldat américain tué pour près de 40 irakiens tués. Il existe toutefois d’autres estimations. Ainsi le politologue Nafeez Mosaddeq Ahmed évoque, le 11 avril 2015, des chiffres bien plus ahurissants, s’appuyant sur d’autres sources :

« Le mois dernier, Physicians for Social Responsibility (PSR), une prestigieuse ONG basée à Washington DC, a publié une étude clé. Elle démontre que le bilan humain de plus d’une décennie de « guerre contre le terrorisme » depuis les attaques du 11-Septembre s’élève à au moins 1,3 million de morts. Selon cette ONG, il pourrait même atteindre les 2 millions. Publié par une équipe de docteurs lauréate du prix Nobel de la paix, ce rapport de 97 pages est le premier décompte du nombre total de pertes civiles dues aux interventions « antiterroristes » menées sous l’égide des États-Unis en Irak, en Afghanistan et au Pakistan. (…) Selon le rapport du PSR, l’étude controversée de la revue Lancet, qui avait estimé le nombre de morts irakiens à 655 000 entre 2003 et 2006 – et à plus d’un million jusqu’à aujourd’hui, en extrapolant –, était probablement bien plus proche de la réalité que les chiffres avancés par l’IBC »

Les guerres contre le terrorisme dégénérant en guerres civiles, il paraît toutefois difficile d’estimer le nombre de morts « barbares » directement imputables aux forces armées occidentales. Selon l’hebdomadaire Le Point, une étude apporterait pourtant des réponses dans le cas irakien :

« À la fin de toute guerre vient l’heure de compter ses morts. C’était là toute la mission que s’était donnée la revue scientifique américaine Plos Medecine. En partenariat avec des universitaires américains et le soutien d’experts du ministère irakien de la Santé, elle dresse un bilan dantesque de dix années de violences, établi en 2011.Entre l’invasion des forces de la coalition occidentales, venues faire tomber le régime de Saddam Hussein en 2003, et leur retrait définitif en 2011, près de 500 000 personnes ont perdu la vie sur le sol irakien. Un chiffre qui vient bousculer les précédentes estimations, notamment celle d’Iraq Body Count (projet de recensement des victimes) qui estimait les pertes à 115 000, et qui pourrait être encore bien en deçà de la vérité selon certains. Cette nouvelle étude se démarque par sa funeste précision, 60 % des victimes ont péri durant les combats, 40 % sont mortes des conséquences indirectes du conflit. Un bilan auquel il faut ajouter environ 60 000 personnes décédées hors d’Irak après qu’elles eurent fui (majoritairement en Syrie et en Jordanie). "Cette étude fera réfléchir à deux fois (les États) sur les conséquences d’une invasion et fera prendre un peu plus conscience de son coût en vies", estime Amy Hagopian, experte en santé publique à l’université de Washington et membre du projet de recensement. Ce travail de recherche, pourtant très compliqué dans un pays toujours en proie au chaos, a poussé la précision au point de détailler qui a tué et par quel moyen. Ainsi, on apprend au détour d’un paragraphe que 60 % des victimes du conflit ont été tuées par balles, environ 13 % dans des attaques à la voiture piégée et enfin 9 % dans des explosions diverses. Ce climat de violence permanent règne en Irak durant toute une décennie. Le "risque de mort" pendant ces dix années est trois fois plus important pour un homme que durant les années de dictature. Le taux de mortalité (selon des chiffres de Médecins du monde) a, lui, bondi, passant de 5,5 pour 1 000 avant l’invasion à 13,2 quarante mois après l’arrivée des Américains. Qui pointer du doigt pour ce dramatique bilan ? Les soldats de la coalition ? Les milices irakiennes ? Chacun des deux camps serait responsable d’environ 30 % des morts. »

