Qu’est-ce qu’une image commune ?

Ingrid Hoelzl et Rémi Marie

paru dans lundimatin#423, le 19 avril 2024

Vers un communisme plus grand que l’humain, c’est le sous-titre (traduit) de Common Image publié en anglais en 2021 par Ingrid Hoelzl et Rémi Marie. Nous en publions ici l’introduction et le coda. Il s’agit de repenser le commun et le monde depuis l’image, en partant du principe que celle que nous connaissons et dans laquelle nous vivons a déjà périclité.

Qu’est-ce qu’une image ? Il existe cent réponses à cette question. Mais je vais n’en privilégier qu’une seule : l’image est notre relation [magique] au monde. Depuis les peintures rupestres, en passant par les icônes chrétiennes, et jusqu’à finalement l’image moderne, ou l’image perspective, inventée au 15e siècle dans une sorte de brain-storming auquel participaient trois civilisations, la grecque, l’arabe, la chrétienne (textes d’Aristote parvenus ‘chez nous’ depuis Alexandrie, optique arabe, théologie chrétienne). Une image qui transforme le monde en objet, et par laquelle l’homme usurpe la place de son dieu (puisque spectateur et infini sont confondus dans le plan de l’image). Magie puissante au point qu’elle nous a fait confondre vision et représentation, qu’elle nous transforme en démiurges (capables, bientôt, de recréer le soleil)… Magie prometteuse de merveilles, de bonheur, de bien-être, ne nous apportant pourtant au final qu’horreur, guerre, misère, inégalités, esclavage. Magie noire, néfaste, inutile. Magie faillie… ayant dépassé son but, dans son élan à transformer le monde en objet, en ressource, en déchet. Projet magnifique (on l’a cru) mais mégalomane, victime de l’hubris, de la maladie du pouvoir, de la folie de l’argent. Quelque soit notre regard sur cette idéologie de la domination humaine (et mâle), on est bien forcé aujourd’hui de réaliser que ça a déraillé quelque part. Au final l’image perspective a perdu non seulement toute magie, mais aussi tout sens, lorsque l’idéologie qu’elle portait, l’humanisme, s’est brisée contre le principe de réalité. Et maintenant ? Une nouvelle relation au monde suppose une autre image, une image commune. Où la trouver ? Commence ici la quête du livre…

INTRODUCTION

Il a fallu six siècles à l’occident pour inventer, améliorer et perfectionner cette machine qu’on appelle image, et aujourd’hui il est bien difficile d’imaginer qu’on ait pu vivre pendant des siècles sans elle, ou qu’elle soit restée jusque très récemment totalement étrangère à bon nombre de cultures. [1]

Dans un livre précédent j’ai montré [2] que l’image perspective a été l’un des ressorts de l’idéologie humaniste propulsant homo sapiens au cœur d’un monde sidéré en attente d’un ordre humain, un moteur de la modernité, de la rationalité, du progrès, et de l’exception humaine, sur laquelle nous avons construit une relation au monde objective et prédatrice. La mort de l’homme, l’effondrement de cette idéologie humaniste à la fin du vingtième siècle et l’ouverture d’une épistémè posthumaniste [3], a vu l’image saturer nos murs, nos cerveaux et nos écrans, mais devenir un signe vide, un signe mort, avec pour unique puissance celle de dissimuler des procédures complexes de surveillance et contrôle. Accéléré par la récente révolution numérique, ce détournement nous oblige à réévaluer et réajuster ce qui fut notre principal mode de relation au monde. Il nous oblige à chercher une image cohérente avec les principes de l’épistémè posthumaniste et sa cartographie non-pyramidale du système-terre ; une image tissée des couches multilatérales et multidimensionnelles qui composent le tissu délicat et fragile de la Terre ; une image commune. [4]

