Misère de la constituante

Comprendre la situation française à partir de la Tunisie, épisode 4.

paru dans lundimatin#85, le 13 décembre 2016

Quatrième volet. Après s’être penché sur les manifestations de policiers en Tunisie, puis sur l’usage de l’état d’urgence comme dispositif de contrôle de la population, ainsi que sur https://lundi.am/Une-transition-democratique-en-forme-de-Restauration. Cette semaine, il s’agit de comprendre en quoi l’hypothèse et la promotion d’un processus constituant permet de mieux liquider ce qu’il reste de la révolution.

Misère de la constituante

Les récits habituels sur la contre-révolution, et ceux sur la Tunisie n’y manquent pas, ont comme principal défaut d’induire que la contre-révolution est d’abord un retour à l’ordre ancien : quels que soient les ornements dont ils se parent, les personnages sont sensiblement les mêmes. Cependant, les discours ne sont pas toujours des paroles en l’air, ils peuvent incarner des dispositifs qui ordonnent différemment le champ des possibles et capturent des désirs. Il convient donc de ne pas rejeter comme pur opportunisme l’accaparement d’énoncés comme démocratie, constitution, droits humains, ou même révolution pour observer ce qu’ils produisent.
En l’occurrence, la transformation des devenirs révolutionnaires nés du soulèvement en processus constituant apparaît comme un de ces dispositifs redoutables qui a en grande partie réussi à déposséder un grand nombre d’acteurs des puissances qu’ils avaient saisies, en déplaçant le champ des possibles hors de leur portée.

Lors du soulèvement de décembre 2010, la revendication constitutionnelle apparaît très tard, et quand elle apparaît, c’est de manière très accessoire, au milieu de longues listes de revendications indifférenciées. Sans surprise, elle est en revanche un des mots d’ordre centraux des organisations politiques et syndicales, mot d’ordre auquel vont se rallier de plus en plus de groupes du spectre politique, prenant ainsi la forme d’une proposition à même de rassembler largement, mais comme « slogan fédérateur minimaliste et négatif. » selon le chercheur Choukri Hmed.
Proposition qui constituait pour des organisations très diverses un consensus entre ceux qui voulaient assurer la continuité du pouvoir et les partisans d’une rupture avec le régime : le processus constitutionnel permet une refondation des institutions, en préservant du risque de vide institutionnel, donc de vacance du pouvoir.

« La révolution du 14 janvier se trouve ainsi, par divers jeux de ruses “démocratiques”, arrachée à ses racines populaires et envoyée dans les bras d’une “élite experte” dont l’histoire citoyenne se raconte à travers les diplômes, les titres et, sans doute, ce qu’on oublie tous, sa servitude vis-à-vis du régime défunt. »

La marginalisation des revendications - sociales ou autres - et la mise à l’écart d’autres formes politiques apparues dans le cours des événements, s’accompagnent d’une reprise en main de l’initiative par les élites « compétentes », qui vont se charger de rédiger la constitution et de gouverner dans l’intervalle.

À la crise révolutionnaire - comme moment où le cours des choses se dérègle, où les événements s’accélèrent et où le temps semble ouvert sur des possibles bifurcations - se substitue une autre temporalité, longue, dominée par l’injonction à attendre. Attendre les élections d’une assemblée constituante qui impose déjà un calendrier éloigné ainsi que la rédaction de la constitution qui occupera un certain temps.
Cette assimilation du processus révolutionnaire au processus constituant a pour effet d’imposer de nouvelles priorités, avec d’abord les élections – débats autour du calendrier électoral, de la création des partis, de la possibilité des anciens responsables du régime d’en créer – puis débats sur le contenu de la constitution elle-même. A ce sujet les mouvements de tous camps tenteront de faire entendre leur voix dans la rue, mais il est manifeste que la primauté accordée au processus constituant inféode beaucoup de revendications à son contenu, que ce soit lors de son élaboration ou une fois la constitution rédigée.
Parmi les points de fixation particulièrement relayés à l’étranger, il y avait la confrontation entre partisans d’une égalité et ceux d’une « complémentarité » homme-femme, ainsi que la place de la religion dans la constitution. Ces question se répercutaient dans la rue mais de manière bien moins feutrée, bien entendu.