Si 30% des 600 000 irakiens tués sont dus aux soldats de la coalition, on approcherait de 5 000 soldats occidentaux tués pour 190 000 irakiens tués par des soldats occidentaux. Et le rapport serait donc de 1 soldat occidental tué pour 40 « barbares », soit le double d’un rapport de 1 à 20. Mais on peut aussi prendre les choses par un autre bout : « Le taux de mortalité (selon des chiffres de Médecins du monde) a, lui, bondi, passant de 5,5 pour 1 000 avant l’invasion à 13,2 quarante mois après l’arrivée des Américains. » Prenant les choses par ce bout, l’énoncé de Badiou, qui identifie les conflits explicites en Irak et en Palestine, est plus obscur encore, puisque la présence israélienne en Palestine, à l’inverse de la présence américaine en Irak, ne concorde pas avec une hausse du taux de mortalité des « barbares » palestiniens.
Citons un dernier texte au sujet des conséquences humaines des guerres contre le terrorisme, en l’occurrence « Le Grand Soir, journal militant d’information alternative » :

« En dépit de l’obstruction officielle et de l’indifférence publique, on commence à avoir un aperçu des conséquences meurtrières de ces guerres. Pour commencer, en Afghanistan les études les plus souvent citées sur l’invasion de 2001 établissent qu’environ 4000 à 8000 civils afghans sont morts dans des opérations militaires. Il n’y a pas de chiffres pour 2003-2005, mais en 2006, Human Rights Watch a recensé un peu moins de 1000 civils tués dans les combats. De 2007 à juillet 2011, la Mission d’assistance de l’ONU en Afghanistan (UNAMA) évalue à au moins 10 292 le nombre de non-combattants tués. Ces chiffres, il faut le souligner, n’incluent pas les morts indirectes et les blessés. On peut avoir une idée des morts indirectes grâce à un article du Guardian -le meilleur reportage sur le sujet- qui établit qu’au moins 20 000 personnes de plus sont mortes suite aux déplacements de population et à la famine causée par l’arrêt de l’approvisionnement en nourriture rien que pendant la première année de la guerre. De plus, selon Amnesty International, 250 000 personnes ont dû fuir dans d’autres pays en 2001 et au moins 500 000 ont été déplacées à l’intérieur du pays depuis.
Passons à l’Irak maintenant : Selon le projet Iraq Body Count (Compte des Corps Irakiens) environ 115 000 civils ont été tués dans les tirs croisés de 2003 à août 2011. Mais selon l’étude de la santé familiale en Irak de l’Organisation Mondiale de la Santé, le chiffre se monterait à 150 000 rien que pour les trois premières années d’occupation. Avec les morts indirectes, cela ferait, selon le rapport Lancet, environ 600 000 morts pour cette période. De plus, une étude d’Opinion Research Business estime qu’il y a eu, avant le milieu de l’année 2007, un million de morts violentes. Qui plus est, le Haut Commissaire de l’ONU pour les Réfugiés fait état d’environ deux millions d’Irakiens déplacés dans d’autres pays et deux millions de plus déplacés à l’intérieur du pays depuis 2007. Il n’y a pas d’information précise sur les morts indirectes ni les blessés mais l’effondrement indéniable du système de santé irakien et des infrastructures en général (les meilleurs de la région avant 1991) suggèrent que leur nombre est au moins aussi catastrophique. (…) Si on essaie de rassembler ces données éparses, on arrive à un minimum de 140 000 victimes civiles non étasuniennes et non OTANiennes. Et facilement à un maximum de 1 100 000. Ce qui donne 14 000 à 110 000 morts par an. Pour mieux se rendre compte de ce que cela représente, il faut se rappeler que le "Blitz" nazi sur l’Angleterre pendant la seconde guerre mondiale a fait 40 000 morts civiles. Il faut aussi se rappeler que dans cette fourchette d’estimation, ne sont pas comprises les victimes directes d’Afghanistan de 2003 à 2005 ni les victimes indirectes de 2003 à nos jours. (…) Et enfin les souffrances des millions de personnes déplacées d’Afghanistan, d’Irak, du Pakistan et d’ailleurs sont incalculables. »

On sait aujourd’hui, hélas, que les mêmes causes risquent de produire les mêmes effets en Lybie… Mais revenons maintenant au détail qui nous a arrêté, et tâchons d’éclaircir la chose. Badiou explique :

