Pourquoi courir dans les champs ?

Sainte-Soline, 29 octobre 2022

paru dans lundimatin#358, le 7 novembre 2022

Mouvement contre l’accaparement de l’eau. Samedi 29, assaut émeutier de plusieurs milliers de personnes à l’occasion de la mobilisation interdite contre le chantier d’une méga-bassine. Dimanche 30, sabotage d’une canalisation sous les caméras. Partisans d’un certain éco-populisme à tendance insurrectionnelle, les organisateurs avaient promis, selon la formule consacrée, une manifestation joyeuse et déterminée, promesse tenue. Le but était d’atteindre le cratère de la future bassine, pari réussi.

La sous-préfète tente de se féliciter du déroulement de la journée, arguant que les manifestants ont été repoussés, et l’occupation du site stoppée net. Mais la gendarmerie a bel et bien été enfoncée, lignes après lignes. La probabilité qu’elle ait été particulièrement nulle nous enlève la certitude d’avoir été particulièrement bons, ceci dit, l’assaut a été continu et il n’y a pas eu l’ombre d’une hésitation pendant deux heures et demie. Non seulement cette détermination a été intense et continue [1], mais elle a été partagée à un degré très rarement atteint. Comment dire ? Il y a eu parmi les participants un alignement tactique par le haut. Cela atteste au moins de la possibilité d’un alignement stratégique par le haut.

Quels discours environnent l’événement ? Des têtes d’affiche écologistes, plus ou moins dans le forçage, apportent leur soutien avant la manif. L’un d’eux repart du camp avec le mot « crevure » peint sur sa voiture, deux fois. Plus radicale, sa collègue dit qu’il paye pour sa défense d’une écologie de gouvernement, au détriment d’une écologie de combat. Elle-même parlait ces derniers jours de « la guerre de l’eau », et décorait Rémi Fraisse de la médaille de « premier mort ». On ne doute pas que la gauche défende la révolution à titre posthume. Un responsable trotskiste dit que la question de la violence se pose, sous les applaudissements. La manif démontrera qu’elle ne se pose plus. Suite à celle-ci, le ministre de l’Intérieur « n’hésite pas à parler d’éco-terrorisme », disposant à l’avenir d’une marge de manœuvre sémantique plutôt étroite. « Dérapage », rétorque le numéro 1 des mélenchonistes, qui réclame par ailleurs une police républicaine (« La République, c’est moi »). À l’Intérieur on martèle une réponse : il n’y aura pas de ZAD à Sainte-Soline. Mais personne n’avait posé la question. Il y a des journées qui semblent comme douées de la parole, aptes à poser des questions à haute et intelligible voix.

Pourquoi courir dans les champs, prendre les lignes de gendarmes à contre-pied, les déborder, les allumer, passer les fossés et les haies, se hisser collectivement, vieux et jeunes, à travers tout ça ?

« Puisqu’on vous le dit : c’est l’hostilité aux bassines ». Une chose est la raison invoquée, qui est au centre et domine, une autre est la mécanique de la révolte. Quand la révolte pose un pied sur un terrain de lutte, c’est déjà autre chose qui est en jeu. On a franchi ensemble les lignes, au mépris de l’interdiction, de la peur, en contradiction avec son propre souffle, on est passé entre les mailles d’un filet voué à se resserrer ; renversant les dernières barrières on a aluni dans la zone du Projet, zone dévastée d’un projet civilisé parmi des millions d’autres, mettant en fuite deux hélicoptères après avoir bien affolé les fourgons, et ensuite il a fallu sortir, il a fallu s’en sortir sous les grenades Sivens, les tirs de LBD, dans l’atmosphère raréfiée habituelle, et on s’est servi des mêmes barrières pour protéger la retraite. Oui, il y a autre chose en jeu.

Pourtant, la journée ressemble furieusement à un acte manqué, au symptôme d’une époque : on a atteint l’objectif, et l’objectif était vide. Comme si on était d’autant plus apte à l’engagement que celui-ci tendait vers son degré zéro. Les purs activistes s’en réjouiront, pour qui la révolte est à elle-même sa propre fin. Les autres blablateront, faisant de la lutte sur une question ultra-précise un jalon posé pour l’avancée révolutionnaire. Mais qu’ils le veuillent ou non, la politique du pas à pas, celle du progressisme radical, n’a jamais posé d’autres questions que celles qui entrent dans la logique de gouvernement. Et devant la prolifération des argumentaires et des alibis réformistes, le radical qui ne dit mot consent. Tout se passe comme si, entre déprime et désorientation, les révolutionnaires avaient eux-mêmes perdu le fil, perdu le désir de révolution, quatre ans à peine après une poussée insurrectionnelle dont l’écho s’est répandu à travers le globe. C’est difficile à admettre. En réalité, la révolte connaît un autre pas à pas, comme on l’a dit elle transfigure le sol où elle pose le pied, et ce n’est donc pas le vide qu’on atteint quand on s’organise pour l’offensive, c’est simplement autre chose que ce qui était annoncé, planifié ou verbalisé d’avance. Ainsi, on ne participe jamais uniquement à une journée d’action. Toute participation politique suppose une prise de parti sur ce que l’on entend faire grandir en participant. Cela peut sembler paradoxal après une journée où l’on a si bien marché, mais il faut rompre avec le modèle de la piétaille ou du fantassin comme forme de la subjectivité politique. Modèle où l’on dira, par exemple, que les Soulèvements de la Terre sont les petits soldats de la Confédération Paysanne, ou d’autres choses dans ce goût-là. La subjectivité, c’est indissociablement quoique distinctement dire je et dire nous. On ne parle donc pas d’un quant-à-soi, individuel ou grégaire, mais de l’impératif central de ne jamais renoncer à la décision, à quelque niveau que ce soit. Ce qui signifie : veiller à ce que le sens de ce qu’on fait apparaisse, transparaisse. Le formuler coûte que coûte, prendre le risque de l’incompréhension, du conflit, plutôt que de se vautrer, comme tout nous y incite, dans la confusion et/ou la tiédeur.

