Que faire de nos défaites ?

Pour une mutation spirituelle dans les luttes de nature
Fred Bozzi & Stéphanie Chanvallon

Fred Bozzi - paru dans lundimatin#355, le 17 octobre 2022

Nous – militants écologistes, sommes courageux. Face aux attaques croissantes, face aux stratégies de communication de ceux qui nous roulent dans la boue, nous nous engageons fermement pour la terre, et résistons de toutes nos forces. Mais s’il y a parfois des victoires, il y a aussi des défaites. Cette réalité inquiète, et pousse certains à éviter la question : sommes-nous en train de perdre ? Pour y répondre, et affirmer que non, nous proposons de mieux appréhender la défaite. Nous – militants, amorcerions ainsi une mutation spirituelle qui, en nous forçant à élargir notre perspective, permettrait d’agir avec un nouvel esprit. Peut-être alors pourrions-nous inverser la tonalité d’une histoire colonisée pour l’instant par le mythe du progrès [1].

Il perd, celui qui sait ce qu’il va faire s’il gagne.
Il gagne, celui qui sait ce qu’il va faire s’il perd.
Machiavel

1. Une mutation spirituelle

Pour défendre la Terre, les luttes écologiques sont menées dans un fier esprit anticapitaliste. Si certains militants se méfient des implications théoriques et privilégient l’action [2], ils savent que cette dernière ne va pas sans engagement spirituel : exhausser l’intelligence des forêts et la profondeur de la mer pour se donner le courage de se battre pour elles, s’accrocher ensemble à des slogans comme « résistance et sabotage », « ZAD partout » ou « nous sommes la nature qui se défend contre l’économie ». Cette spiritualité (entendue comme intériorité affective faite de discernements et de valorisations, et qui porte à conséquence) permet de mobiliser les énergies individuelles et collectives. Elle nous donne de la force.

Et chemin faisant, ô joies, nous vivons de belles réussites. Dans l’Ouest par exemple, nous avons pu fêter l’abandon du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, ou celui des forages miniers en Centre-Bretagne. Ce sont assurément des victoires : un projet nocif a été suspendu et nous sommes cause directe de cette issue. Il y en a eu d’autres depuis, il y en aura d’autres ailleurs.

Mais il y a aussi des défaites. Elles sont indéniables quand un projet nocif pour la nature se réalise malgré nos entraves. Par exemple, quand les coupes rases se multiplient en forêt, ou quand l’augmentation des intrants chimiques favorise la prolifération des algues vertes. Evidemment, vu l’entièreté de notre engagement, ces défaites sont douloureuses : nous sommes témoins de désastres écologiques, nous constatons les avancées technologiques et économiques qui vont dans le sens de l’épuisement continu des ressources, nous comptons les blessures humaines et la disparition irrémédiable des vivants. Autrement dit quand nous perdons, nous assistons désemparés au triomphe des destructeurs-constructeurs.

Il y a de surcroit, c’est un comble, les victoires amères. C’est par exemple le cas quand ceux qui avaient lutté ensemble pour empêcher un projet se brouillent après que celui-ci a été abandonné. Nous sommes au courant que ces divisions peuvent être grossièrement orchestrées par les tenants du pouvoir capitaliste, mais voyons le peuple écologique abîmé par ces manigances (déceptions et frustrations, ressentiment et certitude d’avoir été trahi). Nous sommes ainsi renvoyés à notre difficulté à faire tenir ensemble commun de la lutte et défense de la nature, à amorcer la révolution écologique en préfigurant la société qui devra en naître.

Ou alors – seconde faille, nous prenons conscience des limites d’une victoire, et nous navrons qu’elle ne porte pas ses fruits plus loin : nous disions « ni ici, ni ailleurs », nous apprenons que les choses se sont faites en d’autres lieux. Nous nous désolons qu’il n’y ait pas d’essaimage des victoires de nature (exportation et résurgence). Nous en arrivons même parfois à nous dire que la victoire était en trompe l’œil : ce qui n’a pas été fait ici a été fait ailleurs, et c’était plus ou moins prévu, les ennemis avaient un plan B.