L’apocalypse annoncée (émission de carbone, épuisement des ressources, pollution, etc.) conséquence d’une exploitation immodérée tenant du pillage et de la dévastation nous force, soit à la fuite en avant, transformant nos corps (transhumanisme) et la planète entière (géoenginerie), soit à renoncer à notre complexe de supériorité qui prend racine dans le mythe judéo-chrétien de la Genèse, dans lequel l’humanité est appelée à « régner sur la création entière » . Une lecture plus précise du texte montre que dans le plus ancien des mythes de la création (Genèse, livre II) Adam, la créature terrienne (dérivé du mot hébreux Adamah, la terre) est « placé dans le jardin pour le cultiver et s’en occuper » — un jardinier donc, et non un seigneur. [5] (Qu’il soit seigneur ou jardinier, les deux versions placent l’humain à part du reste de la création.)

La croyance dans une inventivité humaine illimitée est, dans la modernité occidentale, si bien ancrée, que les discours actuels sur l’Anthropocène, les critiques des technosciences et du capitalisme global qui lui sont associées ne sont que l’autre face de la même pièce : ce changement climatique dû à l’activité humaine peut-être annulé, ou du moins limité, à l’aide des technologies vertes (energie renouvelable, plastique organique etc.), de la géoingénierie si besoin est (création de nuages, capture carbonique, obstruction du soleil, etc.), et si tout cela ne devait pas suffire resterait encore un dernier recours : la disparition volontaire de la majorité de la population. [6]

Sauvetage technologique ou humilité, deux réponses possibles, chacune engageant un positionnement particulier dans ce monde. Dans mon livre précédent, SOFTIMAGE, j’anticipais la nature oppressante de la première voie dans laquelle l’image numérique devient une softimage, une image algorithmique ; dans laquelle une image opérative exécute des opérations de surveillance menées par des gouvernements ou des entreprises tout en les masquant sous une user-friendly interface, l’écran. [7] À peine six ans plus tard, nous nous trouvons catapultés dans un age de biosécurité et d’intelligence bionumérique ou la softimage, l’image-software, fusionne avec l’humain pour créer une softhumanité.

Avec COMMON IMAGE, je veux envisager un futur différent pour l’image et pour l’humain (différent de celui d’une élite martienne et d’un prolétariat terrestre, par exemple). Cela veut dire regarder en arrière et activer toutes nos ressources imaginaires et créatives ; questionner les racines de notre civilisation et de son malaise (qu’auscultait déjà Freud en 1929). Cela veut dire renverser les poubelles de la culture occidentale, et se réapproprier tous les déchets de la pensée canonique, qu’elle soit religieuse, philosophique ou scientifique ; cela veut dire en appeler à la magie, à la poésie, à la fiction. Par dessus tout, cela veut dire regarder ailleurs, se tourner vers d’autres cultures et modes de pensée à la recherche d’une image commune à tous les constituants de l’écosystème Terre. [8]

[…]

CODA / IMAGE COMMUNE ?

Héritiers d’une soi-disant pensée rationnelle nous avons tendance à croire que les concepts théoriques sont développés dans une progression régulière, pas à pas, dans un processus laborieux, machinique ; mais bien sûr c’est rarement le cas. La plupart du temps nous avançons en aveugle en terrain inconnu, essayant différents passages, différentes perspectives, différents points de vue, suivant notre intuition plus que des procédures logiques. Il en va ainsi dans cette quête d’une image commune, une recherche ouverte dans des champs inconnus et incertains, loin des solides (mais obsolètes) constructions le l’épistémè humaniste et transversale aux chaînes logiques qu’elle a implémentée.

