Le son et l’amplitude. Lettre ouverte aux Soulèvements de la terre

Chroniques du bord des mondes (4)
Anamas Pamous

paru dans lundimatin#399, le 16 octobre 2023

Pour cette quatrième chronique [1] d’Anamas Pamous, une lettre, soit la forme de l’absence qui tente de singer la présence. Qu’elle paraisse dans des circonstances « géopolitiques » si racialement morbides, nous le regrettons ; il y a eu doute, puis maintien sous condition de justification conclusive. Une lettre donc, ouverte, aux Soulèvements de la Terre.

Lettre aux chef.fes de la part d’un vulgaire membre de comité local, autant dire de n’importe qui

Soyons clair d’emblée, je vais railler et ironiser pour la bonne et simple raison que mon tempérament est ainsi fait, et non pas en raison d’une quelconque animosité. Je fais moi aussi partie du mouvement, en tant que n’importe qui. Ce « je » n’importe qu’assez peu (que n’importe qui peut) ; évidemment il est important de toujours situer le propos mais on y reviendra à la fin – il faut tâcher de n’être pas trop long, après tout vous êtes fort affairé.e.s.

On pourrait commencer par une sincère gratitude qui saura j’espère préserver votre amour-propre de cette minuscule vexation impertinente : merci de renouveler le répertoire d’action collective et d’insuffler un soupçon d’inouï dans la grise monotonie des communismes moribonds. Toute la question est de savoir d’où provient cette nouveauté, et la forme politique qu’elle peut prendre ou risque de revêtir ; de savoir aussi quel est le type de subjectivité propre à cette nouveauté. On ne fait par là que prendre part, en tant que n’importe qui, aux discussions qui pour sûr vous animent sans cesse en interne, entre gens qui importent.

Ne vous méprenez pas, je sais que vous aurez entendu bien des critiques de ce type de la part des totos enfermé.e.s, qui préfèrent la solitude de dix belles âmes à la confrontation avec l’hostilité inculte et méprisable du dehors (on pourra diviser grossièrement cette catégorie en deux : les vieux, conspirateurs céliniens fatigués de l’héritage de la gauche – J.C. et ses copains ; et non détrompez-vous ce n’est pas Jules César –, et les jeunes squatteureuses magnifiques ne se souciant guère de n’être qu’une goutte d’eau diaphane dans l’océan des pouvoirs). Quant aux institutionnalistes, de Révolution permanente à la France insoumise en passant par les diverses singeries trotskistes et les syndicats, eh bien ils ne se soucient pas plus de nous que nous ne comptons sur eux ; c’est faux évidemment mais je grossis le tableau pour composer le lieu de la critique, et dire que le point de vue de cette dernière n’est ni le totoïsme qui pisse dans les violons, ni l’institutionnalisme qui continue d’ingénument se vautrer dans les formes politiques périmées depuis le siècle dernier : à commencer par le Parti.

Il y a deux semaines, j’observais et participais au déroulement du week-end mâlainois et je disais à un ami : « Tout de même, il nous manque un mot. Du parti nous nous sommes enfin débarrassés, nous avons renoncé à la fois au terme et à la chose. Mais alors comment appellera-t-on "l’enveloppe charnelle" (sacrée idée de merde ce syntagme) des soulèvements ? De quel concept va-t-on s’armer pour engager les discussions à propos de la "structuration"’ ? Le mot déjà fait fuir les plus anars et rameute les stals : c’est te dire, ça va chier. » Il y a tout plein de possibles, mais aucun ne convainc. Pour chercher il est de bonne méthode de se rappeler l’étymologie du Parti. Je n’en sais rien à vrai dire, ça mériterait des recherches ; mais j’imagine quelque chose comme ça : 1789 Assemblée nationale, on se situe dans telle ou telle partie de l’hémicycle. Il y a la gauche et la droite. Et puis ça passe dans le vocabulaire : on prend parti. Il existe des partis pris. Tout cela rend la chose difficile : c’est long, de prendre une nouvelle habitude de langage.

Mon ami me dit, un réseau. Je me réjouis de la consonance avec « rhizome » mais quand-même, ne déconnons pas. Une volte ? – la source n’est pas dégueu, mais le problème avec la volte c’est que c’est un mouvement qui tend à devenir le Tout de la Communauté ; autant dire que c’est encore par trop grevé du mythe de l’avant-garde léniniste (profondément inégalitaire, reproduisant en interne et dans son rapport avec l’extérieur tout un tas de rapports de pouvoir qu’elle veut pourtant combattre, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de différence, à la fin, entre l’avant-garde, la garde, et l’ennemi). Un mouvement : trop peu précis, vêtement trop large. À la limite des fois, si on était un poil provocateurice, on pourrait dire que ça ressemble un peu à un incubateur de start-up. « The Soulevements of the Terre, incubateur de mouvements locaux autonomes ! On fait de belles affiches et on parle à la télé ; appelez-nous pour massifier vos manifs. Satisfaits ou remboursés ! » Héhé. Le problème reste entier. Il faut pour commencer à le résoudre se remettre en vue nos fins politiques.

Ça va être hasardeux, désolé : seul.e on ne pense jamais bien, et je ne cherche qu’à lancer des discussions. Le problème du parti révolutionnaire, en gros, c’est d’étouffer les mouvements collectifs autonomes. Une organisation se professionnalise, se constitue en avant-garde d’expert.e.s ès soulèvements politiques – c’est là un réel savoir-faire, qu’il ne faudrait pas non plus négliger. Ça peut être très efficace, l’histoire l’a plusieurs fois montré, etc. Mais une vraie révolution, c’est a minima quand un collectif se réapproprie l’ensemble des moyens de décider horizontalement des conditions de vie sur un territoire donné, en annihilant autant qu’il est possible sur ce territoire les différents rapports de pouvoir (alphabétiquement : actes écocidaires, capitalisme agraire-industriel-financier-cognitif, hétéronormativité, patriarcat, racisme, scientisme européaniste, validisme, etc.). Or cela demande une activité collective d’une intensité extrême, que le Parti ne saurait jamais provoquer extérieurement. À la limite, seuls les membres du Parti connaissent une telle intensité vitale collective ; mais ça se vit, ça ne se transmet pas. Ça doit partir de soi –un soi collectif.

Le summum de ce que peut faire un parti institutionnel, c’est-à-dire un groupe qui se forme en vue de s’approprier l’État, c’est réduire quelque peu l’intensité de la guerre que mènent les macro-institutions du pouvoir (la police, l’armée, la justice, l’école, etc.) aux forces de résistance. La différence à cet égard entre la FI et un groupuscule troskiste, c’est simplement que ce dernier n’a aucune chance d’y parvenir. Mais on s’éloigne du sujet : les Soulèvements, c’est évident, ne veulent pas s’approprier l’État. Reste qu’ils ont tout de même voulu s’étendre au-delà de la ZAD. Devenir « incontournable », peut-on entendre de la bouche d’un sympathique stratège, heureux de pouvoir en découdre de manière pas totalement ridicule avec l’immonde Darmanin. On le rejoint dans cet enthousiasme ; mais pour un mouvement politique autonome, s’étendre, la plupart du temps c’est se perdre. Un autre stratège explique longuement, de façon tout aussi sympathique, joyeuse et forte, qu’il y a eu une transmission du mouvement des paysans travailleurs des années 1970 à Notre-Dame-des-Landes et qui se poursuit donc jusqu’au mouvement actuel contre l’accaparement des terres. Tout cela est donc très ancré, ça possède une histoire, une belle part de l’histoire de la liberté, mais une histoire territoriale, locale.

À vouloir changer d’échelle et excéder le local, on devient une tomate hors-sol. Mais certes à s’enfouir dans le local, on devient un végétal : un être magnifique – loin de moi l’idée bêtement positiviste de le dénigrer – mais un être qui aurait tout de même du mal à pendre Darmanin. Un changement d’échelle de la politique autonome, c’est peut-être bien ça, les Soulèvements ; et c’est exaltant. Mais comment ne pas perdre l’élan qui possède un contexte, une manière d’habiter un territoire ayant donné forme aussi à une certaine façon de lutter ? Comment ne pas priver les collectifs locaux auxquels on vient en aide d’une telle agentivité ? J’espère que vous vous posez ces questions ; vous vous les posez sans doute et je ne fais que titiller, peut-être proposer un autre vocabulaire, ou peut-être rien je ne sais pas. Les Soulèvements ne peuvent être qu’un moyen, il faut qu’à long terme ils disparaissent. Il faut que chaque ZAD, chaque lieu marginal de politique autonome, donne naissance à un tel mouvement de changement d’échelle ; que ces mouvements essaiment, s’entremêlent, deviennent indiscernables. Qu’ils ne soient jamais l’institution cible d’une insupportable projection narcissique (« je suis des Soulèvements ! et toi ? ») mais simplement les amplificateurs d’une insurrection permanente, sans nom, sans visage et vivante.

Le mouvement autonome local, la Commune, la ZAD, le quilombo, la communauté marrone produisent un son. Un son tonitruant ; c’est le son de la dignité (au sens de la dignité noire, le son de la voix de Sojourner Truth). Les Soulèvements en tant que Soulèvements ne produisent aucun son. Certains de ses membres fondateurs sont encore habité.e.s du son qu’ils ont jadis produit, qui en réalité les a produit.e.s. C’est le son de NDDL, lui-même nourri des rythmes d’innombrables autres luttes, comme celle des paysans travailleurs (grosse force à la Conf paysanne btw). Sainte-Soline a fonctionné, parce qu’on y a trouvé le son des collectifs anti-mégabassines, qui possèdent eux aussi une histoire forte. Mais de rien et de nulle part, on ne crée pas un son. Les Soulèvements ne peuvent faire qu’amplifier. Un parti ? Non, ni un mouvement, ni un incubateur, etc. Mais alors, c’est quoi, cette « enveloppe charnelle » ? Un ampli. Un convertisseur de son en signal électrique qui saura augmenter son amplitude et faire passer le courant à d’autres territoires afin qu’eux-mêmes produisent leurs propres sons – et puissent alors à la fin se passer d’ampli ou créer le leur propre.

* * *

Et maintenant, à quoi bon ? À quoi bonécrire tout ça et aller se trémousser entre Toulouse et Castres à l’heure où Gaza brûle ? Je ne sais pas vraiment, il me semble simplement que c’est mieux que de se laisser mourir, et qu’il n’y a pour l’instant pas grand-chose d’autre à faire.Il faut aussi avoir espoir, je crois, dans la potentialité décoloniale du mouvement. La lutte contre l’accaparement des terres permet de penser un communisme déseuropéanisé. Je navigue pour ma part entre le monde des colons et celui des traditions radicales noires ; les Soulèvements sont certes extrêmement loin de ces dernières – mais peut-être en France légèrement moins loin que l’ensemble des autres organisations ou non-organisations politiques révolutionnaires.

Anamas Pamous
anamas_pamous at riseup.net

[1La troisième chronique dans l’ordre, qui n’est à même le cosmos qu’assez rarement chronologique, [a précédé les autres dans le temps.

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