« La proportion des morts occidentaux dans les conflits explicites, Irak ou Palestine, est d’environ de 1 à 20. (…) on a à peu près, si on compte les morts dans les conflits irakiens, afghans, palestiniens, etc. en moyenne un mort d’un côté pour vingt de l’autre. Cette disproportion fantastique est enregistrée par les gens, les gens qui vivent ce genre de situation voient bien que c’est comme ça que ça se passe, et pour eux, le plus considérable barbare, c’est l’Occidental. (…). Prenons, sans même l’examiner dans sa signification politique, l’affaire de Gaza : 2000 morts du côté palestinien, parmi lesquels à peu près 450 enfants. Alors, c’est civilisé ça ? »

Plusieurs remarques s’imposent. Si dans « l’affaire de Gaza » on compte plus de 2000 morts palestiniens, dont près de cinq cent enfants, « l’affaire » n’en reste pas moins, dès lors qu’on s’en tient aux données disponibles, sans véritable commune mesure avec la guerre en Irak : ne s’ensuit pas le même nombre de morts, ni la même hausse du taux de mortalité dans la population « barbare », ni le même chaos. En outre, si le rapport de 1 à 20 caractérise bien la forme de la guerre en Palestine depuis 2005, il ne semble pas en revanche caractériser la guerre en Irak depuis 1990, où le rapport serait plutôt d’un soldat américain tué pour 40 « barbares », ceci à condition de s’en tenir strictement aux « barbares » tués de la main de soldats occidentaux. Par ailleurs, si dans le cas de « l’affaire de Gaza » le gouvernement israélien pouvait, de fait, prétendre répondre à des roquettes tirés depuis Gaza, dans le cas de l’affaire irakienne il a fallu que le gouvernement US invente de toute pièce un lien entre Ben Laden et Saddam Hussein pour justifier que ses armées aillent bombarder un territoire situé à des dizaines de milliers de kilomètres de la première maison américaine, mais non dénué de pétrole. (C’est exclusivement lors de la « guerre du golfe » de 1990 que le gouvernement US et, avec lui, tout l’Occident, et l’ONU, pouvaient, de fait, prétendre arracher des griffes d’un dictateur sanguinaire cette terre de liberté et de progrès qu’était le Koweït, et ainsi justifier l’envoi de ses armées si loin du territoire national). Apparemment peu au fait des données matérielles dont on croit pouvoir disposer, Badiou, lui, explique : « La proportion des morts occidentaux dans les conflits explicites, Irak ou Palestine, est d’environ de 1 à 20 ». C’est comme si, à ses yeux, la guerre américaine en Irak était de même nature que la guerre israélienne en Palestine, lors même qu’à s’en tenir aux principaux faits, elle n’est à l’évidence pas de même nature.
On est donc logiquement conduit à se demander pourquoi Badiou prend pour exemple « l’affaire de Gaza » ? Est-ce pour mieux faire entendre à ses auditeurs français combien l’Occident, en l’occurrence israélien, sait être plus « barbare » encore que les tueurs du Bataclan ? Certains soutiennent que si le terrorisme islamiste prend pour cible l’Occident, et notamment la France, c’est en raison de la politique israélienne en Palestine. Olivier Roy, dans les colonnes du Monde (daté du 25 novembre 2015), a donc jugé nécessaire de prendre formellement ses distances avec « la vieille antienne : tant qu’on n’aura pas résolu le conflit israélo-palestinien, nous connaîtrons la révolte ». À suivre « la vieille antienne », en effet, les souffrances des arabo-musulmans seraient principalement dues aux israéliens. C’est une tentation constante et comme structurelle en Occident, ainsi que dans le monde arabe : la « faute aux juifs ».
Badiou, on le sait, ne mange pas de ce pain là. Mais parfois il s’égare. Comment caractériser, en l’occurrence, son égarement ? Relisons : « La proportion des morts occidentaux dans les conflits explicites, Irak ou Palestine, est d’environ de 1 à 20 ». Pour que son énoncé soit minimalement exact, il faut d’une part estimer au plus bas les nombres de morts irakiens, autrement dit faire preuve d’une étrange complaisance à l’endroit des partisans de la guerre en Irak, d’autre part prendre pour périodicité, dans le cas du conflit israélo-palestinien, la séquence contemporaine : de 2005 à nos jours. C’est donc logiquement l’« affaire de Gaza » (2014) qu’il choisit pour illustrer son propos : « Prenons, sans même l’examiner dans sa signification politique, l’affaire de Gaza : 2000 morts du côté palestinien, parmi lesquels à peu près 450 enfants. Alors, c’est civilisé ça ? ». Badiou a bien raison de penser que ce n’est pas civilisé. L’« affaire de Gaza » témoigne en effet de la barbarie du gouvernement israélien. C’est un fait objectif indiscutable. Mais le reconnaître n’interdit pas d’« examiner dans sa signification politique » l’exemple choisi par Badiou, à savoir « l’affaire de Gaza », ce qui nous conduit tout droit à la conclusion suivante : c’est au sujet des palestiniens tués par des israéliens qu’on dispose de chiffres, d’informations, de publicité médiatique. Et c’est donc ce qui détermine, dans l’esprit de Badiou, le choix d’un exemple concret, et chiffré, au sujet des morts qu’engendre la guerre contre le terrorisme. Et c’est aussi, bien évidemment, ce qui détermine l’équivalence entre l’Irak et la Palestine : on se fait une idée de la guerre en Irak au travers de la guerre en Palestine.
Mais pour d’autres, qui s’informent au-delà de la publicité médiatique, et parfois contre elle, l’équivalence entre l’Irak et la Palestine ne résiste pas à l’examen. Dans l’article figurant sur le site du « Grand Soir. Journal militant d’information alternative », évoqué plus haut, l’auteur, Reza Pirbhai, professeur d’histoire de l’Asie du Sud à Louisiana State University, conclut, au sujet des guerres américaines :