Après un long et tortueux voyage dans l’espace et dans le temps — des pierres magiques Sami du nord de la Scandinavie, à la caverne de Platon, des lais de Marie de France aux contes des frères Grimm et à la poésie d’Ursula Le Guin, des cosmologies amérindiennes aux temps du rêve aborigène — nous en sommes là : l’image commune, non pas un signe commun (qui re-présente autre chose), mais un sens commun : une esthétique (c’est à dire une relation au monde) et une éthique (c’est à dire un mode de vie) partagée entre vivant et non-vivant. À ce point il nous faut refaire le trajet da capo al coda et récapituler les possibilités, les difficultés, les questions soulevées en chemin. En particulier cette notion de commun qui apparaît dans différents contextes — et différents sens : espace commun, air partagé, activité commune, sens commun, éthique et esthétique commune, et finalement, image commune — tout au long du livre : s’agit-il de quelque chose partagé par tous, quelque chose ressenti ou fait ensemble, quelque chose de général, accessible à tous, comme l’air, la terre, l’eau, au travers laquelle les êtres terriens échangent les éléments de leur survie ? Ou plutôt, non pas quelque chose, mais l’activité même de partage et d’échange, d’être en relation et les différentes modalités de cet être en relation ?

Commun peut aussi prendre la forme substantive, les communs, une notion souvent utilisée en opposition à celle de propriété individuelle — laquelle, couplée au travail et à l’identité — semble être la base de la modernité. Dans le courant écoféministe, des auteurs comme Starhawk ont affirmé que l’élimination des communs était un phénomène récent, datant de l’enclosure des terres aristocratiques en Angleterre au 17e siècle. [9] Mais les communs, un état où les ressources naturelles et sociales appartiennent à tous, et personne en particulier, ont-ils jamais existé ? Est-ce que d’ailleurs communs et communauté n’affirment pas le même principe d’identité… et d’exclusion ?

À l’aide de trois textes traitant de la notion de commun — Commun, Essai sur la révolution au 21e siècle (2014) par le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval ; Communauté, Immunité, Biopolitique (2018) par le philosophe Roberto Esposito ; et A World of Many Worlds (2018), une anthologie éditée par l’anthropologue Marisol de la Cadena et le géographe et archéologue Mario Blaser — j’espère préciser les contours de ce que j’ai nommé l’image commune.

Dardot et Laval citent Les choses communes (2014) de Marie-Alice Chardeaux, une étude des communs du point de vue de l’histoire du droit civil. Entre 29 et 19 av. J.-C., l’idée que l’air ou l’eau appartiennent à tous apparaît à trois reprises dans l’Énéide de Virgile. Emmenés par Énée, les Troyens arrivent en Italie après une traversée mouvementée et demandent au vieux roi Latinus « un abri pour nos dieux, un coin de côte habitable, et l’air et l’eau accessible [patentem : litéralement, ouvert] à tous. » [10] Dans la loi romaine ont existé, écrit Marie-Alice Chardeaux, [11] les deux notions de res communes et res nullius. Res nullius, littéralement « la chose de personne » (un territoire sans propriétaire ou un animal sauvage) appartient potentiellement au premier réclamant, alors que res communes (l’air, l’eau courante, la mer) sont par nature non-appropriable. S’appuyant sur ces recherches, Dardot et Laval montrent qu’il s’agit là d’un temporaire défaut de la loi, et que ce défaut — des choses appartenant à des catégories juridiques et qui n’étaient pas appropriables — fut très vite corrigé : notre régime juridique depuis les Romains a été celui de la propriété :

En fin de compte, la mise à l’écart dont font l’objet les res communes révèle la difficulté éprouvée par le droit romain à concevoir la relation de ces choses à la sphère du droit prise comme telle. Elles sont davantage conçues comme une « enclave originaire » dans la propriété collective de l’âge primitif de l’humanité que comme une catégorie pleinement juridique : dans cet âge, toutes ces choses auraient été en effet communes à tous les hommes. Elles forment en ce sens un « enclos pré-juridique » à l’intérieur duquel le droit laisse subsister une nature autonome « comme à l’état de fossile ». [12]

Pour l’activiste écoféministe Starhawk et d’autres (Silvia Federici, Vandana Shiva) l’élimination des communs à partir du dix-septième siècle en Angleterre par le morcèlement des terres de l’aristocratie (inclosure acts) coïncide avec la répression des connaissances médicinales traditionnelles (principalement féminines) et la prise de pouvoir de la bourgeoisie. [13] Mais ce qu’avaient de commun ces communs n’était qu’une complexe construction d’usages traditionnels strictement délimités comme le droit de pâturage, le droit de pêche, le droit de ramassage du bois mort ou de collecte de tourbe pour le feu. Quand Dardot et Laval écrivent que le principe du commun est celui d’une activité commune, ce qu’ils pointent c’est qu’il n’existe rien de semblable à des communs (dans le sens d’une propriété partagée) : seule l’activité peut être commune. [14] Le commun (koinôn), un processus perpétuel de mettre en commun (koinônein), n’est pas lié à la propriété, individuelle ou collective, mais à l’activité.

Roberto Esposito, pour sa part, tente de démêler la notion équivoque de communauté dans son livre Communauté, Immunité, Biopolitique (2019), livre qui développe une thèse plus ancienne présentée dans Communitas : origine et destin de la communauté (2000). [15] Il oppose communauté et immunité, deux notions dérivées de la même racine, le latin munus, qui signifie, don, devoir, obligation. Alors que la communauté est un régime institué par des devoirs et des obligations communes, l’immunité est le régime d’exception de telles obligations considérées comme onus  : une charge plutôt qu’un lien. Esposito écrit :

Si les membres de la communauté sont liés par la même loi, la même charge, ou le même don à faire — ce sont les signifiés de munus — immunis est, au contraire, celui qui est exempt ou exonéré, celui qui n’a pas d’obligation par rapport à l’autre et qui peut donc garder intègre sa substance de sujet propriétaire de soi-même. [16]

Esposito différencie ensuite la notion de communautarisme, qui est liée à celle d’appartenance d’identité et de propriété, de celle de communauté et de commun qui signifie l’exacte contraire de propre.

[…] les membres de la communauté — plutôt que d’être identifiés par une appartenance commune — sont liés par un devoir de don réciproque, par une loi qui les porte à sortir d’eux-mêmes pour se tourner vers l’autre, et presque à s’exproprier en sa faveur. [17]

Et c’est pour se défendre de cette extériorité, de la communauté considérée comme une menace à la liberté individuelle, que la modernité a mis en place un processus d’immunisation ou l’autre est d’abord tenu à distance puis supprimé par incorporation :

Là où la communitas, ouvre, expose, tourne l’individu vers son dehors, le rend libre par rapport à ce qui lui est extérieur, l’immunitas le renferme en lui-même, dans sa peau, ramène le dehors au dedans, en le supprimant en tant que dehors. [18]

Esposito démonte ensuite l’opposition moderne entre liberté (individuelle) et communauté en s’appuyant sur l’étymologie sanskrit, grecque et latine du terme liberté. La racine indo-européenne leuth ou leudh, de laquelle dérivent le grec eleutheria et le latin libertas, d’une part, et le radical sanscrit frya, duquel dérivent l’anglais freedom et l’allemand Freiheit, d’autre part, sont tous deux la base de chaînes sémantiques (*lieben, leif, love, friend, Freund) qui attestent une connotation communautaire, un pouvoir de connexion, d’agrégation, de communisation. « Il s’agit donc de liberté dans le rapport et comme rapport : soit l’exact contraire de l’autonomie et de l’autosuffisance de l’individu, auxquels on a depuis longtemps tendance à l’assimiler. » [19] Ce que nous dit Esposito, c’est qu’il n’y a de liberté que dans la communauté, dans l’être ensemble, jamais dans l’immunité, l’être blindé, l’être séparé. Lorsque l’État moderne nous protège de l’autre, nous immunise, et nous offre un ersatz de liberté, nous perdons tout : l’autre, la relation à l’autre, le commun (comme altérité) et la communauté (comme la somme d’altérités). Cependant il précise :

