Le plus bel âge

(Une jeunesse maltraitée)
Olivier Long

paru dans lundimatin#293, le 21 juin 2021

Frédérique dit « regardez ! des islamo-gauchistes ». De quoi s’agit-il de détourner le regard ? D’une université en vrac, laminée par les mesures sanitaires. Comme celles et ceux qui la peuplaient. Se souvient-on que dans les locaux universitaires vivaient des étudiants ? Olivier Long, maître de conférence à la Sorbonne, en recroise encore. Il décrit ici les corps et les esprits abimés.

« J’avais vingt ans. Je ne laisserai jamais personne dire que c’est le plus bel âge de la vie »
(Paul Nizan, Aden Arabie, Paris, éditions Maspéro, 1976, p. 53)

Au quotidien, les viols physiques et la maltraitance psychique, en augmentation respectives de 11 et 9 % depuis plusieurs années, sont des attaques massives subies par les nouvelles générations. Il faut avoir les paupières cousues pour ne pas percevoir la réalité quotidienne de ces violences quand on travaille à l’Université. Aujourd’hui la pandémie montre à nu le visage de cette nouvelle misère en milieu étudiant.

Cette semaine, c’est la dernière session de rattrapage des examens à la faculté des Arts de la Sorbonne. On m’annonce que 50 % des étudiants de première année ont définitivement quitté notre bel établissement après une deuxième année de confinement. À l’occasion de ces épreuves, nombre d’étudiantes présentes annoncent qu’elles n’ont pu assister aux examens pendant l’année parce que leur père ou leur mère étaient mortes ou qu’elles avaient eu des « soucis familiaux ».

Tous se succèdent pour présenter leur dossier artistique. Un cortège de fantômes se présente : lot de corps filiformes, de bras scarifiés, de torses voûtés, d’avant-bras aux doigts immenses qui sortent de gros pulls de laine en pleine canicule. Il y a les articulations disproportionnées qui saillent des chairs transparentes, blafardes et sans épaisseurs, les tendons qu’on peut compter comme sur un écorché d’anatomie. Dans la moiteur de juin, les regards fiévreux tentent de réchauffer des silhouettes squelettiques.

L’anorexie aurait-elle frappé autant que le Covid ? Quand il s’agit de dessiner son propre corps, certains travaux présentent des zones névralgiques. Il y a ce qu’on ne peut plus dessiner, plus toucher, plus montrer : un ventre disparait, des figures s’effacent pour se perdre, certaines parties de l’anatomie sont effacées, un regard est absent. Plusieurs représentent la figure d’un arbre mort, perdu au milieu d’une immense nuit, parfois sous une tempête de neige et annoncent : « - C’est moi ». La même image se répète et revient de manière obsessionnelle. Nombre de travaux présentés en disent long sur l’impossibilité de se développer physiquement, comme si l’on était condamné à l’hiver éternel ou au mitard mental à perpétuité.

Une jeune femme présente une série de photos dont la surface a été scarifiée comme le font les actionnistes viennois. On y voit des jeunes filles au regard énucléé posant dans une salle de bain « familiale » (l’étudiante tient à le préciser). Ces corps subissent au long cours les conséquences d’une maltraitance confinée. Les clichés aux mises en scène étudiées documentent une vie sans issue, dans l’espoir que puisse se dire l’indicible. Autant de procès-verbaux d’un formidable déchirement de soi.

L’art est souvent une manière de montrer quand dire est impossible. Lorsqu’une parole sort de ces corps muets, parfois tente de s’exprimer un projet. On sent dès lors les mentons qui tremblent, les larmes qui montent. Je me dis que symboliser un peu ce sera toujours ça de pris sur le malheur. Il y a parfois dans certains travaux une fenêtre de sortie, une forme de plasticité qui induit un processus. La transformation des matériaux (c’est cela les arts plastiques) ménage parfois une issue pour se trouver un chemin qui sera transformation de soi. Ce sera le travail de toute une vie, un effort lent pour métamorphoser les forces de destruction qui nous habitent en création. Il faudra travailler longtemps pour la désamorcer la bombe sur laquelle chacun d’entre-nous est assis.

Violences intrafamiliales, viols psychiques, tentatives de viols, agressions physiques, usage de narcoleptiques pour violer en toute tranquillité ses « ami.es », dans des chambres d’étudiant.es. Des corps anonymes et amnésiques sont offerts dans des arrière-salles de bars parisiens. Je reçois les certificats médicaux de praticiens qui détaillent les conséquences de ces attaques sur les âmes : « Troubles anxieux et pensées récurrentes, trouble du sommeil, troubles anxieux avec attaques de panique, idées suicidaires, trouble de la concentration grevant les études, tristesse interne, incapacité à se projeter dans l’avenir ». Quand la police est alertée, souvent l’enquête patine faute de preuves flagrantes.

Il n’y a pas que les agressions verbales dans la rue, les insultes dans les transports en commun et les pratiques d’évitement dans l’espace public que subissent ces jeunes femmes. Le viol des corps est préparé par un contexte d’intrusions mentales et de violences familiales. Une multitude de micro-harcèlements préparent cette prison mentale. Le contexte général c’est celui d’un harcèlement familial, scolaire, professionnel, dans une société globale de prédation. À force de narcissisme, de carrières illusoires, de transformation de tout et de n’importe qui en objet à cannibaliser, une société entière est devenue psychotique, avec pour principale caractéristique : le déni constant de toute réalité des attaques comme de toute culpabilité des agresseurs. Théâtre de la cruauté, cette vie est un hôpital sans médecins où l’« on se bouffe les uns les autres » avouent les plus lucides et souvent les plus violents.

La fille d’un ami vient se réfugier les week-ends depuis deux ans à l’atelier. Ce samedi, elle part en crise d’angoisse à une heure du matin. Nous voilà réveillés par un flot de larmes impossible à calmer. C’est très impressionnant. Son ancien petit copain, jeune acteur français sous crack, l’a frappée et violentée durant trois ans. À l’époque nous avions posé une main courante pour menace de mort au commissariat, cela n’avait pas été évident. Deux ans après, comme se consume une mèche lente, le choc post traumatique refait surface. C’est une grenade à fragmentation qui lui éclate maintenant au visage, avec tellement d’éclats que lorsqu’il s’agit de décrire les agressions : il y a un blanc. Elle ne visualise plus les scènes vécues, parties quelque part au pays des cauchemars. Seule demeure l’intensité de la sidération, le blast mental.

J’envoie cette jeune fille chez une amie psychiatre en urgence. D’habitude celle-ci gère sous hypnose les images qui empêchent des enfants de survivre : les rescapés d’un attentat au Stade de France par exemple, on les a enfermés pendant l’assaut dans un transformateur EDF. Ils ruminent maintenant ces images auditives jour et nuit. Mon amie fait des miracles, elle enlève ces images sous hypnose. Elle me dit qu’il faudra des années pour résoudre le fond de l’affaire pour la fille de mon ami, parce que le transgénérationnel s’en mêle.

Pourquoi cette épidémie de scarifications dans toute une génération ? Je me dis que là où ça coupe, là où ça résiste, il y a encore du réel malgré tout. Toute vie ne vous est pas complètement volée. Maigre consolation quand on a vingt cicatrices sur chaque bras. Parfois le soir, le délire attend, patiemment tapi dans l’obscurité, avec son vilain sourire de camarde. Une étudiante qui vivait pendant ses vacances dans une cité me racontait la fac comme un mode étrange et étranger. (Après sa licence, elle aurait voulu devenir « dealer ». Mais elle « n’en avait pas le charisme » selon elle). La nuit, terrée dans sa chambre d’adolescence, elle avait peur de son double, cet autre d’elle-même, étudiante cruelle qui frappait à sa porte pour la tourmenter.

Pour moi ces violences sont devenues une routine depuis qu’au premier confinement, un hôpital nous a confié une parente. L’adolescente avait 14 ans, et deux tentatives de suicide au compteur. Sa mère, très intrusive et trop présente la persécutait, l’enfant s’évadait en avalant des cachets. Nous n’en savions rien avant de vivre ce cauchemar avec elle. Tout cela s’est terminé chez le juge des enfants. C’est ainsi que nous sommes devenus famille d’accueil sans nous y attendre. Il y a peu, la mère (que la justice empêche d’approcher sa fille) a pris comme défenseur l’avocat de Francis Heaulme… Tout un programme.

La violence n’épargne pas les garçons, c’est moins massif, moins verbalisé, mais on apprend cela au détour d’une conversation. C’est tout aussi foudroyant. Les derniers humains que j’ai vu aussi mal en point rentraient des combats d’Afghanistan et des massacres de Centrafrique. La seule différence, c’est qu’au sortir de la guerre au soleil sur le sable chaud, quand tes copains avaient explosé sur une mine et que tu rejouais la séance chaque nuit dans ta tête, ce que t’offrait l’armée comme viatique, c’était trois jours de Thalasso à Chypre. La classe.

Maintenant c’est comme si les chocs post-traumatiques affectaient aussi les civils devenus victimes collatérales d’une guerre sans nom. Aurions-nous basculé dans la guerre totale ? Pour se donner une stature napoléonienne, Macron a affirmé que le Covid était une guerre. Du point de vue des effets c’est effectivement une boucherie.

La guerre est le grand phénomène humain qu’on cache partout parce qu’elle ne serait plus d’époque. Mais elle passe maintenant par d’autres moyens, plus insidieux que les bombardements massifs, l’agent orange, le napalm ou la famine. Les lignes de front de cette guerre sans nom passent par des lignes de fractures plus discrètes, à la fois interne et externes aux sociétés occidentales.

Quand les chinois poussent des sociétés de mercenaires russes en Syrie c’est un savant mélange de guerre commerciale et d’assassinat ciblés. Quand les russes gouvernent en Centrafrique pour se procurer les mines d’or et les diamants de feu Jean-Bedel Bokassa 1er, le groupe Wagner mène une guerre méconnue du grand public. On dira que c’est ce qu’ont toujours fait les européens. Ceux-ci ne venaient pas à l‘origine chercher des esclaves en Afrique, mais l’or mythique des mines de Guinée et du Zimbabwe. Mais là, avec la mondialisation, la Chine est rentrée dans cette course à l’Eldorado, on change d’échelle. Exactement comme l’esclavage a changé d’échelle quand il a été organisé à l’échelle européenne ou quand il a subi la pression d’un capitalisme beaucoup puissant que la traite orientale. Aujourd’hui on dégage la force Barkhane du Mali et dans un jeu de domino, la place est immédiatement prise par les russes qui servent de supplétifs aux chinois. La Chine achète des ports entiers dans la corne de l’Afrique et lutte contre les sociétés françaises pour le contrôle des aéroports de la région. La guerre sale continue, plus loin, par d’autres moyens, et on taxera d’illuminé quiconque prétend que c’est le retour de la guerre froide. Mais comment croire que les opérations extérieures ne minent pas nos sociétés de l’intérieur ?

Les femmes semblent des victimes toutes trouvées d’une guerre mondiale en cours : guerre commerciale, guerre de leadership, guerre sociale. Dans toute guerre le bilan le plus lourd est du côté des civils. Les guerres civiles sont les plus terribles : c’est ce que disaient les réfugiés espagnols des années 30 ou plus récemment ceux qui ont connu la guerre en Algérie dans les années 90. Le viol, les intrusions de toutes sortes et autres tortures psychiques sont les dégâts collatéraux d’un capitalisme cannibale devenu fou. Et tout cela ne doit pas cacher d’autres dégâts collatéraux : inégalités de salaires, inégalités de logement, discrimination à l’embauche. C’est peut-être la raison pour laquelle, pour guérir les effets des guerres asymétriques, pour le terrorisme comme pour les maltraitances de toute sorte, on use maintenant des mêmes outils thérapeutiques. Le viol, l’esclavage, les discriminations sont depuis toujours le produit des guerres, qu’elles soient conventionnelles ou non, commerciales ou non, symboliques ou physiques, et cela pour combien de temps encore ?

En attendant, à Paris, on continue des carrières, on poursuit dans les amphis des débats sur des histoires de point d’honneur pour savoir si des militant.es détruisent notre belle langue en modifiant la ponctuation. On se demande qui est woke ou pas woke, cancel ou pas, islamo-gauchiste ou rétro-progressiste. Il y aura toujours des carrières à faire. Mais pour ce qui est des violences exercées sur toute une jeunesse, vu ce que nous côtoyons tous les jours dans les universités, à un tel niveau de déni de réalité, il ne faut pas s’étonner que le pays aille mal et que le pire devienne la norme.

Olivier Long
Illustration : René Magritte, Les jours gigantesques,1928, Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf.

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