« Les chiffres que nous venons de vous présenter, même s’ils sont tragiquement incomplets, expliquent pourquoi les officiels des Etats-Unis et de l’OTAN refusent de les établir. Prendre en compte le stupéfiant coût humain de la "guerre contre le terrorisme" les forcerait à reconnaître que le "terrorisme" n’est pas à sens unique et que les états, et non les milices, détiennent les armes les plus meurtrières. Le choix du général Franks de ne pas compter les cadavres est révoltant mais pas surprenant. Le fait que le manque d’intérêt des opinions publiques des Etats-Unis et des pays de l’OTAN fasse écho au sien démontre qu’un consensus (fabriqué ou non) très étonnant règne dans les populations au moins en ce qui concerne ces victimes musulmanes. Rien d’autre que cette indifférence du public et des officiels ne peut expliquer l’absence d’études exhaustives sur les pertes civiles surtout lorsqu’on pleure les près de 3000 civils morts le 11 septembre et au nom desquels la "guerre contre le terrorisme" continue de se déchaîner. »

Nafeez Mosaddeq Ahmed, dans l’article cité plus haut, explique pour sa part :

« Selon les chiffres que nous venons d’étudier, le total des décès engendrés par les interventions occidentales en Irak et en Afghanistan depuis les années 1990 – des morts directes aux impacts des privations de guerre à plus long terme –, pourrait être d’environ 4 millions : 2 millions en Irak entre 1991 et 2003, et 2 millions à cause de la « guerre contre le terrorisme ». Ce bilan pourrait même atteindre les 6 à 8 millions de morts, si l’on prend en compte les estimations hautes de la surmortalité en Afghanistan. Il est possible que de tels chiffres soient bien trop élevés, mais nous ne pourrons jamais en avoir la certitude. En effet, les politiques des forces armées US et britanniques imposent de refuser la comptabilisation des pertes civiles engendrées par leurs opérations – ces morts étant considérées comme des désagréments sans intérêt. En raison de la grave pénurie de données en Irak, de l’inexistence quasi totale des archives en Afghanistan, et de l’indifférence des gouvernements occidentaux quant à la mort des civils, il est littéralement impossible de déterminer la véritable ampleur des décès provoqués par ces interventions. »

En bon « occidental », en bon « français », Alain Badiou connaît par cœur le nombre de « barbares » tués par des israéliens : 2 000 lors de la dernière « affaire Gaza », dont 450 enfants. Et il demande : « C’est civilisé, ça ? ». Pauvre Badiou, s’il savait…

[1Grégoire Chamayou, Théorie du drone, Paris, La Fabrique, 2013, p. 186.

[2Chamayou, ibid, p. 184-185.

[3Wikipédia

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