La communauté est à la fois nécessaire et impossible. Non seulement elle est toujours donnée de manière imparfaite — elle ne parvient jamais à l’achèvement — mais elle n’est communauté que du défaut, au sens particulier de ce qui nous tient ensemble, de ce qui nous constitue en tant qu’êtres-en-commun, êtres-avec, c’est précisément ce défaut, ce non-accomplissement, cette dette.  [20]

Les recherches de Dardot/Laval et d’Esposito portent un éclairage passionnant sur les notions de commun et de communs, mais cet éclairage fait aussi apparaître beaucoup de failles, beaucoup de nouvelles questions. Aujourd’hui brandis comme symboles anti-capitaliste les communs sont-ils vraiment la solution à tous nos problèmes ? Ont-ils vraiment existé ailleurs que dans un passé mythique, à l’époque d’avant, avant la loi romaine, avant la république grecque, avant le code Hammurabi, [21] avant sans doute la révolution néolithique, avant l’écriture, donc ? Ont-ils existe ailleurs, chez les barbares, hors la civilisation, la cité, l’État ? Existent-ils encore, à l’état de traces, en Amérique, en Afrique, en Australie, chez quelques communautés indigènes qui tentent de résister à l’acculturation, à l’absorption ? Les communs sont-ils le dernier mythe — comme le fut il y a quelques décennies celui du troc [22] ou de l’échange gratuit — proposant une prétendue alternative radicale à la folie occidentale du pouvoir et de l’argent mais ne la remettant finalement aucunement en question ?

D’ailleurs il est difficile de contester que l’image dont nous avons hérité (et que ce livre cherche à réfuter) — l’image perspective — est/était notre image commune. Cela a pris des siècles d’ajustements perceptifs et technologiques culminant avec l’invention de la photographie et du film pour qu’elle soit parfaitement implémentée comme moyen moderne de représentation, mais aussi de vision. C’est ce que j’ai montré dans SOFTIMAGE il y a quelques années. [23] À la lumière du chemin parcouru à la recherche d’une image commune, l’argumentaire a besoin d’être revu : avec l’invention de la photographie et du film l’image perspective est devenue commune, dans les deux sens du terme : ordinaire, et partagée. Cette image commune, est (ou était) un régime visuel dont la construction artificielle est devenue parfaitement invisible dans le monde occidental (qui s’étend aujourd’hui à la majorité de la population). Parfaitement invisible mais structurant d’autant plus fermement notre relation au monde, constituant de fait une esthétique et une éthique commune. Image commune, sans doute, mais qu’en est-il de la communauté qu’elle rassemble ?

En fait, toute image est, dans ce sens, commune, mais la question est de savoir quelle communauté elle institue et quels êtres y sont inclus — ou en sont exclus ; la question est de savoir si cette communauté est vivante en tant que communauté. Mais ce qui nous a rassemblé autour de l’image perspective, nous occidentaux, cette volonté de puissance, cette quête de suprématie absolue, cette conquête du ciel, tout cela est de l’histoire ancienne. Si Dieu est mort, si l’Homme est mort, la Terre est encore vivante. Sa survie, notre propre survie, dépendra de notre capacité à dépasser notre monstrueux complexe de supériorité et à embrasser encore et encore l’irrévocable divergence des êtres. Si l’image commune peut nous aider dans cette tâche, c’est en tant que relation au monde inclusive, en tant qu’éthique plus encore qu’esthétique.

Mon hypothèse initiale était que l’image perspective, écran dressé entre la communauté humaine et le reste du monde était en train d’imploser. On peut penser que cette division n’était qu’une illusion ; on peut aussi penser qu’elle a eu ses beaux jours, voire même qu’elle a produit des merveilles, cela dépend de notre point de vue sur l’histoire de la civilisation. Mais on ne peut nier aujourd’hui que cette séparation artificielle — réitérée dans les mythologies, sciences, et philosophies occidentales, d’Aristote à Heidegger — nous a mené à l’impasse. [24] Alors que les frontières entre humain et nature sont aujourd’hui minées par ces mêmes disciplines qui ont contribué à leur érection (biologie, sociologie, philosophie et anthropologie), et que la génétique est capable de créer des chimères inter-espèces, réapparaissent des points de vue transversaux, non-hiérarchiques, sur l’écosystème Terre.

