« MARSEILLE, DEBOUT, SOULÈVE-TOI ! »

« C’est la première fois depuis 1947 qu’il y a des barricades sur la Canebière ! »
par Alèssi Dell’Umbria.

Alessi dell’Umbria - paru dans lundimatin#168, le 7 décembre 2018

Esperavi lo tramblament
Vuei qu’es vengut lo pese creba,
Lo pese creba !
Fòra ! lo sang que nos resta a lo bolh !
Fòra ! Sangsucs, qu’avètz la gorja plena !
Fòra ! Bochiers, gras de nòstra codena !
Fòra ! A son torn lo bestiau pren lo foeit ! » [1]
Victor Gelu

Si en France les émeutes de ce samedi 1er décembre ont été liées au mouvement des gilets jaunes, à Marseille l’émeute participe plutôt d’un mouvement engagé contre la politique urbaine. Lequel a commencé fin septembre à la Plaine puis s’est catalysé après la catastrophe du 5 novembre pour toucher non seulement le quartier de Noailles mais tous les quartiers pauvres où l’habitat insalubre est une réalité bien connue… Et ce samedi après-midi, ce n’est pas seulement Noailles et la Plaine qui débarquent en force, mais des groupes compacts venus des quartiers Nord et Est… des pancartes, « Parc Kalliste », « Maison-Blanche », « Corot » etc. le signalent expressément.

On était donc douze mille au départ de Notre-Dame-du-Mont, en haut de la rue d’Aubagne, samedi après-midi. Grosse journée, en vérité : depuis le matin, environ trois mille gilets jaunes déambulaient en ville tandis qu’un die-in contre le PPP appliqué aux écoles avait lieu au quai des Belges, suivi d’une manifestation appelée par le CGT à la préfecture qui rassemblait aussi trois mille personnes [2]. De notre côté, nous descendons jusqu’à la rue de Rome que nous enquillons jusqu’à la Canebière où quelques centaines de gilets jaunes stationnent, que nous invitons à se joindre à notre cortège. Cent mètres plus bas, c’est la manif syndicale qui arrive au bout de la rue St Fé, là aussi un certain nombre d’entre eux se joignent à nous, et c’est donc un cortège composite et coloré qui arrive jusqu’à l’Hôtel de Ville, sur le Vieux Port.

A peine arrivés, un appel à la dispersion est lancé, mais le gros de la marche reste sourd à cette injonction et ne bouge pas. Comme si on allait rentrer à la maison tels des enfants bien sages en ce jour ! En face, côté flics, leur souci principal est de nous empêcher d’envahir la mairie… on les comprend, et notre présence les rend nerveux. Les CRS massés derrière le bâtiment commencent à nous canarder. Quelques fusées sont tirées par des dockers (dont certains ont revêtu le gilet jaune) et par des supporters, le quai se retrouve noyé sous les gaz mais la foule stagne, les premiers à partir sont les gilets rouges qui suivent docilement leur camion sono. Quand ça devient intenable la foule finit par retourner vers la Canèbe et chemin faisant tous les sapins de Noel installés sur le Vieux Port sont méthodiquement incendiés par des gilets jaunes [3].

Plusieurs milliers de manifestants remontent la Canebière, les slogans reprennent « Marseille, debout, soulève-toi ! », « Aux Goudes, Gaudin, va te jeter ! », « Gaudin assassin ». Une première barricade est dressée à la hauteur de la rue St Fé avec les échafaudages d’un chantier, les flics sont manifestement débordés, la BAC qui est à l’agachon dans les rues adjacentes n’ose pas se montrer sur l’avenue, il flotte une sensation de puissance inédite – c’est la première fois depuis 1947 qu’il y a des barricades sur la Canebière ! La foule est plus jeune, il n’y a plus beaucoup de gilets jaunes et plus du tout de gilets rouges (mais il se peut que certains soient restés en ayant tombé le gilet)… On reprend le chants du stade « Aux armes ! nous sommes les Marseillais, et nous allons gagner ! ». Des groupes de jeunes partent vers St Fé, plusieurs boutiques de luxe sont explosées et pillées puis une boutique Orange sur la Canebière. Ambiance électrique, les CRS canardent, la foule recule un peu puis revient, un groupe compact est rassemblé devant le siège de la Soleam, au 49 la Canebière, et scande « Tout Marseille déteste la Soleam », les CRS en protection devant canardent aussi mais ils prennent bon, plusieurs sont blessés et leurs voitures endommagées… faut dire que le chantier du futur hôtel de luxe de l’îlot Feuillants fournit des munitions, puis tout ce qu’il faut pour construire une seconde barricade qui sera enflammée. Il est encore tôt et les magasins sont ouverts, à Noailles le marché est encore ouvert, il y a gras de monde en ville impossible pour la BAC de faire des ratonnades comme le 24, trop de foule, ils se feraient lyncher…