La vitalité des mouvements et la persistance de formes de contestation n’ayant rien à voir avec la constitution, cela pousse certains partisans à vouloir de nouveau élaborer leurs demandes propres, débordant les calendrier institutionnels. Tandis que le pays ne cesse de connaître de nouvelles vagues de protestation, autant contre les formes de développement imposées que contre les autorités en général. Ce nouvel épisode de crise politique qui culmine en 2013 sera « résolu » par une nouvelle relance du processus constitutionnel alors au point mort.

En passe de perdre toute légitimité, le gouvernement dirigé par les islamistes d’Ennahda trouvera son salut dans la proposition d’un « dialogue national » par un quartet d’organisations de la société civile, constitué de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), du syndicat patronal l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA), de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) et de l’Ordre des avocats. Une sortie honorable est offerte au gouvernement contesté avec une feuille de route pour terminer et voter la constitution et la nomination d’un gouvernement technocratique, présenté comme neutre, ayant pour mission, une nouvelle fois, de préparer des élections.

Cette initiative aujourd’hui récompensée d’un prix Nobel de la paix – prix largement célébré à l’étranger et sur les plateaux télévisés, mais vécue avec une infinie indifférence dans le pays – a une fois encore démontré que des forces se réclamant d’une légitimité issue des urnes et celles qui se prétendaient être représentatives du mécontentement en cours, étaient capables de s’entendre afin de permettre que jamais le gouvernement du pays ne s’interrompe, et de toujours laisser à la marge les mouvements qui participent aux révoltes populaires. À une crise politique qui se formulait par un affrontement entre deux légitimités, celles de la loi assurée par les urnes et celle du mécontentement, la réponse donnée incarne bien le défaut profond de nombreux projets constituants se justifiant par le surplus de légitimité qu’ils apporteraient : la tentative de remplacement d’une instance par une autre, considérée comme plus légitime, vient une nouvelle fois sauver l’ordre social et le principe du gouvernement, en accordant un délai supplémentaire à des institutions et des pratiques discréditées.

Quand la constitution est enfin promulguée en janvier 2014, trois ans après le départ du dictateur, elle est à son tour saluée comme une admirable réalisation, et se voit ainsi invoquée pour défendre les droits et libertés menacés, ou opposée aux diverses lois ou pratiques arbitraires en vigueur, comme aux faits et gestes des gouvernants. La référence à la constitution tend ainsi à remplacer celles à la révolution ou à la justice sociale dans de nombreux discours, achevant le transfert de légitimité du mouvement révolutionnaire vers le domaine institutionnel. Un transfert emblématique également du passage d’exigences issues des mouvements, qui sont celles que ceux-ci se donnent, à celle du respect de la constitution, diffusant souvent l’idée qu’il suffirait qu’elle soit respectée à la lettre pour que les problèmes disparaissent. Sauf que cette constitution idyllique peine à constituer seule un obstacle sérieux au regard des pratiques en vigueur, au sein des nouvelles institutions, sans parler de celles héritées de la dictature. « La majorité des lois votées depuis octobre 2014 n’est pas conforme à la nouvelle constitution » annonce dans un rapport la Fédération internationale des droits de l’homme.

Une nouvelle constitution comme symbole du changement de régime, l’argument a du sens. Toutefois il semble y avoir comme une ironie de l’histoire à vouloir marquer la défaite du parti constitutionnel par une constitution, même si pour certains c’est afin de revenir à des fondements qui auraient été dévoyés par l’autoritarisme.

Malgré ses divers changements de nom (Destour, Néo-Destour, Parti Socialiste Destourien puis Rassemblement Constitutionnel démocratique), le parti qui prend le pouvoir à l’indépendance a toujours conservé le terme de « constitution », hérité du mouvement national. Ce dernier s’était donné le nom de Destour (constitution) en raison de sa revendication historique du retour à la constitution de 1861 face aux autorités coloniales. Cette constitution, déjà qualifiée de « moderniste » à l’époque en raison des libertés qu’elle octroyait, apparaît par ailleurs comme un premier mythe historique, qui fait l’impasse sur sa suspension dès 1864 face à un large mouvement de révolte dans le pays, soit avant même l’invasion coloniale française.

Comme cela a été évoqué, la revendication d’une nouvelle constitution vient assez tard dans le soulèvement. Très certainement la capacité à imposer ce mot d’ordre sur les autres tient en partie à la présence croissante, au fur et à mesure du temps, des organisations politiques et syndicales, présence particulièrement visible lors de la seconde occupation de la place du gouvernement, dite Kasbah 2 en 2011.

