« Pour une société véritablement nouvelle » [2/2] - Serge Quadruppani

Vivre sans spécialistes (de la politique, de l’économie, du nucléaire, du numérique, de Spinoza… )

paru dans lundimatin#218, le 25 novembre 2019

Résumé de l’épisode précédent (À lire par ici) : dès les années 20 du siècle dernier, des courants anticapitalistes ont critiqué ce « communisme de caserne », instauré par le bolchevisme et prodigieusement développé par le stalinisme et le maoïsme. On est désolé de répéter ce qui, pour beaucoup de lecteurs, paraîtra une banalité : un des apports fondamentaux de l’ultra-gauche historique a été de démontrer très tôt, des décennies avant les antitotalitaires de confort du capitalisme libéral, que les révolutions marxistes-léninistes du XXe siècle n’avaient produit nulle part le communisme, cette société émancipée du capitalisme visée par les soulèvements prolétariens du XIXe siècle et théorisée notamment par Marx et son traducteur Bakounine. Et que partout, ces révolutions ont abouti à la création de capitalismes d’Etat dont le développement contradictoire explique les soubresauts politiques, sous la chape du despotisme de parti.

[Photos : Nour]
Ces banalités de base ne sauraient être ignorées par quiconque tente un peu sérieusement de reposer la question d’une révolution anticapitaliste – ce que vise explicitement Lordon. On ne peut donc qu’éprouver de la stupéfaction quand Lordon nous invite à « méditer la révolution culturelle » au motif que, selon lui, s’il y a bien une chose à en tirer, « c’est combien les meilleurs attendus politiques du monde peuvent finir terriblement ». Comment peut-on parler des « meilleurs attendus politiques », s’agissant d’une lutte prétendument antibureaucratique, menée de façon bureaucratique par une partie de la bureaucratie en mobilisant « les masses » ? Voilà 38 ans qu’est paru Le tigre de papier : sur le développement du capitalisme en Chine, 1949-1971, qui anéantissait déjà les mythes maoïstes et montrait que la Révolution culturelle, première « révolution au monde à avoir été lancée par un décret et arrêtée par un décret » n’était qu’une manipulation de masse destinée à raffermir le pouvoir du dictateur-poète Mao Zedong. Même si, pour Lordon, « réduire l’événement à cela, c’est désolant », il faut bien s’y résoudre puisque c’est la vérité.

L’histoire de la Commune de Shanghai, que Lordon invoque en s’appuyant sur un mauvais livre [1] de Hongsheng Jiang, montre que l’affrontement se jouait en fait entre la ligne d’un capitalisme d’État bureaucratique selon le modèle russe – les « révisionnistes » dans le jargon maoïste – et le groupe de Mao qui cherchait à les évincer pour rénover le Parti et sa dictature. Cet épisode paroxystique de la révolution culturelle est celui où la manipulation a brièvement échappé aux manipulateurs, dans la mesure où dans les usines, des ouvriers ont commencé à défendre des principes émancipateurs et à parler de formes d’autogouvernement qui remettaient en cause la direction du parti. Sur quoi, Mao et les siens ont fait écraser ces « factions anarchistes » par l’armée. Que le thuriféraire de mao qui a écrit le livre sur lequel Lordon s’appuie [2], évoque les positions de Lénine sur l’incapacité du prolétariat à atteindre autre chose que la conscience trade-unioniste est d’une logique imparable mais ne fait que confirmer où se situe le professeur à l’université de Pékin : dans le camp ennemi.

Le livre de Reeve, à sa parution, fut salué dans le Monde par un articulet méprisant du spécialiste maison de la Chine, Patrice de Beer qui se gaussait ainsi : « Un titre et un sous-titre alléchants ! mais que comprendre si la Chine aussi bien que les Etats-Unis ou l’URSS sont tous trois des Etats « capitalistes » ? » Ce n’était pourtant pas si difficile à comprendre : si le capitalisme était partout, le communisme était encore à bâtir et pour cela, on ne pouvait pas compter sur des mouvements de masse pilotés par des dirigeants étatiques. Conclusion toujours valable aujourd’hui. On se désole de voir que le niveau de compréhension, sur ce sujet pourtant essentiel, ne soit pas plus élevé chez un partisan de la révolution d’aujourd’hui que chez un journaliste du Monde des années 70. Cela risque de lui ménager des surprises, par exemple, dans le cas pas improbable où la Chine choisirait la solution Tien An Men pour venir à bout des révoltés de Hong Kong : on peut parier que l’auteur qui vient de lui faire découvrir les merveilles de la Révolution culturelle lui jouerait, en bon apparatchik, le mauvais tour d’applaudir.

