NTBLR [9/ ?]

Robin Garnier-Wenisch

paru dans lundimatin#326, le 17 février 2022

C’est de la superposition. C’est posé par-dessus quelque chose et du coup ça le cache sur la zone où que c’est venu se superposer. C’est pas de la supposition, c’est un positionnement : quelqu’un est venu ici, sans doute plutôt à la faveur de la nuit, pour donner sa position en superposant. Quelqu’un est venu, à la faveur de la nuit, fouiller dans son sac et en sortir ce que j’imagine être un petit paquet d’une trentaine de vignettes reliées ensemble par un élastique et a posé son positionnement anonymement sur le mur.

Quelqu’un est venu, à la faveur de l’obscurité — l’obscurité lui a accordé la faveur de le rendre anonyme — et cette faveur lui a permis de venir de nuit pour décoller anonymement un petit autocollant de la taille d’une petite carte postale et la superposer sur une affiche qui avait aussi dû être posé là à la faveur d’une autre nuit par d’autres individus. C’est une certitude : quelqu’un, quelqu’un d’anonyme, mais sans doute d’assez jeune, enfin pas non plus très vieux et pas non plus très jeune, sans doute quelqu’un qui était plutôt jeune genre entre 20 et 40 à tout péter (mais je ne fais que supposer) est venu sans qu’on puisse l’identifier poser sur la place, sur un des murs qui borde la place, est venu poser son positionnement. Une position plutôt radicale, avec presque pas de mots, mais un visage assez dur, avec un cou, un torse et des bras croisés, mais pas croisés genre « restez pas là les bras croisés », mais croisés genre « monsieur propre » que tout le monde reconnaît parce qu’en fait c’est fou, mais genre tout le monde le connaît. Donc quelqu’un est venu, de nuit, sans doute pas à quarante, sans doute même peut-être tout seul ou en petit groupe, poser sur une affiche qui annonçait déjà quelque chose, mais qui l’annonçait avec des mots parce qu’on avait sans doute pas de visage assez connu pour l’annoncer. Quelqu’un est venu superposer son autocollant pour annoncer quelque chose, poser une position tellement radicale qu’elle ne nécessite pour se présenter plus de mots, mais juste un visage qui est pour le coup loin d’être anonyme. Quelqu’un est venu poser un visage archiconnu sans rien d’autre juste pour que nous le lendemain on se dise « ben merde alors y’a ce visage archi connu dans mon champ de vision ». Mais le problème de ce visage, qui formellement parlant ressemble à tous les autres visages, c’est justement que ce visage-là, ce visage nous dévisage, il nous envisage, c’est un visage qui vient avec toute la radicalité qu’il a construite autour de son visage, il vient nous dévisager avec un air de « alors, on s’explique ? ». C’est un visage qui malgré ses qualités communes et plutôt banales de visage vient radicalement nous interpeller par ce qu’on sait de ce visage et ce qu’on suppose du coup des anonymes (par définition donc sans visage précis) qui sont venus le poser ce visage-là. C’est un visage qui exprime un virage, un virage carrément radical, tellement radical que c’est même difficile de le comprendre autrement que comme un virage pour aller se taper le mur sur lequel justement est posé ce visage.
Quelqu’un est venu, à la faveur de la nuit, poser son petit autocollant pour se positionner radicalement. Et puis sans doute comme il y avait encore des autocollants dans le sac, ben cette personne à la faveur de la nuit à pu se positionner en se superposant à plusieurs reprises un peu partout sur les murs qui bordent la place.

Parce que sans doute (mais c’est une supposition), sans doute que les personnes qui préparent ces petits paquets d’autocollants,
qui les confectionnent avec leurs petits ordinateurs,
qui téléchargent les images,
qui les mettent en page,
qui les exportent en au moins je dirais 180 dpi,
qui les envoient chez pixartprinting,
qui se dépêche de passer la commande pendant le BlackFriday,
qui paient par carte bleu visa MasterCard (parce qu’il y a des choses qui ne s’achètent pas, mais pour le reste, tu connais les bails),
qui bénéficient de la réduction de -35 % sur les frais d’impression,
qui ont du coup aussi les FDP d’offert,
sans doute que ces personnes ont cliqués sur la case « 1000 ex. » voire même peut-être un peu plus, parce que la magie de ces sites, c’est qu’en plus de ne pas avoir à se déplacer chez l’imprimeu·r·se qui vous fait les gros zyeux quand vous lui montrez votre ordinateur et votre petit visuel, l’avantage en plus de ce petit confort de s’éviter un inconfort, en plus de tout cela, l’avantage de ces sites comme pixartprinting c’est que les prix sont dégressifs et que plus on commande moins ça coûte cher et que du coup on peut en foutre de partout de son positionnement radical. On peut pour une somme finalement assez modique compte tenu de l’inflation et du prix des colles sur lesquelles — on peut quand même le dire — les grandes entreprises sont en train de nous étriller, on peut se faire des petits kiffs et même pourquoi pas imprimer aussi sur un mug ou sur un briquet pour déconner et montrer comment qu’on se positionne bien radicalement aussi quand on fume ou quand on boit un café. Je suppose que c’est pour cela qu’autant de ces petits autocollants sont venus se poser sur les murs qui bordent la place, je suppose que c’est parce que c’était moins cher d’en faire plus et que pourquoi bouder son plaisir finalement quand on aime on ne compte pas et nous ne comptons pas… Nous, nous les autres, nous ne comptons pas, nous ne comptons plus les petites traces d’amour radicales collées sur les murs qui bordent la place.

Une étudiante des bozar qui ne comptait pas non plus, mais comptait quand même bien faire quelque chose pour que personne n’ait à contempler ces superpositions à décider de dé superposé en incisant sous la couche de colle avec l’ongle pour gratter l’écorce de papier plastifié. Une étudiante des bozar qui avait sans doute elle aussi un positionnement bien différent, mais qui ne comptait pas sur la faveur de la nuit pour avoir besoin de se positionner a décidé de gratter de l’ongle sous la couche de colle pour faire ressurgir le mur du dessous. Une étudiante des bozar qui sans doute, je suppose, avait du entendre parler du visage sur l’autocollant, parce qu’évidemment qu’on en entend parler, je suppose que cette étudiante des bozar a du gratter et inciter les autres à gratter pour enlever toutes ces petites superpositions radicales. Je suppose qu’elle devait connaître cette histoire des lames de rasoir sous les collants qui attendent l’ongle qui viendra les gratter (et donc par conséquent l’ongle ennemi de cette superposition radicale), mais elle s’en est foutue je suppose qu’elle a supposé que tout cela c’était des histoires qu’on racontait aussi pour que plus personnes n’ose enlever ces superpositions, et que même si c’était vrai, même si vraiment quelqu’un avait eu l’idée, à la faveur de la nuit, de venir anonymement poser sa superposition en cachant sous la colle le tranchant d’une lame, même si tout cela semblait plausible parce que merde enfin tout est plausible surtout quand c’est supposé arriver, mais même si tout cela : il y a eu une étudiante des bozar qui a choisi de gratter de l’ongle pour enlever l’autocollant, et c’est rassurant.

Enfin c’est ce que je suppose.

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