Voici donc que surgit un doute : nos victoires ne seraient-elles finalement qu’apparentes ? Le vertige menace : nos prétendues actions ne sont-elles que vaines agitations ? sommes-nous les marionnettes d’un spectacle capitaliste ? ne nous reste-t-il plus qu’à nous sacrifier, à marquer des points pour le royaume des militants plutôt que pour la défense de la terre ? ou alors céder au découragement et laisser les destructeurs-constructeurs tout couper, bétonner, artificialiser, numériser ici-bas ?

Non : impossible de s’y résoudre. Il faut agir pour les empêcher. Nous mobiliser, nous engager, continuer d’être la nature qui se défend contre l’économie. Il y a d’ailleurs moult raisons de ne pas se laisser aller au désespoir. Un simple raisonnement par l’absurde en atteste : là où nous ne résistons pas, les projets aberrants s’accomplissent et nourrissent des idées plus aberrantes encore (par exemple quand les méthaniseurs poussent comme des champignons et encouragent les agriculteurs à ne cultiver que ce qui pourra bien y pourrir). C’est dire qu’il y a une efficience de la lutte de nature, et qu’au-delà des simples ralentissements, celle-ci peut aboutir à des victoires pleines et entières.

Mais – on l’a vu, il y a aussi des défaites, des victoires amères. Or celles-ci pourraient sembler dessiner la trame d’une défaite de fond, nous faire craindre qu’un jour l’économie finisse par l’emporter sur la nature. C’est peut-être la raison pour laquelle certains ont tendance à ressasser les victoires ponctuelles légendaires, jusqu’à peu à peu faire de la défaite un tabou. A dénier son éventualité autant qu’ils se méfient des grands discours.

Or nous voudrions avancer ici l’idée que la peur de la défaite a ses revers. Au sein de la spiritualité de résistance (aller jusqu’au bout, ne rien lâcher), elle fait passer de la force à la crispation. La lutte se ferme sur elle-même, et c’est assez logiquement que surviennent les tensions et les rancœurs (ceux qui lâchent sont des traitres), les déchirures intestines. Exportations et résurgences sont limitées, ensemencement des luttes et récolte militante sont amoindris.

Comment faire pour dépasser cet écueil, et gagner plus largement ? Voici donc notre hypothèse : en plus de s’organiser pour atteindre la victoire de nature, il peut être bon de mieux appréhender l’idée de défaite. Plutôt que nous crisper sur l’esprit de résistance et sur la nécessité d’agir, plutôt qu’être sans arrêt tendus vers un résultat victorieux, nous aurions peut-être à gagner à envisager l’éventualité de la défaite.

Evidemment, une telle proposition est aussi déstabilisante que désagréable, individuellement et collectivement. Car détourner son esprit de la victoire désirée, c’est précisément affaiblir ce qui donne la force de se mobiliser. Et c’est assurément faire naître une contradiction entre la spontanéité liée à l’urgence et le nécessaire délai de la prise de conscience [3]. Mais il nous semble qu’envisager la défaite est une force : appréhender l’idée de défaite peut en effet nous permettre d’élargir notre perspective. Nous pourrions ainsi prévenir les victoires amères, les méfaits de la défaite, la dislocation de nos solidarités. Et vivant les luttes de façon plus ample, nous pourrions les déployer vers un ailleurs, faciliter leur résonance.

Plutôt que prétendre à bon compte utiliser les armes de l’ennemi pour les retourner contre lui, nous proposons ainsi une mutation spirituelle. Il s’agit de trouver la bonne énergie pour gagner au plus large : empêcher les projets sinistres en évitant les déchirures intestines et en exportant nos victoires ; et pourquoi pas, en affectant la spiritualité de l’ennemi. C’est donc en deux sens qu’il faut comprendre qu’« il gagne, celui qui sait ce qu’il va faire s’il perd » : il a plus de chance de gagner que s’il focalise sur la victoire pour se mobiliser, et il est déjà en train de gagner quelque chose puisqu’il ne perdra pas tout s’il perd (il est prêt à avoir perdu).

Mais ce sont là, pensez-vous peut-être, de grands discours. Alors parlons plus concrètement.