Que faire ?

Cette fascination pour l’expérience maoïste entre étrangement en résonance avec la théorie de l’Etat qu’avance Lordon, et le scénario révolutionnaire qu’il en tire. En ce qui concerne la théorie, on ne peut que tomber d’accord sur ses prémices : « Une transformation politique et sociale d’ampleur est une affaire macroscopique ». Reste à savoir de quoi son macrocosme est le nom. Car de ses prémices, il tire aussitôt la conclusion que : « si le jeu se joue à cette échelle, alors on ne peut pas se désintéresser de l’Etat qui est une puissance macroscopique a priori distincte du capital » ; corrigeant aussitôt cet a priori si peu marxiste, il ajoute : « malheureusement, cette distinction de principe est largement effacée du fait que, dans le capitalisme, l’Etat est l’Etat du capital, en tout cas qu’il est tout sauf [un] outil neutre » pour conclure qu’en fait, « largement » ne veut pas dire « ontologiquement ». Donc l’Etat, si on suit bien la logique typiquement lordonienne « non mais oui », l’Etat est l’Etat du capital, mais pas tout à fait. Moyennant quoi, il nous invite à « une expérience de pensée synthétique » : sur fond de grève générale « comme en 36 », Mélenchon prend le pouvoir par les urnes tandis que, « à la fois pour surveiller le pouvoir, le river à sa ligne et lui donner la force de le faire », les masses sont mobilisées et en nombre suffisamment élevé pour s’imposer aux classes dominantes. Alors, raconte-t-il, on atteint le point « L » et, après nous avoir fait un peu attendre, il nous révèle le sens de ce « L » : L comme Lénine, bon sang, quelle surprise. Le point L, c’est le moment de l’affrontement avec le capital ainsi décrit : « réinstauration flash d’un contrôle des capitaux, sortie de l’euro, donc reprise en main immédiate de la banque de France, mais aussi nationalisation des banques (…) et surtout suspension, voire » [soyons fous] « expropriation des médias sous contrôle du capital. » Voilà, ce serait carrément, nous dit Lordon « la dictature du prolétariat », la révolution telle qu’il la conçoit par un effort synthétique de pensée. J’en vois plusieurs dont les paupières se ferment et d’autres qui rigolent. Outre que l’hypothèse kitsch de l’arrivée au pouvoir d’une organisation stalino-franchouillarde n’est pas vraiment enthousiasmante, on croit comprendre que ça se passerait à l’intérieur des frontières françaises (défendues, on imagine, par la police et l’armée, ces institutions devenues nos amis). L’hypothèse du socialisme dans un seul pays nous semblait pourtant avoir été démentie dans le sang et les larmes de millions d’humains depuis près d’un siècle.

Contrairement à ce que nous reprochent nos ennemis du « cercle de la raison » néo-libérale, nous savons être réalistes et même pragmatiques. Reconnaissons donc sans barguigner que l’utopie lordonienne n’est pas réalisable. Une révolution anticapitaliste n’est possible qu’à l’échelle planétaire. Pour être un peu plus précis, il faudrait que son projet se déploie très vite au niveau des continents pour acquérir assez de poids face aux autres zones et ne pas être écrasé en quelques jours – si ce n’est, grâce aux ressources de la biochimie et du nucléaire, en quelques heures. L’affirmation du devenir nécessairement mondial de la révolution pouvait passer naguère pour une forme de renoncement implicite mais une nouvelle fois l’évolution en cours vient rire au nez de ceux qui nous opposent « l’analyse concrète des situations concrètes ». Quel que soit l’avenir immédiat des soulèvements actuels dans une vingtaine de pays, leur capacité à s’influencer mutuellement, à échanger des signes de complicité implicite et explicite montre qu’à travers la systématisation et l’organisation des connexions entre révoltes, une puissance mondiale peut naître.

