Casse, nasse.

4 juin. Manifestation antifasciste.
« Non mais ils se trompent de combat aussi... »

paru dans lundimatin#64, le 6 juin 2016

Samedi 4 juin avait lieu à Paris, au départ de Stalingrad, une manifestation en hommage à Clément Méric, « militant antifasciste et syndicaliste tué par des militants d’extrême droite ». La manifestation, qui a réuni plus d’un millier de personnes s’est élancé sur les quais du canal Saint-Martin, en direction d’Oberkampf, avec le projet de remonter ensuite jusqu’à Ménilmontant, où se tenait un concert en fin d’après-midi.

La préfecture avait décidé de faire passer le cortège par le quai de Valmy, là où, deux semaines plus tôt, une voiture de police avait été incendiée pendant une manifestation (manifestation contre la prise de la place la République par les syndicats de police). A la suite de cet incendie, une instruction a été ouverte pour « tentative d’homicide », dans le cadre de laquelle 5 personnes ont été arrêtées, dont trois sont aujourd’hui encore en détention. Parmi ces cinq mis en examen, trois sont « accusés » de faire partie de l’AntiFasciste Action Paris Banlieue.

On pouvait se douter que dans ce contexte, le parcours imposé par la préfecture allait donc provoquer quelques « tensions ». Un agent de police avait d’ailleurs prévenu certains manifestants peu avant que le cortège ne s’ébranle : « au premier tag, on vous défonce ». Ambiance.

LE PARCOURS

La tête de la manifestation était tenue par des manifestants casqués et portant d’imposantes banderoles. A l’avant de la manifestation de nombreux chants furent lancés, en hommage à Clément Méric, en soutien aux personnes incarcérées, ou hostiles aux forces de l’ordre. Les « tags » qui étaient déposés sur les murs au fur et à mesure de l’avancée de la manifestation reprenaient les mêmes thèmes.

Un peu plus loin dans le cortège, des manifestants masqués avaient décidé - visiblement peu inquiets, ou peu conscients, des menaces préfectorales - de profiter de cette déambulation pour casser des vitrines, à l’aide de marteaux, ou du mobilier urbain. Après un hommage à JC Decaux, ces casseurs de vitrines entreprirent donc de s’attaquer à un immeuble (vitré, évidemment), sur lequel figurait, au premier étage, un panneau « emplacements à louer ».

Un manifestant curieux osa un « pourquoi ? » « Parce que quand il y a ce genre de panneau, c’est que ça appartient à de grands groupes ou à des banques ou des assurances » lui fut-il répondu.

Le curieux nous confiera qu’il voulait en fait savoir « mais pourquoi "maintenant", alors que nous sommes sur un quai, sans échappatoire, avec une ligne de policiers anti-émeutes devant le cortège ? » Sans réponse, sa conclusion resta la suivante : que le mouvement contre la loi Travail a fait naître un réflexe de la casse - pardon, de l’attaque contre les symboles du capitalisme honni - qui s’embarrasse peu de considérations tactiques.

Le réflexe se produisit à nouveau contre un magasin de chaîne Sandro - « symbole de la gentrification du quartier », apprendra-t-on plus tard - puis contre une agence immobilière qui fut ensuite délestée de son matériel informatique périmé.

Nous n’oserons pas dire qu’il y a un lien strict de cause à effet - entre casse et nasse, notons seulement la rime - mais c’est à ce moment que le cortège fut stoppé par une ligne de CRS. Beaucoup de manifestants analyseront (plus tard) la chose ainsi : « les flics ne voulaient pas que la manifestation aille jusqu’à destination de toute façon ».

Le fil des événements est difficile à reconstituer à partir de là, mais la police, gaza, chargea, envoya des grenades de désencerclement, blessa gravement plusieurs manifestants (bras cassé, cuir chevelu ouvert), tandis que les manifestants leur lancèrent un nombre non négligeable de projectiles.

Après plusieurs charges, et un gazage conséquent du canal Saint-Martin, la tête de cortège explosa, le camion du syndicat Sud-Solidaires traversa la foule et le nuage de gaz, une première ligne de policiers le laissa passer pour mieux « couper » la manifestation juste derrière lui.

A l’arrière de la manifestation une ligne de policiers s’était aussi positionnée. A droite de la foule il y avait des murs, à gauche un canal. Commença donc une « nasse » (technique d’encerclement policier importé d’outre-Manche que nous avons largement documenté ici même), qui concerna plusieurs centaines de personnes.