2. Trois exemples de lutte

Considérons [4] un premier exemple [5] où certains destructeurs-constructeurs annoncent une coupe rase en forêt. Ils rappellent qu’il y avait jadis des landes bergères, et prétendent logique qu’apparaissent demain des landes pour l’écotourisme, par conséquent de couper la forêt. Certains villageois sont séduits par cette idée, nous ne le sommes pas. Que faire ? Résister pour empêcher que la forêt soit rasée, soit. Mais aussi – c’est ce que nous proposons, envisager la défaite : la forêt va peut-être être coupée. Et dans cette perspective, plutôt que recruter seulement l’imaginaire de la résistance, voire l’idée de saboter les bulldozers prêts à massacrer la forêt, nous pourrions envisager de demander d’assister au travail de destruction. Pourquoi ? Parce qu’accompagner la mise à mort de la forêt, ce serait en faire une cérémonie : faire de la coupe un enterrement. Au moins aurons-nous prévenu la forêt, et pourrons espérer qu’elle continue d’exister sous la terre, prête à renaître comme les adventices. Au mieux pourrons-nous espérer transformer les destructeurs-constructeurs, les toucher par notre spiritualité (et le fait qu’ils se moquent n’aurait aucune importance : car ils tireraient leur rire de notre présence). Nous ferions en tout cas exister la forêt de la façon dont elle n’est pas censée exister, de telle façon qu’elle soit amenée à compter comme elle aurait dû compter (comme lieu aussi attirant qu’une lande bergère) pour que les autres hommes (destructeurs-constructeurs, villageois) ne la détruisent pas. Voici donc qu’apparaît l’intérêt d’envisager la défaite : que la coupe rase soit empêchée ou non, la forêt compterait. Au pire, elle entrerait dans l’histoire en tant que forêt perdue ; rituels et commémorations en activeraient la trace vivante. La mutation spirituelle nous mettrait ainsi dans une bonne énergie pour résister. A condition, évidemment, de réussir à équilibrer tension et respiration pour éviter de se ramollir.

Considérons maintenant, deuxième exemple, le mouvement Gilets Jaunes, et spécifiquement celui des ronds-points à la périphérie des villes de Province. Outre le réveil de classe, ce fut une lutte de nature : à même ces endroits invivables que sont les ronds-points, nous avons manifesté la vie humaine dans sa vulnérabilité, et montré la nécessité de réhabiter les lieux pour, au moins, ralentir la machine qui les broie et, au mieux, manifester une nature qui ne serait plus façonnée par l’économie capitaliste. Et pour le coup, il a fallu trouver le courage de résister à la violence inouïe qui nous a été opposée, mobiliser une spiritualité de lutte. Mais il faut le dire, le jusqu’au-boutisme n’a pas été sans revers : malgré les centimes arrachés, les salaires perdus et les corps blessés font séquelles. Et c’est peut-être pour ne pas interpréter les espoirs évanouis comme indices d’une défaite que certains se sont crispés sur l’identité Gilets Jaunes, quitte à trouver une presque victoire dans le vote d’extrême droite. Si tel est le cas, c’est une défaite amère. Que peut alors apporter de s’appesantir sur la défaite ? Reconnecter avec la mutation spirituelle que les Gilets Jaunes avaient eux-mêmes indiquée. En effet…

Si de belles choses nées des manifestations subsistent, si des intellectuels s’en réclament, quelque chose cloche : nous désirons depuis trois automnes une résurgence qui ne pointe pas. C’est l’heure des Gilets Jaunes, mais ils n’apparaissent pas. Il faut pourtant remarquer que leur absence d’aujourd’hui fait écho à leur mode d’existence d’hier : ils avaient surgi sur le mode de l’insaisissable, qui s’exprimait sur la forme (arrivées imprévisibles sur les ronds-points, parkings, péages) et sur le fond de la lutte (contestation du prix de l’essence, puis une myriade de revendications (ressources, santé, éducation, accès à la nature). Afin de ne pas être récupérés, ils se sont même efforcés, pour partie, d’être in-identifiables. Peut-être faut-il alors voir et valoriser la mutation qu’ils avaient amorcée : une certaine désidentification sociale. A partir de là, nous n’aurions plus à nous crisper sur le fait que rien d’aussi conséquent ne semble poindre alors que la pression sociale est plus forte, la pauvreté accrue, les risques climatiques intensifiés. Nous n’aurions plus à raviver les braises du mouvement, à faire réapparaître le motif Gilet Jaune. Nous aurions à être attentifs à ce qui a fait commun, et qui peut sourdre : non pas un idéal à singer, mais une écologie sociale (récusant l’identité sociale à laquelle ils étaient assignés, les Gilets Jaunes ont montré une façon de se soustraire à l’économie capitaliste qui façonne la nature, et manifestement incorporé une autre nature). Resterait c’est certes difficile, à connecter cette attention à de nouveaux objectifs de lutte…