Il est amusant de voir que tous ces chantiers sur la Canebière, qui incarnent la politique de gentrification en cours, servent aussi à nous fournir le matériel pour en faire la critique la plus directe qui soit. Pendant toute la soirée, cette succession de barricades instaure en effet une présence inédite sur le terrain, celle d’une foule heureuse de se retrouver, enfin livrée à elle-même. Ce n’est pas le flux des manifestants qui avancent d’un pas régulier, ni l’immobilité des spectateurs assis, c’est un flottement qui rend palpable l’émotion collective. Il suffit d’écouter les gens présents…

Peu à peu ça remonte, tout doucement, on prend son temps, la police n’est décidément pas à son affaire, on bloque le carrefour Canebière-boulevard Garibaldi, juste là où se trouve le commissariat central… les CRS en faction se replient prudemment à l’intérieur, derrière les portes blindées, les condés juchés sur les balcons se rentrent vite, ‘ndek qu’une fusée vienne pas leur enlever le sourire ! Les voitures de police stationnées devant sont détruites, l’une d’elle incendiée sous les acclamations de la foule, immense moment d’exultation collective, nous qui passons chaque jour devant cet édifice arrogant nous sautons de joie (il faut savoir que ce commissariat qui a été installé en lieu et place d’un hôtel de luxe désaffecté, se trouve adossé au quartier de Noailles).

A partir de là la foule se scinde en deux, une partie enquille Garibaldi, une barricade est érigée et enflammée au croisement du Cours Lieutaud et de la rue Jean Roque (dont la moitié des résidents a été évacuée depuis le 5 novembre), puis repart vers la Plaine en multipliant les incendies tandis qu’une autre partie remonte la Canebière : aux allées de Meilhan tout le matériel de chantier du futur multiplex est sorti et une barricade de 40 mètres de large est installée en travers, qui sera aussi incendiée. La foule reflue plus tard vers le boulevard Longchamp, ou une autre barricade qui bloque les tramways est aussi incendiée, ensuite sur le boulevard National plusieurs autres, enfin le dernier carré de braves reflue dans la gare St Charles et explose les vitrines des boutiques, la FNAC de la gare est saccagée… Vers 22 heures, les derniers émeutiers se sont dispersés, ça a duré quelques heures mais quelles heures !!! dans les rades amis où on arrose ça, tout le monde regarde avec enthousiasme l’écran télé dérouler les images de l’émeute des gilets jaunes à Paris tandis que la sono envoie du son digne de cette soirée dont nous sortons tous régénérés.

D’autant que le samedi d’avant, le 24 novembre, « l’appel aux masses » lancé depuis la Plaine avait eut à subir un niveau de pression policière inouï. Il est vrai que le mot d’ordre était « Le mur de la honte doit tomber et il tombera »… Pas loin de deux mille personnes y avaient répondu, au départ du Vieux Port, qui réussirent à monter un mur de parpaings devant les locaux de la Soleam au nez et à la barbe des CRS. Survolée en permanence par un hélicoptère, cette foule remonta vers la Plaine littéralement talonnée par une flicaille ostensiblement agressive, pour être accueillie en haut par un tir nourri de lacrymogène. Certes, la ligne de protection avait tenu bon (respect aux camarades qui ont porté les bâches renforcées), puis les CRS avaient reculé devant une résistance inattendue, à l’angle de la Plaine et de la rue Poggioli, mais la BAC avait pris le relais en ratissant tout le secteur, tabassant tout ce qu’elle trouvait sur son passage. Entre temps, le mur de la honte avait été consolidé de sorte qu’il n’est plus possible de reproduire l’action du 4 novembre dernier. L’insolence de cet « appel aux masses » avait donc suscité en retour une vaste opération d’intimidation policière, mais samedi 1er décembre la flicaille est larguée et n’essaie même plus d’intimider. Marseille trop puissant !

Quelques éléments à relever, au terme de ce beau samedi. D’abord, le fait que les organisateurs aient un peu plombé la marche au départ en nous infligeant un discours pleurnichard sur les violences policières, en mode « la police est là pour nous protéger, elle n’a pas le droit de nous agresser etc. » qui nous a fait bien rigoler, dans les quartiers populaires on sait d’expérience ce que c’est, la police, et ce catéchisme républicain style FI nous laisse froid. Du reste, « Tout Marseille déteste la police » sera un des slogans les plus répétés de la marche… et la suite des réjouissances a prouvé que ce n’était pas que des mots. Ensuite, la jonction avec les gilets jaunes puis les gilets rouges de la CGT n’a guère fonctionné que sur la moitié finale du parcours. Pour sûr, des discussions plutôt chaleureuses ont eu lieu entre les uns et les autres, mais en finale les gilets rouges sont restés sur le minimum syndical. On va dire que c’est déjà bien qu’ils aient fait un bout de chemin avec nous… Les gilets jaunes qui sont plus libres de leurs mouvements ont pu davantage se mêler et rester en notre compagnie, mais à la remontée de la Canebière ils étaient déjà presque tous repartis. Le fait que ce bref moment de rencontre ait eu lieu n’est déjà pas négligeable.