LA NASSE

Une partie des manifestants avait pu s’eclipser, une autre accompagnait le camion de Sud - qui négocia de pouvoir continuer son chemin jusqu’à une bouche de métro. Et le reste était donc encerclé. La manoeuvre policière visait à mettre fin à la manifestation, à la disperser au compte-goutte et à procéder à un contrôle massif des identités. Un contrôle qui n’avait visiblement pas pour vocation de mettre la main sur les auteurs de tel ou tel délit, mais simplement de recenser les participants à la marche. « Dans quel pays sommes-nous ? » demanda un manifestant.

Il était possible de sortir de l’encerclement en étant fouillé et en présentant une pièce d’identité qui était photographiée ou recopiée à la main par un policier sur une feuille de papier. Les personnes n’ayant pas de pièces d’identité étaient maintenues sous surveillance, à l’écart - elles seront plus tard embarquées.

L’ambiance restait bon enfant dans le rassemblement enfermé, quand bien même certaines personnes resteront là pendant 4h, sans avoir la possibilité de boire, manger, pisser. A un manifestant qui réclamait de pouvoir aller uriner ailleurs que sur les autres personnes massées là, un CRS lui répondit qu’il pouvait se servir d’une bouteille plastique. Le manifestant obtempéra. On ne sait pas ce que les CRS répondaient aux filles.

On interrogea un groupe d’amies (bloquées là comme tant d’autres) sur la situation.

Ce qu’ils font là ? C’est une humiliation pour nous faire passer le goût de manifester. Sauf que c’est mal barré : ça doit faire la 17e manif qu’on fait depuis 3 mois, et on continue d’aimer ça. C’est aussi pour mettre à jour leurs fichiers. Tu vois là, ils vont se faire chier dans leurs bureaux à recopier les 250 identités qu’ils auront relevé, et ça fera des petites fiches pour tout le monde 

Oui, mais qu’est-ce qui a amené à cette situation ? « Déjà c’était pas très malin de tout pêter à cet endroit [quai de Valmy], alors que tout le monde savait que c’était un piège. Ils auraient pu attendre un peu… [Elle rigole] » « Non mais c’est chiant, on est pas assez organisés, on n’arrive pas à décider ensemble » « De toute façon tu peux pas, tu as vu le nombre de gens qui ya » « Mais regarde la dernière manif [le 26 mai], sans se concerter il y a plusieurs centaines de personnes - toute la tête de manif - qui a essayé de partir en manif sauvage. » « Il y a des fois où on veut tous la même chose et des fois non » « Là c’est quand même la honte, quoi »

Un autre groupe parle de la police, des affrontements, de la voiture brûlée. « Non mais ils se trompent de combat aussi les mecs, ils jettent des canettes sur les CRS qui sont juste postés là, ça sert à rien ».
Mais…
« Ils se trompent de combat : c’est la BAC qu’il faut n…. »
Est mis en cause le comportement des agents de la BAC en manif, mais aussi leur rôle quotidien.

« Non, mais surtout c’est les RGs et la BIVP, eux il faut les déf… » La quoi ? « La BIVP ! C’est eux là-bas ! Regarde ils se marrent… » Les policiers en civil qu’il pointe sont en effet en train de faire une bataille d’eau avec des pipettes de sérum physiologique. Puis l’un d’entre eux lance un masque à gaz (laissé par terre par un manifestant) sur un autre. Il rient. Un de leur collègue filme le rassemblement du haut d’une passerelle, et pointe des gens du doigt en parlant avec un autre. Enfin d’autres civils (beaucoup ont les mêmes sac à dos gris) participent au contrôle d’identité massif, en notant les noms des participants à ce rassemblement forcé. L’un d’entre eux gardera un masque anti-poussière pendant 4h.

Tu vois, eux, quand je les vois, je les hais. Comme tout le monde qui a fait des manifs depuis le début du mouvement en vrai. Cette nasse c’est juste pour eux et les RGs ; c’est leur petite vengeance ; là ils kiffent ; et puis comme ça ils notent des noms, prennent des photos et ils pourront raconter n’importe quoi pour des interdictions de manifester ou pour balancer des gens quand il y aura une autre voiture de police qui brûlera.

STOP. Pour aider à la compréhension il faut expliquer que depuis le début du mouvement contre la loi Travail de nombreuses interdictions de manifester ont été distribuées à des militants à Paris (il y aussi eu des « contrôles inopinés » à la sortie des domiciles de militants les jours de manifestation). Ces interdictions (permises par l’état d’urgence, toujours en vigueur) sont étayées par des « notes blanches ». En somme les militants sont « accusés » (sans pourtant être poursuivis pour ces faits) d’un certain nombre d’exactions, sur la seule parole des services de renseignement. Ce qui justifie donc de les empêcher de participer à de nouvelles manifestations. Ce manifestant pense donc que les opérations de « fichage » comme celle opérée ce 4 juin, servent notamment au montage de « dossiers » d’interdiction.

Quant au fait d’évoquer l’affaire de la voiture de police inendiée : selon le Parisien, c’est « la Direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) [qui a fourni] à la police judiciaire les noms de quatre suspects ». C’est un agent des RGs qui a prétendu (d’abord anonymement) avoir vu les suspects autour de la voiture de police (sans pouvoir dire précisément qui a fait quoi) avant son incendie - seule pièce à charge actuellement dévoilée par la presse, et contestée par la défense.

Enfin, rappelons que les policiers de la BIVP - brigade d’information de la voie publique - ont notamment pour mission de collecter des informations sur les manifestations (notamment en s’y « infiltrant »), mais ils procèdent aussi à des interpellations. L’un d’entre eux (un certain "Manu") a été blessé (fracture de la machoire) lors de la manifestation du 28 avril.

Sur cette première photo on aperçoit l’un des policiers en civil pointé du doigt par notre interlocuteur [source : taranis news]. Sur la seconde, des agents de la BIVP en action lors d’une précédente (et bien plus ancienne) manifestation [source : paris-luttes.info].

PAS DE PAPIERS

Les discussions enflammées au sein de la nasse sont finalement interrompues par des mouvements de CRS. Une compagnie de gendarmes mobiles arrive sur place. Et incite les derniers récalcitrants à sortir du rassemblement cinq par cinq pour aller se faire fouiller/contrôler. Les « sans-papiers » qui avaient été mis dans un coin ont été embarqués. Ceux et celles qui étaient encore dans la foule sont amenés les uns après les autres dans un bus de la préfecture de police. Cela fait plus de 5h qu’ils sont empêchés d’aller et venir afin (soit-disant) de procéder à leur contrôle d’identité, et c’est donc seulement maintenant qu’ils partent pour le commissariat.

Problème : lorsque des agents de police suspectent un délit (ou sur réquisition du procureur) ils sont autorisés à contrôler l’identité d’une personne. Si « l’intéressé » n’est pas en mesure de justifier de son identité il peut « être retenu sur place ou dans le local de police où il est conduit aux fins de vérification de son identité. » Mais, outre le fait que la personne doit être présentée immédiatement à un OPJ qui doit lui offrir la possibilité de justifier de son identité, et qui doit lui permettre de prévenir sa famille :

La personne qui fait l’objet d’une vérification ne peut être retenue que pendant le temps strictement exigé par l’établissement de son identité. La rétention ne peut excéder quatre heures, ou huit heures à Mayotte, à compter du contrôle effectué

(Pour information, si la police juge que les éléments de « preuve » apportés par la personne retenue concernant son identité (coup de téléphone à un proche, informations trouvables sur inetrnet, etc.) sont inexacts, elle peut, sur autorisation du procureur procéder à la prise d’empreintes digitales ou de photographies (« lorsque celle-ci constitue l’unique moyen d’établir l’identité de l’intéressé. ») En cas de refus la personne contrôlée risque des poursuites.)

Toujours est-il que le délai de 4h de rétention ayant été dépassé, il semblerait que les personnes emmenées en car jusqu’au commissariat du XVIIIe aient réfusé de sortir du véhicule. Elles réclamaient qu’un officier de police judiciaire leur précise le motif justifiant le contrôle et l’heure à partir duquel ce contrôle avait commencé. Il faut saluer la lucidité de quelques uns des manifestants embarqués qui ont eu l’idée (lumineuse) de devenir à ce moment-là tatillons. (Il faut aussi féliciter les quelques policiers et gendarmes qui savent encore être si procéduriés.)

L’OPJ a ainsi demandé aux gendarmes accompagnant les « contrôlés » l’heure de début de la vérification d’identité. Mais les gendarmes n’étaient arrivés sur place que deux heures après le début de la nasse. Les CRS ayant procédé à l’encerclement n’étaient pas là au commissariat. Les gendarmes et les policiers se sont embrouillés (tradition française). L’OPJ a contacté le parquet, qui a finalement décidé de faire libérer les personnes en cours de contrôle. Le bus est donc ressorti de la cour, et finalement les personnes enfermées à l’intérieur ont pu en sortir.

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