Troisième exemple : Notre-Dame-des-Landes. Les zadistes le savent mieux que quiconque : la démocratie autonome ne va pas sans conflits internes. Et évidemment, ils ont tenté de prévenir le risque de dislocation inhérent à leur mode d’habitation. Mais en l’occurrence, il y a eu dislocation. Après que l’abandon du projet a été fêté avec joie, après que beaucoup sont venus faire bloc pour ralentir l’évacuation et la destruction de la ZAD (comme lieu et comme mode d’habitation), il y a eu déchirure au moment des conventions d’occupation précaire. Les uns ont prétendu signer des documents individuels pour amorcer une lutte administrative en protégeant le commun, les autres n’y ont pas cru et se sont sentis trahis. Les autorités, si elles n’ont pas créé la déchirure de toutes pièces, l’ont assurément attisée et mise en scène : il fallait séparer le bon grain de l’ivraie. Elles ont trouvé une nouvelle occasion de dénoncer l’ivraie : si l’on ne pouvait aller contre la préoccupation écologique, il y avait en ces lieux des gens qu’il fallait évacuer. L’irrespect de la loi a été mis en avant pour faire progresser l’envie de nettoyer les lieux (de Hulot qui disait que « l’écologie, ce n’est pas l’anarchie » à Aliot qui voulait « siffler la fin de la récréation »). Le tour avait beau être grossier, il a fonctionné : un certain public y a cru, et a applaudi la déchirure. En ce sens, nous pouvons dire qu’à Notre-Dame-des-landes, il y a eu défaite/victoire amère : une valeureuse population a empêché la construction d’un aéroport, mais la victoire de nature a été accompagnée d’une défaite sociale. Mieux : pour éviter de laisser croire que Nature et Société sont séparées [6], nous pouvons dire qu’il y a eu défaite du lieu et de son habitation. Il y a eu « zizanie », entendu que le terme désigne une plante qui pousse en milieu humide autant qu’un désordre mal vécu.

Que peut apporter de regarder la défaite, au-delà du fait de raviver la douloureuse cicatrice ? Nous pensons que cela peut permettre d’approfondir avantageusement la conscience de la fragilité des collectifs qui luttent pour la nature. Il faut en effet commencer par voir que ceux-ci sont tout à fait particuliers. Ce ne sont pas des groupes dont on peut attendre qu’ils soient stables : ils sont constitués par les locaux, mais aussi par ceux qui passent et par tous ceux qui viennent prêter main forte lors des moments cruciaux. Ils sont de surcroît vécus en tant qu’il n’y a aucune unité donnée [7]. Cette population ne constitue pas un corps d’armée, avec un effectif stable, répertorié et organisé. En d’autres termes ce collectif épars et hétérogène porte en lui sa dislocation … et existe en la conjurant. Il existe sur le mode du périssable, mais il est résurgent. Il est sauvage, il existe en pointillé. Et évidemment, puisqu’il est ainsi habité (l’administration ne dénonçait-elle pas « l’habitat trop dispersé » ?), le lieu existe lui-même sur ce mode : périssable et résurgent. D’où sa propension à l’essaimage : « ZAD partout » ne veut pas dire expansion-colonisation mais exportation-résurgence, et pointillé.