Dans une anthologie intitulée A World of Many Worlds et qui fait appel à la philosophie des sciences et la pensée indigène, Marisol de la Cadena et Mario Blaser expliquent que la notion de bien commun est souvent utilisée pour dissimuler des intérêts financiers (comme c’est le cas des industries extractivistes), mais leur critique va plus loin. [25] Biens communs et communs, même dans le sens progressif, partagent une forme de relation basée sur l’exclusion, sur la séparation de l’humain du reste du monde, annulant par conséquent toute autre forme de relation plus inclusive. Au contraire, la fabrique d’un non-commun (the “making of an uncommons”) pourrait permettre « la réunion négociée de mondes hétérogènes (et leurs pratiques) ». [26] Les non-communs pourraient être un autre moyen d’accueillir la divergence, une notion utilisée par l’anthropologue féministe Marilyn Strathern dans sa conversation avec la philosophe des sciences Isabelle Stengers. [27] Accepter les divergences (ou cosmopolitiques) c’est « accepter d’avoir des intérêts en commun qui ne sont pas les mêmes intérêts », comme Stengers écrit ailleurs, [28] un phénomène souvent observé au sein des groupes activistes qui rassemblent des personnes et des points de vue hétérogènes. Les non-communs, concluent de la Cadena et Blaser, sont le terrain hétérogène où les négociations prennent place vers des communs qui seraient une réalisation provisoire, un évènement qui n’a pas vocation à être définitif mais à garder en mémoire que les non-communs sont leur point de départ permanent. [29] L’image (non)commune, comme utopie, comme relation, comme dialogue permanent, s’inscrit parfaitement dans cette ligne.

Plutôt que de tenter une conclusion impossible, reste à boucler la boucle, revenir au point de départ, rappeler le déclencheur de cette quête : l’image perspective inventée par l’occident au quinzième siècle, qui, loin de représenter le monde, n’a représenté que nous-mêmes et l’évidence qui la rend inquestionnable et même indiscernable est une fausse évidence. Cette image est morte, le système de penser dont elle est la pierre angulaire est tautologique et incapable d’accepter ou d’inclure les points de vue qui lui sont radicalement étrangers : acculés à changer « notre manière d’habiter les relations et le monde » [30] ou a disparaître, il nous faut l’abandonner. La version dystopique du présent/futur voit la disparition de l’image et de l’humain au profit d’un monde géré par et pour des intelligences artificielles ; la version utopique que j’esquisse ici, l’image comme l’ensemble des relations non hiérarchiques entre les êtres pointe, elle aussi, vers la disparition du visuel pour laisser place à l’immersion, à la résonance, au vivre ensemble.

Ingrid Hoelzl et Rémi Marie
Illustration : Selfie, sur Mars, d’un robot de la NASA.

Note : Nous sommes aujourd’hui à la recherche d’un éditeur français pour ce texte en cours de traduction.

[1With “image” we mean the perspectival image that has fostered (centuries before the invention of photographs) the

“photographic paradigm” of the image, the fact that we see the world as image and the image as world. Ingrid

Hoelzl and Remi Marie, “The Photographic Paradigm of the Image – What You See is What You See,” in

Softimage, Towards a New Theory of the Digital Image (London : Intellect, 2015), 94-96.

[2In this text, “I” is not a first person singular, but a first person plural ; instead of a we— the gregarious mode of humans composed of segregated Is—this generic I incorporates plurality into a generic singularity. Instead of the myth of the Leviathan it follows the myth of a general humanity.