Tout en ayant en commun de rejeter les dirigeants gouvernementaux et à travers eux la gouvernance néo-libérale, ces soulèvements ne produisent aucun leader visible sur les écrans des médias dominants. Ce que les esprits faibles de l’éditocratie considèrent comme une faiblesse fait en réalité la force de la vague qui se lève, car, en se dérobant aux codes dominants de la négociation, elle montre qu’elle pourrait emporter jusqu’aux systèmes de représentation et de gouvernement actuels. Ceux qui voient dans les soulèvements une demande d’Etat protecteur n’ont pas plus tort que ceux qui y voient la promesse d’un dépassement de l’Etat. C’est le propre de ce type d’événements d’être riche de potentialités contradictoires. Pour dépasser l’Etat, il faudrait dépasser les limites d’un imaginaire humain qui, depuis les premières sociétés céréalières du Moyen-Orient ancien, s’est enfermé dans une équivalence de plus en plus étroite entre l’organisation générale et la structure étatique. Il faudrait garder à l’esprit que l’humanité a vécu plus longtemps sans Etat qu’avec, et que pour qu’elle consente à y restreindre sa forme de vie, il a fallu que, voilà quelques millénaires, s’exerce contre les groupes humains des bords de l’Euphrate et d’ailleurs une contrainte nullement « naturelle » [3]. Dans l’Empire, soit le système des puissances qui enserre la planète, les Etats nationaux ne sont qu’une puissance parmi d’autres qui vont des grands conglomérats économiques aux institutions et firmes financières en passant par les ONG et les mafias. En réponse aux soulèvements mondiaux, on peut rêver – si on appelle cela rêver – d’un Etat-providence mondial qui mettrait au pas toutes les puissances transnationales. On peut aussi trouver qu’une telle conception fournirait un alibi humanitaire idéal à une société de contrôle universelle.

A chacun de choisir son parti. Une chose est sûre : vu la symbiose absolue entre Etat et Capital, et vu l’emprise totale du capital sur le monde, on ne pourra dépasser l’Etat qu’en dépassant le capitalisme. Pour Lordon, le capitalisme reposerait sur « un point de droit névralgique », la « propriété lucrative des moyens de production » [4]. Rien de plus faux. Le capitalisme n’est pas une forme juridique, puisqu’il a su se couler dans des formes diverses, au sein desquelles les compétences étatiques pouvaient être soit étendues à tous les aspects de la vie humaine soit resserrées sur les fonctions régaliennes. Quelles que soient les formes juridiques de la propriété dans lesquelles il se développe, le capitalisme est un rapport social fondé sur l’exploitation du travail par le capital pour permettre sa reproduction élargie. Il est l’aboutissement historique d’une voie qu’a pris l’humanité et qui s’avère une impasse : celle d’un rapport au vivant fondé sur l’exploitation.

Abolition de la police, de l’argent et de la division du travail : vivre sans spécialistes

On pourrait penser que le scénario d’arrivée de la France insoumise au pouvoir n’est chez Lordon qu’un détail dans un ouvrage foisonnant. On peut aussi subodorer que s’y révèle la fonction de son livre : opérer une liaison entre l’aire intellectuelle et activiste de la radicalité anticapitaliste et les courants politiques orientés par les enjeux électoraux [5]. Mais ne cédons pas à l’esprit du soupçon et prenons plutôt au sérieux la discussion à laquelle il nous convie, puisqu’il n’est pas impossible qu’elle devienne, dans les décennies à venir, d’une actualité brûlante.

Nous ne pouvons pas, nous dit-il, vivre sans une forme ou une autre de police, d’argent, de salariat et de division du travail. Observons que, dans le monde où nous vivons, ces différentes réalités sont en fait si étroitement liées qu’on ne peut s’attaquer, en théorie ou en pratique, à l’une sans rencontrer les trois autres. Rapport d’exploitation où l’employé reçoit de l’employeur de quoi continuer à vivre en échange d’un produit qui permet à l’employeur de développer son capital, le salariat est l’aspect dynamique de la séparation entre le producteur et le produit. C’est cette séparation qui est la source de tous nos maux, c’est elle qu’il s’agit d’abolir.

On est donc perplexe quand Lordon, encore et toujours dans le « non mais oui », assure que l’abolition du salariat, c’est le salaire à vie proposé par Bernard Friot. Un salaire, nous précise Lordon, « étagé sur quatre niveaux (et dans un rapport de un à quatre entre le minimum et le maximum), chaque niveau de salaire étant attaché à un niveau de qualification ». Pourquoi quatre ? Pourquoi pas deux, ou douze ? Rien ne vient justifier ce chiffre. Et surtout, rien ne vient l’étayer sur un plan cher à l’auteur, celui de l’éthique. En effet, pourquoi un travail plus « qualifié » (toutes réserves étant faites sur cet adjectif et sur les procédures de qualification) serait-il mieux payé ? Tout au contraire, un travail « qualifié » ne trouve-t-il pas en lui-même une gratification absente chez les « moins qualifiés » ? Si on tient à garder une échelle salariale, ne faudrait-il pas au contraire rémunérer moins les emplois les plus gratifiants, que ce soit par la créativité qu’ils permettent d’exprimer ou par les responsabilités éminentes qu’ils confèrent ? Et les plus hauts salaires ne devraient-ils pas être réservés à celles et ceux qui remplissent des tâches répétitives ? Et quand Lordon nous parle d’ « institutions de la qualification » qui seraient chargées de juger des « apprentissages et [des] projets futurs » des individus pour leur attribuer un niveau de salaire, on ne peut s’empêcher de penser que ces institutions-là ressemblent vivement à quelques fondations ou services de ministère chargés d’encourager les start-ups et les auto-entrepreneurs de la Macronie. En tous les cas, une certitude : verser un salaire garanti à vie à toute la population implique des tâches d’enregistrement, de comptabilité, d’identification et de contrôle à un niveau général qui ressemble furieusement à un appareil d’Etat.

Je me suis parfois fait traiter d’ « appelliste » et je veux bien l’être, si cette étiquette se réfère à Jan Appel. Spartakiste puis dirigeant du KAPD, il a commencé à écrire en prison en 1923-25 un texte critiquant la prise de contrôle des soviets russes par le parti et avançant quelques principes d’une société nouvelle. Texte achevé et publié dans les années 1930 par les communistes anti-bolcheviks hollandais sous le titre Fondements de la production et de la distribution communiste [6]. Au cours des années de la révolution allemande d’autres réflexions furent menées, aussi bien par des « délégués révolutionnaire » de Berlin que par Otto Neurath, chargé de la planification durant la courte expérience de la République des Conseils de Bavière (7 avril-3 mai 1919). S’il y avait des débat et des désaccords sur les modèles et sur le critère du temps de travail comme mesure de la production et de la distribution, tous étaient d’accord pour partir de l’idée que le monde nouveau ne pouvait se bâtir que sur la fin de la séparation entre exécutants et dirigeants savants, entre économie et politique et contre les lois de l’économie.

Beaucoup de ces débats sont revenus au cours de la révolution espagnole, avec l’essor des collectivités opposées à la planification autoritaire de l’Etat républicain soutenue par les staliniens. L’expérience du communisme libertaire espagnol est suffisamment documentée [7] pour qu’on ne s’y étende pas ici, mais rappelons tout de même que dans de nombreuses communes d’Aragon et d’ailleurs, on avait aboli l’argent. Certes, dans un monde où la centralité ouvrière dans les politiques d’émancipation a disparu, les références issues du mouvement ouvrier demandent à être ré-évaluées. Et dans des sociétés où la multiplication des besoins, depuis un siècle au moins, a été un des moteurs de l’économie, on a du mal à imaginer qu’on puisse retrouver l’ascétisme et le puritanisme qui constituaient des réalités indispensables au bon fonctionnement des communautés espagnoles.

La fin des spécialistes

Mais c’est peut-être par là qu’il convient d’aborder la question de la société véritablement nouvelle : quel genre d’humains peut la produire et quel genre d’humains peut-elle produire en retour ? Que ce soit dans les expériences révolutionnaires passées, dans les luttes de territoires présentes (des Zad à la Vallée de Susa en passant par l’isthme de Tethuantepec et le Chiapas) ou dans les soulèvements en cours, on est frappé par la capacité de partage des savoirs qui se manifeste dans les multitudes en lutte. La mise à la disposition de tous d’applications permettant de communiquer sans passer par le réseau à Hong-Kong, le développement de contre-savoirs dans le combat des no-tav, l’anti-psychiatrie d’après 68 ou le puissant mouvement d’auto-éducation du prolétariat au XIXe siècle, sont autant d’exemples, à des échelles différentes, de ces possibilités de combattre l’appropriation des savoirs et des savoir-faire par des spécialistes. Il me semble en outre que Lordon surestime l’inconfort à vivre dans la Zad de NDDL (« inconfort » que quelques centaines de millions de gens au Sud adopteraient volontiers) et le degré de « virtuosité » nécessaire pour vivre dans un monde qui commencerait à dresser la liste de tous les besoins et de toutes les activités inutiles. Une fois qu’on aurait décidé de renvoyer aux poubelles de l’histoire quelques spécialités (publicitaire, éditocrate, flic, trader, gardien de prison, manager, bourreau, DRH…), d’autres devraient être ré-évaluées en fonction des besoins exprimés dans la société auto-gouvernée. Par exemple, on aura pendant quelques temps besoin des ingénieurs du nucléaire et de quelques autres technologies, pour pouvoir les abandonner avec le moins de casse possible.

Tout cela ne serait possible que par un processus, sous pression interne (adhésion au mouvement en cours) et externe (en éliminant le pouvoir attaché à la spécialité), de renoncement du spécialiste à sa spécialisation. Il s’agit littéralement pour lui de changer de personnalité en brisant la cuirasse caractérielle qu’exige sa spécialisation. Il y a un être-ingénieur comme il y a un être-médecin ou un être-professeur d’université. L’être-ingénieur, par exemple, est historiquement enraciné et presque charnellement relié à ses réalisations depuis l’avènement du capitalisme et de la technoscience : la mise au pas de la nature, l’extractivisme, la quadrillage et le marquage, et les soubassements technocratiques de la criminalité d’Etat [8]. Qu’on puisse rompre individuellement avec cet univers se vérifie, et de plus en plus, par les désertions signalées parmi les hauts cadres de l’Economie. Mais un mouvement de transformation sociale profond ne pourra se faire qu’au prix du renoncement collectif – d’une collectivité en nombre suffisant - à la vision du monde qu’implique chaque spécialisation, en ne faisant plus des spécialistes que des dépositaires de détails techniques à partager. Il n’est pas impossible que l’on ne puisse comprendre qu’au prix de longues études le fonctionnement du robot grâce auquel on m’a opéré d’un cancer. Mais il devrait être à la portée de tout un chacun de discuter avec ceux qui possèdent la qualité de le conduire, de la nécessité que cet engin existe, en quelle quantité sur un territoire et à quel prix (en carbone, terres rares, sueurs et peines). Au vu des exactions commises aux dépens de la planète par ceux qui la commandent, prêtres des fausses sciences (dirigeants politiques, économistes et autres idéologues) et maîtres des techniques orientées par le capital, il faut réaffirmer que, contrairement à ce qu’affirme Lordon, le vieux projet marxiste d’abolition de la division sociale du travail est plus que jamais à l’ordre du jour. De même, on ne peut concevoir que, dans une société émancipée du capital, subsiste un équivalent général susceptible d’être accumulé pour ensuite s’en servir en exploitant autrui : en un mot un capital.

La conjonction des crises en cours sur la planète présage un basculement de civilisation. A nous de lui donner un contenu autre que celui d’un libéralisme vert autoritaire. A très juste titre, Lordon insiste sur le fait que les gouvernants ont aujourd’hui une intolérance radicale à l’égard des tentatives de rompre avec leur folle logique d’accumulation. Il est bien vrai que, pour le citer, « le capital ne nous remettra pas les clés ». Mais c’est à nous de ne pas nous tromper de serrure.

Un détail nous indiquera que avons trouvé le bon pertuis : c’est quand dans la société en construction aura disparu toute institution policière, à quoi ne sauraient s’identifier des rituels sans cesse renouvelés ou des groupes de conciliation éphémères nécessaires pour régler les inévitables conflits et exercer parfois une coercition. Ce sera le signal que nous sommes enfin entré dans l’ère de cet auto-gouvernement qui « fera disparaître les bornes, les haies, les murs, les serrures aux portes ; les disputes, les procès, les vols, les assassinats, tous les crimes ; les tribunaux, les prisons, les gibets, les peines ; le désespoir qui cause toutes les calamités ; (...) plus le ver rongeur de l’inquiétude générale, particulière, perpétuelle de chacun de nous, sur notre sort du lendemain, du mois, de l’année suivante, de notre vieillesse, de nos enfants et de leurs enfants. » [9]

[1Dans ce paragraphe, je pille sans vergogne l’article « De Quoi la Révolution Culturelle est-elle le nom ? » de Charles Reeve et de Hsi Hsuan-wou (CQFD, décembre 2014).

[2Hongsheng Jiang, La Commune de Shanghai et la commune de Paris, La Fabrique, 2014, préface d’Alain Badiou.

[3Voir James C. Scott, Homo Domesticus, une histoire profonde des premiers Etats, La Découverte

[5Un commentateur de ma page Facebook m’écrit : « Au fond, que fait Lordon si ce n’est reparler à une gauche intello totalement déboussolée depuis un an de GJ ?
A une gauche qui ne désespère toujours pas d’aller voter un jour pour un nouveau potjevleesch (avec des bouts de PC de FI et même de PS et d’écolos dedans) aux prochaines présidentielles ?
Et pourquoi pas un bulletin Ruffin qui fonctionne parallèlement à Lordon - comme son pendant débilo-démago, qui vend lui aussi des bouquins sur les cendres encore chaudes des manifs ?
Tous deux, initiateurs de Nuit Debout, s’adressent dans leur registre à la gauche pantoise, à la gauche immobile, sonnée, à la gauche terrifiée. Et ils ont raison au fond car elle pèse électoralement.
Ruffin (l’imbécile) rassure cette gauche en déclarant fougueusement sur France Inter ’attention, moi l’élite, je n’ai rien contre’, laissant subtilement deviner où lui-même se place...
Lordon (l’intello) rassure en proclamant la fatalité de notre destin institutionnel, amor fati empoisonné, histoire de bien calmer tout le monde et surtout casser l’ambiance quand on s’interroge sur les suites à donner à un an de bouillonnement inédit, de brassage d’idée, de pratiques et de rencontres extraordinaires.
Même les zad sont institutionnelles, alors que voulez-vous...
Tous les deux parlent à cette gauche déboussolée le langage qu’elle aime, cette gauche des centres villes, des études supérieures et des maisons secondaires, qui espère quand même que les gosses ne feront pas de si brillantes études pour rien...
Pas un hasard donc, si Lordon commence justement par remettre en selle ce jargon pseudo spinoziste imbuvable (saurait-il seulement démontrer ’more geometrico’ ?) tout en scellant le sort des gilets jaunes, ce parlé université deuxième cycle que cette gauche aime à réentendre justement maintenant, lasse des ’beaufs’ des rond-points sans culture et se sentant elle-même depuis un an confusément, honteusement destituée par eux ...
Ruffin attaque lui le versant le plus pop de cette gauche flippée avec cette gouaille surjouée et trafiquée, insupportable.
Tout ça pour nous parler du bonheur, notion spinoziste s’il en est.
C’est vrai quoi. Les gaz et les ronds-points frigorifiques, ça déprime à la longue. Et puis Macron ne cédera pas. Suite au prochain rendez-vous institutionnel en 2020 pour trancher raisonnablement la question de not’ bonheur. There is no alternative...
Sur la manifestation contre l’islamophobie enfin, les Ruffin-Lordon auront esquivé la question à leur manière, avec le même souverain mépris...
Je peux comprendre néanmoins qu’on les aime (Lordon seulement en fait).
Mais quel précieux temps ils font perdre... » Bah, oui, pour être clair : je ne sais si Lordon mérite d’être aimé et on s’en fout, mais j’aime la virulence et la sincérité de ses interventions, en particulier contre les exactions de la Macronie.

[7voir entre autres : Burnett Bolloten, La guerre d’Espagne, Révolution et contre-révolution (1934-1939), notamment le ch. VI

[8Voir Götz Aly et Susanne Heim, Les architectes de l’extermination qui montre notamment que « la plupart des criminels de bureau » qui ont mis en œuvre la Shoah ont poursuivi après-guerre une carrière couverte d’honneurs et d’éloges.

[9Gracchus Babeuf, Le manifeste des plébiens, 1795

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