A partir de là, il devient possible de retourner la question et demander : comment un tel collectif a-t-il pu tenir aussi longtemps dans des conditions difficiles (pression, peur) ? Il y avait certes la résistance au même adversaire, et l’espoir d’agir pour un monde meilleur. Mais il y avait aussi, plus qu’un sol commun, une ambiance. Une ambiance qui s’immisce partout, sans être l’Etat ou la résistance à l’Etat, et qui est partagée par tous, y compris avec les plantes et les animaux : une expérience de l’humidité. Or qu’est-ce qu’un lieu humide ? Un havre de diversité foisonnante hors des monocultures et des autoroutes. Il faut ainsi voir qu’à Notre-Dame-des-landes, il ne s’agissait pas seulement de faire pousser du blé au lieu d’accueillir un aéroport, mais de chérir une zone humide avec tout ce qu’il y a de sauvage, de cohabiter avec ce tout ce qui y vit. C’est alors que la mutation spirituelle apparaît : reconnaitre la défaite de la ZAD comme lieu et comme habitation permet de la faire exister en valorisant son humidité. Désigner la zizanie qui y pousse tout naturellement ne revient plus à dénoncer l’ivraie mais à raviver sa richesse [8]. Et c’est avantageux pour se valoriser aux yeux du public en période de sécheresse : l’opposer au brûlant bitume et aux feux de propulsions que voulaient imposer les destructeurs-constructeurs en ces lieux. Et c’est ainsi qu’il devient vraiment possible de faire l’« éloge des mauvaises herbes » [9], de déclarer que nous sommes la zizanie qui se bat contre la sécheresse [10]. Même si tout cela, certes, ne règle pas le problème des tensions nécessaires à la lutte…

3. Une autre histoire

Où en sommes-nous ? Nous avons dit que la prise en compte de la défaite de nature est opératrice de mutation spirituelle. Elle permet, on l’a vu, de faire socialement vivre un lieu, malgré l’indifférence initiale des hommes, au-delà de sa possible disparition ; de prendre conscience que depuis un lieu façonné par le capitalisme peut émerger une forme de socialisation échappant à la socialisation capitaliste et à ses lieux ; de rapporter une caractéristique sociale à un mode d’habitation et à son lieu jusqu’à en dilater la portée écologique.

Evidemment, la mutation spirituelle en question ne consiste pas à suspendre l’action vers la victoire. Il y a action et spiritualité – à moins de prétendre au pur pragmatisme, ce que font parfois les militants de l’économie quand ils ont épuisé leur laïus progressiste. Pour notre part, nous affirmons qu’élargir notre perspective aidera à lutter pour la nature.

Mais à cet endroit, il faut le dire, une difficulté existe, et qui est apparue à chaque exemple : l’équilibre entre tension vers la victoire et conscience de la défaite est difficile à atteindre. Comment y parvenir ? Nous pensons que l’histoire – celle que l’on raconte, peut avoir un rôle à jouer. D’abord parce qu’elle alimente l’énergie de résistance et constitue en elle-même une respiration. Ensuite parce qu’elle appartient à la réalité de la lutte : ce n’est pas un discours parallèle délié de l’histoire objective. Pourtant il faut se méfier qu’elle opère la liaison en question de façon par trop symbolique : c’est ce qu’il s’agit ici de voir.

Et dans cette perspective, la première chose à dire est que les destructeurs-constructeurs ont un atout de taille : ils peuvent dire n’importe quoi. Avec leurs aises et leurs mensonges, avec leur plan de com’ et leurs coups médiatiques, les capitalistes peuvent se la raconter à bon compte. Un projet de bétonisation a vu le jour ? C’est qu’ils ont su vaincre les résistances. L’humanité saura apprécier les progrès réels et rire des réticences rétrogrades. Une envie d’aménagement de la nature a été contrariée ? C’est qu’ils ont eu affaire à des activistes hors-la-loi, à des chantres de la désobéissance incapables de respecter la moindre décision de justice. Bref, ils racontent toujours la même histoire : la chanson du progrès, le glorieux dépassement des obstacles, la résistance à l’illégalité (voire à la barbarie). Ils sont même prêts à raconter comment ils ont su lutter pour la sauvegarde de l’environnement.

Mais ce qu’il faut reconnaitre, c’est que les compteurs-conteurs parviennent à tisser une histoire continue, à lier victoires et défaites. Ils assurent ainsi la continuité du passé au futur et à la réalité présente de celui qui raconte l’histoire. Or nous – militants de nature, peinons à y parvenir. Parce que nous existons en pointillé, on l’a vu, mais aussi parce que nous vivons les défaites comme des coups d’arrêt, et qui sont sources de failles. Nos victoires et nos défaites sont déliées, il y a discontinuité dans la lutte.