[3We refer here to Giorgio Agamben’s notion of humanism collapsing with the second world war. Giorgio Agamben, The Open : Man and Animal, trans. Kevin Attell (Redwood City/CA : Stanford University Press, 2004). For Foucault and Deleuze, the figure of human emerges in the nineteenth century (coupled with carbon) to give way to a new figure in the late twentieth century (coupled with silicone). Gilles Deleuze, Pourparlers (Les Éditions de Minuit, 1990/2003), 137.

[4My call resonates with Maria Puig de la Bellacasa’s attempt to bring together feminist notions of care with posthumanism. Bellacasa draws on Joan Tronto’s definition of care as “everything that we do to maintain, continue and repair ‘our world’ so that we can live in it as well as possible. That world includes our bodies, our selves, and our environment, all of which we seek to interweave in a complex, life-sustaining web.” Maria Puig de la Bellacasa. Matters of Care. Speculative Ethics in More Than Human Worlds (Minneapolis : University of Minnesota Press, 2017), 3. Joan C. Tronto, Moral Boundaries : A Political Argument for an Ethic of Care (London : Routledge, 1993).

[5Genesis integrates multiple versions. In the version that is latest chronologically, but first in the text (and which is called the priestly version because it was written by the priests after return from exile in Babylonia), Adam is made master and king of creation. In the following version of the text, the so-called archaic version that probably originated in an older Mesopotamian mythology, IHVH-Adonaï Elohîms takes earthly Adâm and puts him in the garden of Eden to “cultivate it and care for it”. Genesis 2:15, in Complete Jewish Bible. Revised translation of the public domain 1917 Jewish Publication Society version of the Old Testament (Tanakh) by Dr. David H. Stern (Jerusalem : Jewish New Testament Publications Inc., 1998).

[6There is consensus that the Anthropocene started with industrialization and increased carbon dioxide emissions. But beginning of the Holocene epoch set at 11,7 thousand years ago coincides with the so-called Neolithic or Agricultural Revolution that already marked human dominion over the entire creation, including themselves. For an insightful account of the Neolithic Revolution as the domestication of plants, animals, and humans see James C. Scott, Against the Grain. A Deep History of the Earliest States (New Haven : Yale University Press, 2017).

[7Hoelzl and Marie, Softimage.

[8In Les Diplomates. Cohabiter avec les Loups sur une autre carte du vivant (Marseille : Wildproject, 2016) environmental philosopher Baptiste Morizot develops the notion of “animal diplomacy” or a generic ethology between different species (in particular, wolves and humans) that allows for co-habitation and mutualism instead of concurrence, exploitation, and extermination.

[9Starhawk, Appendix A,” in Dreaming the Dark.

[10“a humble home for our country’s gods, and a harmless stretch of shore, and air and water accessible to all.”Quoted from : Virgil, The Aeneid, trans. A. S. Kline, 164, https://www.aoifesnotes.com/docs/third-year-latin/VirgilAeneidpdf.pdf. Latin original : “dis sedem exiguam patriis litusque rogamus/innocuum et cunctis undamque auramque patentem.” Patentem (nominative patens) is the present participle of patere (“to lie open, to be open”) in Latin.

[11Marie-Alice Chardeaux, Les Choses communes (Paris : LGDJ, 2006), 1-17, quoted in Pierre Dardot and Christian Laval, Commun : Essai sur la révolution au XXIe siècle (Paris : La Decouverte, 2014), ch. 1, “La Réification du Commun”.

[12Dardot et Laval, citant Chardeaux. DARDOT, Pierre. Commun (DECOUVERTE POCH) (French Edition) (Emplacements du Kindle 807-813). La Découverte. Édition du Kindle.

[13Starhawk, “Appendix A,” in Dreaming the Dark.

[14« Au sens strict, le principe politique du commun s’énoncera donc en ces termes : Il n’y a d’obligation qu’entre ceux qui participent à une même activité ou à une même tâche. » Pierre Dardot and Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle (Paris : La Decouverte, 2014), Kindle edition, 563-565. English translation : Common : On Revolution in the 21st Century, trans. Matthew MacLellan (London : Bloomsbury Academic, 2019).