Mais il est très probable que ce mot d’ordre donnait aussi forme à des désirs encore incertains qui traversaient les mouvements en cours, entraînant un certain accord général même de la part de ceux qui n’y accordaient d’abord que peu d’intérêt – lesquels seront très vite déçus. Aux divers biais employés pour déposséder les forces révolutionnaires de leurs moyens, afin d’orienter le cours des événements, il faut ajouter à la répression, la tentation de s’en remettre à des procédures ou à des instances connues, et le désir que peut par exemple représenter la démocratie quand elle brille encore comme quelque chose de neuf, avant que la magie ne se disperse.
Les partisans de la continuité du gouvernement s’engouffrent dans les hésitations de ces forces devant la découverte de tout ce dont elles sont capables, et tournent cette puissance en menace : menaces de l’insécurité, calcul des pertes de l’économie imputées aux grèves et aux troubles divers, cellules dormantes au sein de la population...

Une des forces du discours sur un processus constituant et l’élaboration d’une constitution, la création de nouvelles instances ou l’énonciation d’une nouvelle légitimité, est de postuler qu’il est absolument nécessaire de pouvoir durer. De nombreux courants, parfois sincères prônent ainsi une institutionnalisation de la révolution, de manière étatique ou à travers la société civile comme seule manière possible d’achever ses objectifs dans la durée. Cette incitation s’accompagne d’un encouragement à agir, autrement dit à devenir citoyen, à participer à la vie politique du pays, à adapter son discours etc. A vouloir « exploiter » ces grands principes de la révolution, pour ensuite les déplacer sur autre terrain, le risque est bien sûr de tout perdre en chemin, et de creuser la séparation avec ceux qu’ils prétendent représenter. En particulier, un tel déplacement entraîne rapidement la découverte que « la populace » ne correspond pas aux valeurs édictées, et donc que, sous couvert de cette légitimité nouvelle, il va falloir produire et éduquer un peuple qui y corresponde. Il faut observer les cours de droit de l’homme distribués ça et là, les campagnes pour la participation et la transparence des élections plus tapageuses et volontaristes que celles de tous les candidats. Dans les quartiers populaires ou les régions marginalisées ces interventions ont la prétention de venir apporter et expliquer les principes qui auraient fait la révolution (les droits de l’homme, la démocratie, la culture du dialogue et de la paix...) à des habitants qui souvent ont amplement pris part au soulèvement. Et qui, comme dans bien des soulèvements, ont donc accumulé plus d’expérience en quelques années qu’en des décennies.
Il faut observer ces campagnes pour y voir et dénoncer les financements de tel État ou de tel organisme international qui veulent imposer leur programme, mais aussi pour se faire une idée du monde en forme d’école permanente qu’elles dessinent, du travail d’orientation des conduites qu’elles effectuent par la prescription, l’encouragement ou la culpabilisation et sur lesquels repose une grande partie de la citoyenneté contemporaine. Il n’est pas rare que devant la redondance des discours qui les accompagnent triomphalement en se réclamant de la révolution, de nombreux participants au soulèvement en viennent à ne plus vouloir entendre parler de la révolution, tant à cause de la situation qu’ils vivent encore qu’en raison de ce recouvrement d’un événement où ils étaient présents.

La légitimité nouvelle qui devait réconcilier tout le monde ne devient alors qu’un nouveau délai, où les populations sont toujours traitées comme des élèves auxquels il faut inculquer le souci du gouvernement. Elle creuse le fossé entre cette société civile et tous ceux qui se moquent de ce concept comme de la démocratie représentative ou participative, opposant le silence ou le tumulte à l’injonction à participer aux instances de gouvernement et en s’organisant de manière autonome.

Malgré tant de déception et des résultats médiocres, la valeur du processus constituant continue d’être défendue afin d’écarter toute autre hypothèse. L’habituelle mauvaise foi consiste à opposer organisation et spontanéité : les organisations institutionnelles d’un côté, les mouvements éphémères de l’autre.

En ce qui concerne l’inscription dans le temps, ni la constitution, ni la flopée de nouvelles instances créées après la révolution (instances gouvernementales contre la torture, pour le recueil des plaintes des victimes de la dictature, pour une « justice transitionnelle », pour l’application des droits et libertés, etc.) ne sont en mesure d’assurer le respect de leurs propres principes.
Et pour cause, ces dispositions formelles ne peuvent avoir d’existence qu’à la condition d’un rapport de force qu’elles ont en grande partie perdu en s’institutionnalisant et en devenant des interlocuteurs « responsables ».

