Le pneu au piquet

Yann Philippe Tastevin

paru dans lundimatin#266, le 7 décembre 2020

Comment s’expliquer qu’aux quatre coins du monde, les pneus ne servent pas uniquement à rouler mais aussi à brûler ? C’est à cette question que tente de répondre cette petite histoire du pneu publiée dans le dernier numéro de la revue Techniques&Culture intitulé « Semer le trouble. Soulèvements, subversions, refuges ».

« Ciel noir sur Alep : des habitants brûlent des pneus pour échapper aux bombes », titre Les Observateurs de France 24. Toutes sortes de pneus usés sont récupérés dans les garages, les dépôts ou à même les voitures immobilisées. À l’aide de sacs plastiques et de torches en tissu la multitude de monticules maillant la ville s’enflamme. Une fumée noire se dégage, protégeant pour un temps les habitants des raids aériens : « Nous n’avons pas des réserves sans fin de pneus à brûler mais nous nous félicitons de notre ingéniosité », témoigne un incendiaire. Deux ans plus tard, en 2018, le Hamas emprunte la même technique en organisant à Gaza une « journée des vieux pneus », au cours de laquelle des milliers de pneus sont brûlés le long du mur contesté. Cette fois, l’écran de fumée est utilisé pour s’approcher de l’infrastructure coloniale, sans être détecté.

Ailleurs, une fumée charbonneuse, âcre et dense, balafre l’horizon entre terminaux pétroliers, raffineries et désert de La Crau (Var). Des tas de pneus sont en flammes sur la rotonde de Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône). On est ici sur un piquet de grève. À l’horizon, les cheminées d’Arkema lâchent leur dernier pet fumeux. « C’est ici que ça va se jouer. Les manifs sur le Vieux-Port, même si on y brûlait des palettes et des pneus, ça ne sert pas à grand-chose. Si on tient dix jours comme ça, le gouvernement est à genoux… On bloque le “blanc” – kérosène, gasoil… –, c’est le nerf de la guerre ! » (Le Dantec 2016). Et on brûle le « noir » de carbone, les pneus. En Argentine, les Piqueteros montent des barricades de pneus enflammés, de clous et de bouteilles cassées ; des milliers de femmes et d’hommes s’assoient, cuisinent, mangent et dorment à tour de rôle. Le Matanzazo, premier piquet de grève massif réalisé dans le grand Buenos Aires (2000), consiste en un barrage routier dressé par 3 000 chômeurs (Rossi 2017). Si, par le passé, les travailleurs comptaient sur la capacité d’interrompre la production au moyen de la grève, limitée à l’espace de l’usine, le piquete assume aujourd’hui sa condition territoriale (Hopstein 2003). L’opération fabrique sa visibilité politique et transnationale en barrant les routes par de longs feux de pneus difficiles à éteindre. Des feux qui ne peuvent se réduire aux brasiers de palettes, à un point de chaleur et de convivialité sur les piquets. Par ses colonnes de fumées noires, ces bûchers relèvent de l’intention spectaculaire, donnant à voir le blocage sur un vaste territoire. Ils s’élèvent comme un signe, au-delà de la route nationale n° 3, qui relie Buenos Aires au pont sur le río Lapataia en Terre de Feu.

Faire écran, faire signal, désigner et occulter dans un même mouvement, le feu de pneu réunit des luttes et des résistances au sein d’un système mondial dont le couple véhicule-route est un dénominateur commun depuis plus d’un siècle. En dépit de la variété des contextes, ces dispositifs se matérialisent par l’usage invariant du pneu-énergie comme combustible primaire et universel des soulèvements. Aux quatre coins du monde s’expérimentent des formes de résistance à travers des stratégies d’occupation de l’espace et de congestion des voies de circulation. L’extension du domaine des piquets de grève en Argentine ou les usages multiples des barrages routiers en Afrique du Sud, en Guinée, au Mozambique, au Nigeria, au Chili, au Brésil, en Inde, au Canada, en Turquie (Harley 2014) cherche désormais à entraver les flux logistiques du cycle productif en exerçant une pression sur un point incandescent à l’intérieur d’une infrastructure en réseau.

Inventé en 1888, le pneu est un solide souple, composite, formé de caoutchouc naturel et synthétique, de nylon, de fibres d’aramide, de verre ou de polyester, de produits chimiques (cires de paraffine, huiles, pigments, noir de carbone, silice, résines…), de matériaux métalliques (sels de cobalt, câbles plaqués en laiton, câbles recouverts de résines). En assurant la liaison entre la roue et un réseau bitumé planétaire, le pneu est le rouage d’un vaste système technique engendré par la « voiture automobile ». Soit un cartel qui contrôle le remplacement annuel de 12 milliards d’unités produites dans 75 usines et distribuées à travers le monde. C’est aussi un stock qui ne se dégrade pas dans la nature. Un déchet polluant que l’on retrouve partout. Un combustible dont le pouvoir calorifique (75 % de carbone) dégage autant de chaleur que le même poids de pétrole.

En immolant sur les routes un de leurs excédents les plus ordinaires, les êtres humains, avec ces feux de pneus, enrayent une mondialisation fluide, retournant politiquement l’un de ses matériaux de base, et donnant à voir et à sentir son âcre matérialité.

Références :

  • Harley, A. 2014 « Pedagogy of road blockades », Interface 6 (1) : 266-296. [En ligne] : interfacejournal.net/wordpress/wp-content/uploads/2014/06/Interface-6-1-Harley.pdf.
  • Hopstein, G. 2003 « Piqueteros. Limites et potentialités », Multitudes 14 : 155-163. doi : 10.3917/mult.014.0155.
  • Jobard, F. & M. Potte-Bonneville 2004 « La grève depuis son avenir » Vacarme 26 (1) :14-15. doi : 10.3917/vaca.026.0014.
  • Le Dantec, B. 2016 « Piquets de grève. Essence ouvrière », CQFD 144.
  • Rossi, F. M. 2017 The Poor’s Struggle for Political Incorporation. The Piquetero Movement in Argentina. Cambridge : Cambridge University Press. doi:10.1017/9781316273180.
  • Tucker, R. 2015 « Rubber » in J. McNeill & K. Pomeranz dir. The Cambridge World History. Cambridge : Cambridge University Press : 423‑443.
  • Tully, J. A. 2011 The Devil’s Milk. A Social History of Rubber. New-York : Monthly Review Press.

Illustration : Lille, le 27 juin 2017. Un cortège de pompiers manifeste : ils dénoncent un manque de moyens et des restrictions budgétaires… en brûlant des pneus. © Lamiot cc by sa 4.0

Yann Philippe Tastevin est anthropologue au CNRS (LISST, université de Toulouse Jean Jaurès). Ses travaux portent sur les processus d’innovation low-tech et les circulations globalisées des technologies. Il est l’auteur du dossier « Low tech ? Wild tech ! » dans la revue Techniques&Culture. Il a été commissaire de l’exposition « Vies d’Ordures. De l’économie des déchets et du recyclage en Méditerranée » au Mucem.

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