Aujourd’hui, il n’y a pas à osciller entre « le concret » des luttes cloisonnées et « l’abstrait » de la révolution. Il n’est même plus temps de se contenter de parler d’insurrection (tout le monde sait qu’elle est une possibilité du présent, son relief même, et non un horizon lointain). Passée de mode, la révolution est à l’ordre du jour. Elle désigne au fond l’insurrection que l’on veut, que l’on peut vouloir, contre toutes celles que l’on refuse ou que l’on écarte. Toute lutte doit choisir, en même temps que son chemin, le camp qui la rend possible, l’espace de débat où elle grandit et qu’elle tente de renforcer. C’est le débat révolutionnaire, ce champ stratégique-là, qu’il faut rendre puissant, sans attendre. Agréger des forces ne suffit pas, il faut dégager un nouveau champ d’intelligibilité, et assumer la rupture avec l’ordre démocratique. La peur du clivage, contrairement à ce qui est souvent formulé, renforce la possibilité fasciste, en lui laissant la latitude d’incarner le grand clivage. Pourquoi partir perdant ? Pourquoi parier sur l’impossibilité, dans cette époque, d’agréger des forces sur un mode, dans un langage et une perspective, révolutionnaires ? C’est prendre les gens pour des cons. C’est croire que les discours poncés et reponcés sont les plus désirables. C’est vouer les déserteurs à ne pas savoir ce qu’ils rejoignent quand ils désertent, c’est les encourager au repli sur « l’éthique », le mode de vie, la cellule familiale, l’individu comme centre de gravité – la dépolitisation. La question n’est pas le manque de radicalité diffuse, mais le manque d’idée, de mots, de tensions, d’obstination, de patience, et d’« espaces » d’organisation qui nous fassent sortir de notre analphabétisme révolutionnaire – puisqu’il s’agit bien de réapprendre ce que s’organiser signifie.

Ceux qui vouent leur existence au combat politique ne peuvent se résoudre à se situer à l’avant-garde de l’affalement idéologique contemporain [2]. Songeons à une seule chose : l’obsession pour les questions de société, autrement dit les secteurs de la production. Le mouvement contre l’accaparement de l’eau en donne un exemple évident. On lutte contre l’accaparement, par quelque oligarchie paysanne, des nappes phréatiques. Et que met-on en face ? L’idée de bien commun. Autrement dit, on oppose à l’accaparement privé un autre accaparement privé, celui qui a la perversité bien connue de s’appeler « public » : l’État. L’opposition entre ce qui est « privé » et ce qui est « à tout le monde » structure depuis toujours le gouvernement du monde, la civilisation. Un bien est une propriété. Quand on invoque, comme c’est la mode aujourd’hui, les « communs », à très peu d’exceptions près, on ne semble pas trop préoccupé de se défaire de l’arrière-plan que tout cela suppose : le droit de propriété. Pour peu qu’on s’efforce de séparer théoriquement « commun » et « public », on ne cherche pas les moyens de les séparer politiquement. Pour arracher l’idée de commun au Droit, il faut au moins commencer par opter pour la destitution et la désocialisation des questions. Il faut mettre fin à la transformation des questions en secteurs de la société. Cela implique de faire une rupture complète avec le programme révolutionnaire des deux derniers siècles : le socialisme. Les questions de société sont celles qui à la fois supposent et suscitent l’organisation en secteurs productifs. Il ne faut donc pas s’empresser de parler de la question de l’eau, mais se demander d’abord : doit-il y avoir quelque chose comme une question de l’eau ? Cet élément, si intimement lié à la vie, est politiquement construit comme un pôle d’imposition de la survie. L’enjeu communiste de base, en la matière, semble plutôt se formuler ainsi : comment faire, comment s’organiser, non pas pour régler la question de l’eau, mais pour que la question de l’eau n’en soit pas une.

C’est l’impératif de destitution qui rend possible une nouvelle subjectivité révolutionnaire, un nouveau nous. On propose d’un côté de renoncer à tout fondement objectif de la politique : classe, genre, race, sexualité, mais aussi territoire ; de l’autre de voir dans ce deuil non une fin, un enfermement dans la désubjectivation, mais le commencement d’autre chose. On ne parie ni sur un Parti Unique de la révolte, ni sur un camp du Bien pluriel et unifié. Il s’agit de penser et de vivre l’inscription de positions révolutionnaires claires et distinctes dans un camp inarrêtable dans son devenir mais arrimé à des critères solides : haine de l’institution, guerre au gouvernement du monde.

astronaute at riseup.net

[1. Intensité « belle comme la rencontre fortuite, sur le siège avant d’un camion bâché sans bâche, d’un casque et d’une pierre ». (Ouest France, « Ivre, il se rend au camp des antibassines  », 30 octobre 2022, article réservé aux abonnés).

[2On connaît la réponse toute faite à cela, le mépris affiché pour le moralisme et pour tout esprit de système. Mais c’est précisément quand on ne se pose plus la question de la fermeté idéologique qu’on se condamne à nourrir, par contrepoids, la tentation moraliste.

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