[15Roberto Esposito, Communauté, Immunité, Biopolitique. Repenser les termes de la politique (Paris : Éditions Mimesis, 2019) ; the following quotes are taken from this body of work, translated by me. See also Communitas. The Origin and Destiny of Community, trans. Timothy C. Campbell (Redwood City/CA : Stanford University Press, 2009).

[16Esposito, “Démocratie immunitaire”, in Communauté, Immunité, Biopolitique, 98.

[17Esposito, “Liberté et immunité”, in Communauté, Immunité, Biopolitique, 116.

[18Ibid., 116.

[19Esposito, “Liberté et Immunité,” 121. “Rapport” in French means any kind of relation, while in English it connotes a close, intimate relation ; the choice was therefore to use “relation” instead of “rapport.”

[20Esposito, “La loi de la communauté,” 35.

[21Plusieurs articles du code Hammurabi daté d’environ 1750 av. J.-C. portent sur la propriété : propriété des femmes ; propriété des esclaves ; propriété des biens immeubles ; propriété des biens meubles.

[22Les années 80 ont vu, au Canada la création de LETS, (pour Local Exchange Trading System), les années 90 celles des SEL (pour Système d’Échange Local) en France. Le concept du troc, qu’on doit a Adam Smith, a été remis en question par l’anthropologue David Graeber, (Dette, 5000 ans d’histoire, 2011) pour qui le troc est une invention récente qui suppose la préexistence d’une monnaie.

[23Hoelzl and Marie, SOFTIMAGE.

[24In a course given in 1929/30, and in accordance with Jewish-Christian theology, Martin Heidegger posited that humans define themselves in opposition to animals, and that both Rilke and Nietzsche’s nihilism are at the base of the nineteenth-century biologism and psychoanalysis that lead to a “monstrous anthropomorphisation of the animal […] and a corresponding animalisation of the human.” Martin Heidegger, Die Grundbegriffe der Metaphysik. Welt – Endlichkeit – Einsamkeit (Wintersemester 1929/30), ed. Friedrich-Wilhelm von Herrmann (Frankfurt/Main : Vittorio Klostermann, 1993), 226.

[25Dans leur introduction, “PLURIVERSE, Proposals for a World of Many Worlds,” ils disent résister à la tentation de penser la différence d’après notre sens commun et opposent le “one-world world” de l’occident (John Law) à un pluriverse —un monde hétérogène, “a world that fits many worlds,” comme disent les Zapatistes cités dans l’épigraphe.

[26“the negotiated coming together of heterogeneous worlds (and their practices).” De la Cadena/Blaser, PLURIVERSE, 4.

[27“constitutes the entities (or practices) as they emerge both in their specificity and with other entities or practices.” De la Cadena/Blaser, PLURIVERSE, 9. See also Marilyn Strathern, “Opening Up Relations,” A World of Many Worlds, 23-52 ; Isabelle Stengers, “The Challenge of Ontological Politics,” 83-111.

[28Isabelle Stengers, “Introductory Notes on an Ecology of Practices,” Cultural Studies Review 11, no. 1 (2005) : 183-196 ; and “Comparison as a Matter of Concern,” Common Knowledge 17, no. 1 (2011) : 48-63, here 60.

[29“the heterogeneous grounds where negotiations take place toward a commons that would be a continuous achievement, an event whose vocation is not to be final because it remembers that the uncommons is its constant starting point.” De la Cadena/Blaser, PLURIVERSE, 19.

[30« Cette transformation de soi, de notre manière d’habiter les relations et le monde, est posée comme la prémisse indispensable de tout changement véritable, et non comme la résultante de la révolution » (in Les écrits féministes de Carla Lonzi enfin disponibles en français, Nous crachons sur Hegel, Écrits féministes, Carla Lonzi, Traduit de l’italien et présenté par Patrizia Atzei et Muriel Combes.

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