C’est comme si nos victoires ne pouvaient être que ponctuelles, et qu’elles ne souffraient pas vraiment la mise en récit. C’est comme si l’événement de la victoire de nature ne pouvait se prolonger dans l’histoire, jusqu’à son énonciation présente : soit l’histoire qui s’articule à l’expérience est teintée de constats amers ; soit l’énonciateur recourt à la légende d’une victoire ponctuelle sans pouvoir attester de sa liaison présente avec le passé de la lutte. En d’autres termes, c’est comme si l’histoire de nos victoires ne pouvait se raconter pleinement, était coupée des forces vives et, de fait, limitée dans ses exportations et ses résurgences. Au pire, ceci voudrait dire que la trame de l’histoire relève d’une spiritualité capitaliste, ce qui expliquerait le sentiment refoulé de défaite : en ne racontant que les victoires, nous sommes peut-être malgré nous relais de leur histoire, puisque celle-ci est faite de défaites que nous ne racontons pas [11].

Dans le même temps où nous nous efforçons d’inverser le cours des choses en luttant ponctuellement, nous devrions donc peut-être chercher à changer la tonalité des histoires. Comment faire ? D’abord en considérant la lutte comme événement qui fera suite. Et surtout, encore une fois, plutôt que se crisper sur une victoire ponctuelle, en osant regarder sans peur les défaites ponctuelles et la trame de l’histoire. En nous réjouissant même que la défaite en tant que défaite est précisément ce qui ne peut être récupéré par les idéologues du capitalisme. Autrement dit en nous appropriant les défaites autant que les victoires, et en opérant l’histoire de la succession : lier victoire et défaite dans une histoire plus large, c’est accéder à une continuité qui nous serait propre. Celle-ci pourrait servir l’équilibre entre individu et collectif autant qu’entre tension et respiration : ne plus faire de l’action une césure mais la concentration d’une force qui va, donner à chacun la certitude d’être fibre du nœud collectif en lui laissant la possibilité de se dénouer. Ce serait un moyen d’exporter les victoires jusqu’à un énonciateur réel, et d’empêcher que nous échappe la trame de l’histoire.

Ainsi, plutôt que prétendre utiliser les armes des compteurs-conteurs (leur logorrhée), il s’agirait d’accepter la mutation de notre récit interne pour empêcher que leur histoire trouve encore de quoi puiser en nous, éradiquer ce sur quoi leur histoire se construit au détriment de la nôtre. Nous pourrions même espérer qu’une fois accomplie en nous, cette mutation opèrerait en eux, jusqu’à peut-être atténuer l’imaginaire capitaliste. Au mieux : favoriser les démissions et retraits. Au moins : alimenter un mouvement qui les hante eux aussi.

Ils risquent de récupérer le propos de ce texte pour anticiper l’histoire du récit qu’ils racontent ? Qu’ils le fassent. Mais de deux choses l’une : soit ils le font, soit ils le singent. S’ils le singent – par exemple en feignant d’être des adversaires loyaux face aux mauvais perdants que nous sommes, c’est qu’ils sont au moins en train d’attester d’une défaite. S’ils le font (mais sont-ils capables de profondeur ?), c’est qu’ils acceptent malgré eux une mutation spirituelle et, d’une certaine façon, lâchent un peu prise. En d’autres termes ils sont déjà pris.

Mais certes, plus qu’espérer une inflexion de l’imaginaire capitaliste, il faut agir sur leurs discours. Plutôt que s’opposer explicitement à leurs stratégies de communication, il faut les forcer à répondre de leurs actes pour que l’histoire qu’ils racontent soit celle de leur cynisme, jamais plus la belle histoire du progrès et de leur amour pour des enfants auxquels ils promettent une nature épanouissante. Et, ô miracle, sauter sur chaque occasion de leur faire avouer une défaite : par exemple, la construction sans fin de l’EPR de Flamanville. Et en l’occurrence, il faudrait qu’il nous apparaisse à nous-mêmes que cet échec est une victoire, même si nous n’en sommes pas cause directe. Il y aurait alors comme une mutation de l’idée de victoire : le sujet en serait la nature, nous serions désormais la nature qui témoigne qu’elle se défend contre l’écologie capitaliste.

Conclusion : si nous ne proposons pas un mode d’emploi, nous invitons à expérimenter une spiritualité qui viendra compléter et servir les luttes de nature. Elle pourrait contourner la revendication d’efficacité stricto sensu, qui aboutit parfois à la condamnation hâtive des « illégalités » autant qu’à celle des « grands discours ». Elle pourrait en tout cas faire un nouvel écho à la formule « penser global, agir local ». Car elle propose d’envisager la défaite pour élargir la perspective et engager la lutte avec un nouvel esprit, capable d’accueillir les aléas, l’altérité, tout ce qui fait le concret de la lutte, et de prévenir les déchirures, favoriser l’essaimage. Elle consiste aussi à manipuler un irrécupérable, la défaite en tant que défaite, de façon à récupérer notre propre histoire et, peut-être, à affecter la spiritualité adverse.

Fred Bozzi & Stéphanie Chanvallon

[1L’idée de ce texte a germé à l’été 2022 lors des rencontres « Matériaux pour des écoles de la Terre : à l’école des lieux ». Nous tenons par ailleurs à préciser que nous avons in extremis pris connaissance du numéro 514 de la revue Silence (octobre 2022). Pour ses 40 ans il célèbre « les victoires de l’écologie », « une histoire peu connue », et propose de faire « un inventaire inédit » pour empêcher que ces victoires ne tombent dans l’oubli, et pour préparer les luttes à venir. Il évoque les luttes contre le tourisme, le nucléaire, l’extension militaire, le gaz de schiste, l’extractivisme néocolonial… Il met l’accent sur l’engagement local, la puissance des mobilisations, et montre à quoi ressemblerait le pays sans elles. Il traite aussi des stratégies de lutte, de l’apport du juridique et de l’engagement du corps ; de l’après-lutte et de la répression ; des « zones grises » (quand une lutte fait ombrage aux autres, quand un projet empêché ici se fait ailleurs, quand une victoire est entachée par une déchirure intestine). Et surtout il évoque les défaites depuis un précédent inventaire (juin 2013), ou encore les victoires incomplètes (qui permettent de freiner le système capitaliste sans le changer). Bref : il traite de tout ce dont nous parlons. Mais il ne dit rien de ce que nous pourrions faire de nos défaites. Notre texte vient donc en complément.

[2Typiquement, la volonté de « sortir des grands discours » dans le dernier Appel à rejoindre les Soulèvements de la Terre  : https://lundi.am/Appel-a-rejoindre-la-4e-saison-des-Soulevements-de-la-Terre

[3Le dernier Appel des Soulèvements de la Terre signale l’« urgence absolue qu’atteste l’état du monde », et justifie l’usage des réseaux sociaux (Facebook et Instagram de Zuckerberg).

[4Les trois exemples présentent une version des événements qui ont eu lieu, sachant que d’autres versions existent – et qui appartiennent certes aux événements. L’essentiel est ici de montrer ce que pourrait être une mutation spirituelle.

[5Cet exemple a été exposé lors des rencontres « Matériaux pour des écoles de la Terre : à l’école des lieux ». Il a suscité l’idée de ce texte.

[6Voir Moore, Le capitalisme dans la toile de la vie, L’Asymétrie, 2020.

[7« L’être-ensemble » de la lutte n’est pas un donné. « C’est un paradoxe : ce qui est avant nous, et qui à ce titre constitue le véritable commencement, n’est pas présent partout et toujours, bien au contraire (…) L’espace de l’intériorité commune est susceptible d’être défait, ce qui pourrait indiquer a contrario qu’il est susceptible d’acquérir une certaine consistance » (Aspe, Les Fibres du Temps, Nous, 2018, 41).

[8Le sauvage comme traversée et force de consolidation, fond commun intouchable de la lutte. Côtoyer la zizanie, ce qui nous échappe, c’est se laisser imprégner par cette même possibilité d’échapper, ce à travers quoi nous pouvons nous relancer.

[9Jade Lindgaard (sous dir), Eloge des mauvaises herbes, Les liens qui libèrent, 2020). Ce qui est notable dans cet ouvrage collectif, c’est que l’imaginaire capitaliste le traverse de bout en bout. Seules exceptions : le texte de Servigne, mais qui insiste sur un imaginaire de victoire, et le texte de Gay, et qui insiste sur la victoire des blancs (et certes, sur la défaite des noirs).

[10Clin d’œil : en plus de rappeler que nos yeux y étaient humides à cause des gaz lacrymogènes, nous pouvons penser la forêt de Rohanne comme source d’ombre et sœur de la forêt coupée au nom des landes bergères (cf le premier exemple).

[11Tudi Kernalegenn a par exemple fait une Histoire de l’écologie en Bretagne sans intégrer la lutte adverse.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :