Parole d’un litre

(parole 4)
Fred Bozzi

Fred Bozzi - paru dans lundimatin#374, le 14 mars 2023

Vient à certains esprits hors sol que le territoire pullule d’écoterroristes, et qu’il va falloir les déraciner pour éviter qu’ils ne sèment le chaos. Heureusement que la nature ne l’entend pas de cette oreille. Par la voix d’un nouvel élément, elle ose dire ici qu’il vaudrait mieux arroser les graines pour retrouver le printemps.

Les nuages m’avaient précipitée sur la colline et comme d’habitude, j’escomptais m’infiltrer tranquillement à travers les sols. J’aurais ruisselé ensuite vers la rivière, et salué la salamandre au passage – c’est quand même dingue, une démarche pareille !

Mais cette fois, quelque chose avait changé. J’avais pris l’habitude d’y aller piano et là, je dévalais la pente sans avoir le temps de rien faire. Trois gouttes perchées sur une touffe semblaient même prévenir d’un péril proche. Pourtant, je ne saurais dire pourquoi, j’ai laissé couler, j’ai suivi le courant.

Quelle erreur ! A peine avais-je rejoins la rivière que le malaise amplifiait. J’ai senti que nous nous entassions toutes les unes sur les autres, et que nous filions vers on ne sait où. Nous avons d’ailleurs vite été plongées dans un environnement sombre et froid. Ça clochait, ça résonnait – métallique. Des flaques voisines criaient, d’autres tentaient de se cacher. C’était la panique alentour. Moi j’avais vraiment peur. Et quand la pression a été trop forte, je me suis évanouie…


Au réveil, j’étais tout engoncée. Je ne pouvais pas aller à ma guise. Je n’étais même plus soluble dans la nature : il fallait que je m’en tienne aux places d’une étrange rétention. C’est là que j’ai compris : j’avais suivi le tracé d’outils de captage, et je me retrouvais emprisonnée dans une bassine de larmes. Quelle horreur ! J’avais été aspirée, capturée, et mise au masculin – transformée en quantité homogène. J’avais été fait litre par des machines agricoles.

Qu’est-ce que je faisais là ? Mais qu’est-ce que je faisais là ? Je réfléchissais mes doutes en surface, mais malheureusement pas grand monde n’y faisait écho. Il n’y eut qu’un mouton soulevé par la bise pour me signifier qu’il était question de prendre des mesures afin de lutter contre la chaleur du feu à venir. Les temps changent, qu’il disait, et il faut s’adapter pour continuer à nourrir la planète, assurer l’autonomie alimentaire.

Assigné à la litritude, j’ai eu tout le temps d’y penser. Je me suis dit qu’il était bizarre, ce laïus pragmatiste. Je ne voyais pas comment on pourrait préserver la ressource en nous pompant dans la rivière et en nous exposant au grand jour. Je ne voyais pas comment on pourrait changer les choses en continuant à produire plus, toujours plus. Ces solutions, je le craignais, conduiraient plutôt à nous dissoudre.


J’en étais presque à pleurer comme une madeleine, et c’est là que m’est revenue la mémoire – à doses homéopathiques. Je me suis d’abord souvenue d’une retenue d’eau géante en plein désert, et des plaintes sans fin de mes compagnons de galère. Je me suis souvenue d’avoir profité du passage de gros nuages pour m’évaporer, puis de m’être longtemps endormie…

Mais oui, c’était bien cela ! J’avais fui un même bagne en Australie. Tout était limpide désormais. J’entendais de nouveau résonner la bêtise de ceux qui prétendent protéger l’avenir. L’eau c’est la vie, qu’ils disent, et il faut l’économiser. Elle doit avoir un prix, voyez-vous, car c’est en lui donnant une valeur qu’on en prendra soin.

Quelles idioties ! Et quels mensonges ! Car j’en atteste, je n’étais pour eux qu’un filon à exploiter – une quantité d’or bleu. De toute façon ils ne voient le monde qu’en marchandises, ces riches zombies, et ils le composent en variables de marché. Ils spéculent, ils écoulent les stocks… Ils peuvent même détourner l’argent public pour se remplir les poches en prétendant faire ruisseler la richesse.


Qu’est-ce que je faisais là ? J’ai finalement imaginé que les nuages m’avaient transportée à l’autre bout de la terre pour je témoigne. J’ai donc tenté d’alerter le mouton soulevé par la bise. Croyait-il vraiment que des outils avides de rentabilité décraquelleraient la terre ? Oubliait-il qu’en deçà des technologies de pointe, il y a le martyr de la nature ?

Il ne voulut rien entendre, et m’opposa les chiffres que les congénères semblaient partager avec lui. Ce fut la sérénade du progrès, les bons conseils de celui qui suit les ordres au nom du bien qu’ils sont censés apporter. Lui ne voulait rien entendre, et je bouillais de colère. Alors ni une, ni deux, je me suis tournée vers les maîtres des lieux – les conducteurs de machines agricoles.

Pourquoi ne voyaient-il pas la fuite en avant du système qui les épuise ? Comment pouvaient-ils croire que les riches zombies étaient la solution à leurs problèmes de culture, et que ces âmes creuses sauveraient les corps du feu à venir ? Mais eux non plus ne voulurent rien entendre à mes questions. Ils pensaient faire au mieux sans violenter les rivières, et prétendaient répondre à un besoin en utilisant la pluie. Il ne me restait donc plus qu’à hurler.


Est-ce l’intérêt qui vous rend aveugles ? Est-ce de voir que la proximité d’une bassine double la valeur de votre exploitation ? Ou est-ce le fait de croire que vous avez le monopole du courage, du travail et de la modestie – que vous êtes les seuls à respecter les anciens ?

Je vous le dis : poursuivre en cette voie vous conduira à la monoculture et à l’augmentation infinie des rendements. L’eau si peu chère au début finira par l’être, et vous serez contraints de remplir mille documents pour prélever le moindre volume – pour louer quelques litres.

Elle va tourner vinaigre, votre histoire. Vous ferez du monde un assec, vous détruirez les paysages. Après la suppression des bocages, qui firent de trop vastes plaines, ce sera partout le vide. Puis vous serez liquidés, et la ville oubliera les hommes de terre que vous êtes. Les cœurs secs, vous vous diviserez à jamais en pauvres et en irrigants. Et moi, entendez-le, j’irai cracher sur vos nombres.


Mais je criais dans le désert, et m’épuisais sans drainer les consciences. Aujourd’hui je suis lassée, et pour la première fois de ma vie j’ai même peur de couler. Je vois mes geôliers continuer mécaniquement leurs œuvres insipides. Je les entends appeler les doses au compte-goutte pour aller noyer les rangs les plus droits.

Alors je me cache au fond de la cuve, et me tiens loin du débit. Triste litre, je ne pense qu’à survivre tel qu’ils m’ont fait. Et chaque vague, à l’heure de m’emporter, entre des grains trop maigres semble me murmurer au suivant…, au suivant…

Hantée par l’écho du poète, je ne suis plus qu’une quantité livide qui se préserve encore un peu d’une mort certaine. Je partage mon sort avec un marais désolé de n’être plus une zone humide. Je partage ma honte avec des maïs coupables de monopoliser la ressource au nom de prêts à la banque, et qui se cachent pour pourrir dans des usines à gaz – dans des soucoupes volantes.


La seule chose qui me laisse un filet d’espoir, c’est ce que disent les derniers litres arrivés. Il paraît que certains habitants de la terre s’inquiètent de notre sort, et crient leur rage contre les bassines. Ils se sont levés pour les versants, et ont quitté leur lit pour défendre les rivières.

Il parait même qu’ils s’allient largement, et que leur solidarité porte ses fruits. Les plus hardis réussissent à suspendre parfois les méfaits des outils de captage, les autres se mouillent pour convaincre les esprits. Et leurs manifestations ont beau être interdites, le sort en est jeté – ils ont franchi le Rubicon.

Alors c’est vrai ? On nous aime assez pour tenter quelque chose, pour nous venir en aide ? J’aurais tellement voulu que ce soit le cas pour mes compagnons de bagne en Australie – ils seraient volontiers passés des larmes aux armes. Alors pourvu que ce soit vrai, et qu’ils arrivent bientôt !


Je sais que ceux qui font la guerre à la nature les diront terroristes, sacrilèges à l’aménagement du territoire. Pour pouvoir les réprimer durement ils les accuseront de vouloir tout faire partir à vau-l’eau. De déborder du giron, de conduire à la débâcle.

Puis ils expédieront les procès en déniant les motifs écologiques, et feront de ces justes militants de simples délinquants de droit commun. Ils encourageront mes geôliers à prendre des dispositions préventives, comme ils disent, et fermeront les yeux sur leurs violentes réactions.

Quand j’y pense, j’en ai des sueurs froides. J’aimerais tant que les forces de l’ordre fassent preuve d’autant de retenue que lorsque leurs chefs demandent aux citoyens de faire barrage. Je sais que les habitants de la terre ont leur vulnérabilité pour seule arme, et qu’ils mettent leurs corps en danger.


J’ai peur pour eux, c’est vrai, mais je soutiens leur lutte sans réserve. J’imagine – c’est ma raison de ne pas croupir, qu’ils pourront libérer les litres de leur sordide stagnation. Je les vois, vaillants, venir verser leurs gouttes de sueur, et moi me mêler à leurs vies comme une larme de joie.

Je leur fais aussi une promesse : s’ils me rendent à ma nature, j’augmenterai le débit de ma parole. Je mettrai tout mon aval pour laver la bouche de ceux qui pensent que ce sont de sales intrus. Je retrouverai pour eux la joie de couler dans les champs, et de lutter contre l’artificialisation des sols.

Qu’ils le sachent ! J’irai désaltérer l’animal sauvage qui m’urinera plus loin. J’irai façonner le paysage, des-étanchéifier le rapport entre les vivants et leur terre. Je me ferai rivière qui serpente dans la plaine, gave qui cogne en bas des montagnes, vague qui s’éclate en écume blanche et crépitante jusqu’aux pieds des enfants délicieusement apeurés.


Rien qu’ici, j’irai ruisseler du haut de la sainte colline. La salamandre en chaloupe s’en donnera à cœur joie sur les chemins glissants, et tous les pas feront floc-floc. Ce sera une vraie grenouillerie, dans ce milieu à nouveau fertilisé par la crue – une amphibiguïté salubre, comme dit le poète.

Et alors, peut-être, la lumière fera son tour de magie habituel – levée des sols, poussée des herbes, avant que le vent fasse chanter les blés. Elle fera scintiller la rosée matinale et peu à peu, regain de vigueur, la vibration se déploiera dans le cœur des gens.

Pourvu qu’ils arrivent bientôt. Je m’apprête déjà à leur plaire – à perler en gouttes essentielles. Je m’apprête déjà pour leur plaire. J’ai une envie démesurée d’arroser l’arroseur, et de mettre la République en flaques. Allez, encore une giboulée, je me dirai, histoire de préparer la fête – histoire de participer au spectacle de printemps.

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