Du point de vue des pratiques, un des problèmes majeurs de cette hypothèse apparaît comme lié à un problème de traduction. L’hypothèse constituante repose sur le souci de trouver comment traduire les mouvements qui ont lieux, sans tenir compte de tout ce qui se perd dans l’institutionnalisation. Autrement dit, considérer par exemple que la destitution effective des autorités locales pendant certains épisodes révolutionnaires - où la police ne se montre plus et où les cellules du parti au pouvoir qui administraient la ville se sont évanouies dans la nature - puisse être transcrit en demande de démocratie participative. Ce qui est perdu n’est pas seulement l’intensité mais bien l’ensemble de ce qui faisait la consistance d’un mouvement qui va se fondre dans le moule de la participation, où les autorités honnies deviennent les interlocuteurs privilégiés auxquels est rendue la capacité d’avoir le dernier mot.

L’inscription des principes de la démocratie participative jusque dans la nouvelle constitution et sa célébration comme dispositif permettant de réaliser les objectifs de la révolution constitue un exemple de comment une partie du mouvement de contestation se trouve ralliée et cooptée à un moment donné. Ralliée pour se retrouver ensuite éternellement déçue de la faiblesse des efforts en la matière du côté de l’État et du manque de participation des citoyens. On aura beau jeu de dire que le gouvernement mène finalement peu de politiques en la matière quand la capture de tels énoncés et leur transformation avaient précisément pour but de réduire les formes d’organisation qui se passaient en dehors des institutions et exigeaient des ruptures plus conséquentes.

De telles formes d’organisations se sont bien trouvées couvertes par la capture de certains désirs dans des processus constituant, ainsi que par la répression, là où leur pendants institutionnels se voyaient largement encouragés.
Elles ne se sont cependant pas toujours évaporées, et l’importance qu’occupent les gestes de désobéissance, dans les mouvements comme dans les pratiques quotidiennes, semble témoigner de conduites cherchant à se perpétuer dans le temps tout en travaillant à se rendre ingouvernables. Désobéissance d’un village qui occupe des terres de l’État, et utilise l’argent pour acheter une ambulance, rénover des écoles ou autre, refusant de se transformer en simple coopérative privée ; villes déclarant largement que « moi aussi j’ai brûlé un commissariat » (dans une campagne intitulée ḥatta anâ ḥaraqt merkez) en soutien aux révolutionnaires accusés des incendies trois ans après la révolution ; revendications d’illégalisme qui ne se résument pas complètement en des formes d’économie « parallèle » mais qui tentent de fournir aux habitants d’un endroit donné des biens auxquels ils ne pourraient avoir accès autrement ; élaboration d’une communauté de lutte dans un quartier ou un village pour continuer à prendre en charge la vie sociale, d’une manière qui ne se résume pas à une nouvelle forme de « citoyenneté », etc.

Toute une vie organisée, souvent plus riche en devenirs et accordant plus de place à la volonté commune que bien des solutions dites « constructives » vendues avec insistance par les organisations locales ou internationale - la participation aux institutions, la consultation citoyenne, l’encouragement à mener des projets, le développement ou l’entrepreneuriat fût-il social et solidaire. Quand tel ou tel dispositif se voit présenté comme permettant de combler les espoirs nés de la révolution, il devient facile d’entendre dans cette volonté de les combler tout autant leur réalisation que leur enfouissement.

Prise par la situation, une grande partie des organisations de la société civile est régulièrement poussée à reconnaître la légitimité de ce mot d’ordre de désobéissance, qu’elle limite le plus souvent à un moyen d’action ponctuel, toujours prête à rendre par la suite cette légitimité à une autorité ou à une procédure quelconque. Pour le reste, la prétention à traduire les aspirations qui se cacheraient derrière ces rébellions habituellement considérées comme peu politiques tend à dénier les formes d’organisation que ces dernières se donnent et travaille à reproduire d’anciens ou de nouveau modes de gouvernements, où les populations sont une énième fois renvoyées à leur impuissance. Lorsque ces organisations trouvent des formes de protestation qui apparaissent comme trop rétives à se voir ainsi traduites, elles rejoignent le camp qui condamne ces formes d’insubordination comme manque de civisme, violence, désordre, refusant d’accepter qu’elles ne souhaitent pas participer à une amélioration de la gouvernance, mais se soustraire à tout gouvernement, sans déléguer leur puissance propre.

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