Dans la région les blocages des gilets jaunes ont lieu principalement dans la zone industrialo-portuaire de Fos et sur les péages autoroutiers, qui sont perçus comme autant d’extorsions intolérables. A La Ciotat, des jeunes des cités ont entièrement détruit la gare de péage de l’autoroute Marseille-Toulon ; un peu plus loin, des gilets jaunes ont transformé les allées du péage de Bandol en terrain de boules, et enfin le péage de la Barque, sur la Nice-Barcelone, non loin d’Aix, est devenu un véritable campement, une sorte de ZAD autoroutière depuis dix jours. Si les gilets rouges relèvent de grandes entreprises, publique ou privées, où existent de grosses sections syndicales, les gilets jaunes eux relèvent surtout du salariat atomisé, de l’intérim, de l’auto-entreprenariat –et du chômage. Condition sociale qui coïncide avec une dispersion géographique : la plupart des gilets jaunes résident dans cet immense périphérie surburbaine qu’est devenu le bas pays provençal, pur produit par des décennies de zonage. Et de cet espace gouverné par les techniques de l’isolement émerge une figure inédite et inattendue, hétérogène et incontrôlée [4]. Nous devons aller à sa rencontre et dégager des lignes communes.

Donc, deux figures politiques originales et distinctes se sont frôlées samedi à Marseille : l’une qui se construit en bloquant les flux et l’autre au contraire en s’enracinant dans des conflictualités locales. L’une qui investit la périphérie, l’autre qui occupe le centre. Entre les deux, l’institution syndicale alourdie par des décennies de bureaucratisation et de légalisme obstiné, qui peine à mobiliser ne fût-ce que pour la défense des fameux acquis, mais dont la base commence à gronder (pour preuve la présence de dockers avec nous devant l’Hôtel de Ville samedi). A cela s’ajoute une autre figure, toujours rafraichissante, celle des lycéens : ils étaient là samedi, en ville, et ce lundi matin au moins neuf lycées de Marseille sont bloqués en solidarité avec les gilets jaunes et certains ont déjà subi les attaques de la flicaille. Les jours qui suivent vont être décisifs, ou bonheur et malheur vont prendre forme.

Alèssi Dell’Umbria.

PS : à l’instant où je finis d’écrire nous apprenons le décès d’une femme de 80 ans, grièvement blessée samedi par une grenade reçue en pleine face alors qu’elle fermait les volets de son appartement pour le protéger des tirs policiers. Après les huit morts de la rue d’Aubagne… Je préfère pas commenter, à ce stade ce ne sont plus des mots qu’il nous faut.

[les deux dernières photos, ainsi que la photo de couverture sont de Patxi Beltzaiz]

[1« J’attendais le tremblement, aujourd’hui qu’il est venu l’abcés crève, l’abcès crève… A bas ! le sang qui nous reste est en train de bouillir ! A bas ! sangsues, qui avez la gorge pleine ! A bas ! bouchers, gras de notre couenne ! A bas ! à son tour le bétail prend le fouet ! »

[2Le chef de l’UD CGT fera d’ailleurs un discours de circonstance, évoquant longuement la question de l’habitat insalubre à Marseille, incitant les gilets jaunes à ne pas laisser les fascistes se mêler à leurs actions et concluant « Nous ferons payer chaque coup de matraque et chaque goutte de sang versé par nos enfants » - on a envie de croire à la sincérité d’un tel discours, mais on se rappelle aussi qu’il y a deux ans le même responsable syndical envoyait ses gros bras contre le cortège de tête…

[3La mairie doit disposer d’une réserve de sapins inépuisable vu que dimanche après-midi ils avaient déjà tous été remplacés ! (et on en avait déjà cramé lors de la marche de la colère, quinze jours plus tôt !)

[4Il ne faut pas non plus se cacher que la vieille politique bleu-blanc-rouge tente désespérément d’en prendre le contrôle. Ainsi samedi matin un groupe du Bastion social s’est infiltré dans la marche des gilets jaunes, tandis que de notre côté divers politiciens de la FI et du PS se font voir à la nôtre. Mèfi !

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :