Le moment destituant d’octobre au Chili

Entretien avec le philosophe Rodrigo Karmy

paru dans lundimatin#234, le 21 mars 2020

Ces derniers mois il a été beaucoup question de l’explosion du 18 octobre au Chili. Il se peut qu’il n’y ait de meilleure chronique de ces événements que L’avenir s’hérite : fragments du Chili soulevé (Sangria Editora, 2019), du philosophe chilien Rodrigo Karmy, un livre singulier qui mêle un regard perspicace, à chaud, sur la séquence des mois d’octobre et novembre avec la densité réflexive qui prépare d’autres conditions pour habiter la fragmentation du monde.

Cette constellation s’approche de la révolte chilienne avec le pathos de la distance, en abandonnant les habituels titres et moulures avec lesquelles parfois on essaye de réduire les turbulences d’un événement d’une telle envergure. Dans son écriture, Kramy s’intéresse à la libération de l’énergie destituante et expérientielle de la révolte qui sème le désordre dans l’espace de la métropole et dans ses grammaires. Il rend explicite, de cette façon, l’articulation entre la vie et la pensée que défait la prison instrumentale de tout signifiant « maitre ». C’est peut être là le défi du moment chilien pour toute pensée qui veut se rendre libre et sans barrières internes.

Rodrigo Kramy est professeur de philosophie et d’études arabes à l’Université de Chili. Il est l’auteur des livres Politiques de l‘excarnation (2014), Ecrits Barbares : essais sur la raison impérial et le monde arabe contemporain (2018), et plus récemment de Fragment du Chili (2019). Il est connu comme l’un des « averroïstes latino-américains ». Kramy a un des regards le plus sagaces sur le panorama de son pais et de la crise de légitimité de la gouvernementalité de la région. Nous profitons de cette occasion pour converser avec Kramy sur l’octobre insurrectionnel chilien qu’il a situé sous le signe de la puissance destituante.

[Entretien mené par Gerardo Muñoz [1] - Traduction : Josep Rafanell i Orra - Photos : kibayebra]]

Rodrigo, je te remercie d’avoir bien voulu répondre à ces questions autour du moment chilien qui a fait l’objet d’un travail d’élucidation dans ton livre L’avenir s’hérite (Sangria Editora, 2019). Commençons par le titre lui-même : face à une révolte que certains ont nommé « expérientielle », pourquoi retourner au topoï de la période de l’Unité Populaire ? Pouvons-nous parler d’un avenir à l’intérieur de l’interregnum « épocal » que nous vivons ?
Je pense que l’Unité Populaire opère comme un « jamais a eu lieu » qui fait irruption à certains moments de notre présent. Pour moi, l’Unité Populaire est une expérience, c’est-à-dire une interruption du continuum historique du Chili et en même temps un processus qui l’excède. Dès lors, dans les multiples soulèvements populaires qui ont eu lieu pendant la dernière décennie, ce passé resurgit non plus sous la forme de l’Unité Populaire, mais en relation à la demande historique et aux désirs collectifs de démocratisation qui furent enterrés avec le coup d’État de 1973. A mon sens, il est de la plus grande importance de dire que l’héritage de l’Unité Populaire ne réside pas dans le sentiment d’un « mauvais gouvernement » que les intellectuels de l’orde lui attribuent, mais dans la transmission d’un a-venir au milieu d’un présent devenu intempestif. Malgré la philosophie de l’histoire qui promettait un futur brandit par son discours, l’héritage le plus radical de l’UP n’a jamais été le « futur » mais « l’a-venir » ; non pas une restitution du continuum, mais l’interruption qui submerge un présent en mesure de devenir autre, qui nous traverse, nous mêle à d’autres temps et à d’autres espaces. On pourrait dire ainsi : si le « futur » impliquait une philosophie de l’histoire dans laquelle il y avait un idéal a atteindre, le a-venir c’est plutôt un temps au milieu du temps, une possibilité au milieu d’une actualité. Il ne s’agit pas pour autant d’un « au-delà » vers lequel nous nus dirigeons, mais de la possibilité qui troue l’ordre sécuritaire et fasciste que nous vivons.
Il y a plusieurs parallèles entre les Gilets Jaunes et l’Octobre chilien. On pourrait parler d’une nouvelle « politique de l’expérience », irréductible à ce que furent les occupations des Places lors des mouvements de l’année 2011, mais aussi aux demandes « d’équivalence » de la logique populiste. Tous les énoncés dans la révolte chilienne ont une forte charge d’expérience contre le establishment politique : « évasion », « ce ne sont pas les 30 pesos », « nous ne sommes pas en guerre », etc. Jusqu’à quel point on peut parler de cette dimension expériencielle comme d’une phase supérieure aux révoltes « horizontales » des occupations de places ? La nouveauté réside dans ce déphasage ?
Peut-être. Nous pourrions dire que l’irruption de l’expérience comme champ politique n’est pas une « phase supérieure » mais justement « inférieure », une réponse « faible » - dirait Benjamin - qui ne se laisse jamais réduire aux « demandes d’équivalence » et à sa politique institutionnelle. Lorsque les lycéens disent « s’évader » et se réfèrent à « leur absence de peur » comme attitude contre le pouvoir, ils font de l’instant politique une fête destituante qui restitue la vie à ses images et les corps à leur puissance. La vie fait de telle sorte alors qu’imaginer, agir et penser se rejoignent dans la même intensité et que les corps font exploser les mécanismes de domestication. Dans ce sens, le nouveauté, me semble-t-il, c’est que la révolte émerge sans philosophie de l’histoire, dans un geste proprement comique, qui n’essaye même pas de prendre le pouvoir, ni de négocier avec lui, mais plutôt de le mettre à nu, d’exposer son caractère radicalement arbitraire et son absence de fondement. Autrement dit, l’expérience de l’insurrection populaire assume un caractère destituant (telle que la trace laissée par Benjamin avec Agamben le révèle à propos de la puissance) qui dépose le savoir-pouvoir et où les peuples assument, pour une fois, que rien ni personne ne se trouve placé « derrière » (ou au-delà) pour le sauver.

Mais il y a de branchements et de bifurcations dans la séquence temporelle du soulèvement. Dans quel sens 2019 traverse et coupe en même temps l’important mouvement étudiant de 2011 ?
On pourrait dire : le mouvement étudiant fut la première contestation radicale de l’ordonnancement constitutionnel de Pinochet, mais fut la dernière forme de protestation « pastorale ». Les étudiants furent les leaders du processus et les dirigeants politiques furent les interlocuteurs des gouvernements de service. Il y eut Camila Vallejo, Giorgio Jackson et d’autres. Lors d’octobre 2019 il n’y a pas de visages, et même, nous assistons à une logique « implosive » à chaque fois que quelqu’un prétend capitaliser la révolte. En d’autres termes, le mot nietzschéen « crépuscule » est encore bien trop progressif : ici, chaque dirigeant se crashe et s’enfonce dans la trame d’une révolte que personne ne contrôle, dirige ou conduit. Aujourd’hui, les quelconque ont retrouvé leur puissance et il n’y plus d’interlocution possible, puisque toute forme d’interlocution avec l’État suppose la construction d’un système d’équivalences qui a explosé.
Faire obstruction à l’équivalence c’est bloquer les flux de la métropole. Et dès lors, le problème de l’espace est décisif. Certains ont remarqué [2] que ce n’est pas un hasard si le la détonation a eu lieu autour de la question du Métro – le symbole mésocratique de Santiago, ce qui permet d’ouvrir la discussion sur l’organisation et l’infrastructure des territoires dans une époque où les appareils de gouvernement se saisissent de la territorialité, les statistiques appliquées à la population et les infrastructures. Peut-on parler d’une révolte contre tout ce qui suppose le design de la métropole ?
Dans un certain sens, oui. Parce que le Chili a une histoire très singulière, souterraine, d’articulation démocratique très importante qui passe par la constitution de cabildos [3]. Et ceci avant la République. Si les révolutions modernes ont les Conseils comme agencement basiques qui catalysent leurs processus, les républiques latino-américaines, et en particulier le Chili, ont les cabildos comme instances collectives de délibération qui défient la centralité du pouvoir. On peut dire que la République est né des cabildos, mais que ceux-ci furent remplacés en vertu du monopole exercée par la République elle-même, laquelle d’identifie sans la moindre fissure avec l’État et sa matrice « portolienne ». Diego Portales – un entrepreneur du tabac du XIXe siècle – imposa un modèle d’État autoritaire explicitement conditionné par le supposé « manque de vertus civiques ». Ce qui, me semble-t-il, continue à rester d’actualité à chaque renouvellement du pacte oligarchique qui s’est cristallisé dans les diverses constitutions politiques, y compris celle de 1980, encore en cours. Toutes ont toujours soutenu cette visée centralisatrice. Et aujourd’hui, avec la multiplication de cabildos et assemblées citoyennes, ce à quoi nous assistons c’est à la mise en cause de cette matrice « portalienne » que la dictature civile-militaire nous a laissé en héritage. Le cabildo, est le signe de l’existence d’un agencement collectif qui est en train d’être revitalisé avec la révolte.

Dans ton livre tu évoques une très belle hypothèse : la puissance du rythme qui est au coeur du mouvement. Un rythme qui n’est pas une simple séquence de sujets, mais la transfiguration du temps lui-même en relation avec l’agir ; comme si, en quelque sorte, il y avait la suspension de la médiation non seulement entre l’institution et le mouvement, mais encore entre l’action et l’imagination, entre le plan sensible et le plan spatial. Pourrais-tu approfondir un peu plus cette hypothèse qui nos permet de mieux comprendre le déroulement de ces derniers mois ?
Il y a sans doute beaucoup des choses à dire sur la rythmicité de la révolte. Ici, je ne vais évoquer que l’existence de ce que j’ai appelé des « marqueurs rythmiques » qui définissent, ou plutôt organisent, le devenir de la révolte. D’après certaines lectures je dirais que les marqueurs rythmiques ce sont le fonctionnement stratégique d’une révolte sans avant-garde qui la planifie. Lorsqu’on a une avant-garde c’est le sujet « suppose savoir » qui planifie la stratégie. Lorsqu’elle n’existe pas ce sont diverses vagues d’imagination qui donnent la marque rythmique de la révolte ; d’abord ce furent les lycéens surgissant des souterrains du métro ; puis les mouvements féministes qui marquèrent le rythme de la révolte. Il y a une rotation permanente qui où se rendent visibles des vagues précises qui apparaissent et disparaissent, se montrent et s’occultent. Je pense que c’est cela que nous pourrions appeler un rythme : une vague d’imagination populaire dans laquelle l’irruption prend divers visages, fait tourner des formes multiples sans qu’aucune puisse capturer complètement le processus. Pa exemple, au moment où la révolté était en train d’être violemment criminalisée par le gouvernement, apparaissent Las Tesis et leur chorégraphie qui soustraient la révolté du piège que lui tendait le pouvoir. Et pendant un temps, il est possible de désactiver le clivage « ami-ennemi » imposé par la rationalité étatique.

Une autre des catégories qui émerge dans ta cartographie, à laquelle tu as fait allusion plusieurs fois, est la question de l’« imagination ». Evidement, l’usage de l’imagination n’a plus rien à voir avec le mot d’ordre soixante-huitard de « l’imagination au pouvoir ». Mais plutôt avec une région « averroïste ». En quel sens pouvons-nous parler de cette révolte comme d’une éclaircie vers l’imagination commune ?
Cette question est indispensable. Surtout que la révolte fonctionne comme une sorte de seuil à partir duquel l’imagination cesse d’être une faculté psychologique érigée dans le Sujet (ce que Henri Corbin appelait « imaginaire ») pour devenir une force transformatrice qui nous traverse et dans laquelle nous habitions (ce qui, en propre, devient « créateur » et que, toujours Corbin, appelait « imaginal »). La révolte redonne à l’imagination son caractère « d’intermonde » dans lequel passé et présent s’imprègnent radicalement l’un à l’autre configurant alors ce que Furio Jesi appelait le « point d’intersection » ou le même Corbin, « monde imaginal ». L’imagination comme lieu sans lieu – la khôra en tant que telle – est précisément ce qui s’actualise ici et qui nous permet de comprendre quelque chose de particulièrement important : qu’agir, penser et imaginer constituent trois termes que la tradition philosophique habituellement sépare, mais qui devraient rigoureusement être considérés comme trois modes d’une même intensité. En ce sens, je pense que la révolte nous permet de comprendre que le problème de l’imagination est toujours, en même temps, éthique et politique. Ainsi, par exemple, lorsque les villes du pays sont recouvertes de tags dans leurs murs, de peintures murales, de mémoriels improvisé, ou que divers marqueurs rythmiques accélèrent ou ralentissent la danse des corps du peuple soulevé, nous rencontrons alors cette explosion de l’imagination commune qui recouvre et dérègle tout.
En t’entendant dire « déregler », il me vient à l’esprit un autre plan d’inscription de cette révolte et que tu as nommée, à l suite d’Agamben et d’autres : la « puissance destituante ». Nous savons que pendant tout le XXe siècle, la technique révolutionnaire supposa un horizon dévolu à la projection d’« objectifs ». Il s’agissait d’occuper l’État et de contrôler le gouvernement. Que se joue-t-il dans le geste destituant tel qui’l s’est exprimé dans le moment chilien ?
Il me semble que ce qui est en jeu est l’implosion du paradigme pastoral qui aura articulé pendant un millénaire les formes modernes de gouvernement. Les avant-gardes étant devenues superflues, et la difficulté des partis politique ou des organisations sociales a être les leaders du processus – et même, l’obsession avec laquelle les intellectuels de l’orde ont demandé une direction, des leaders (par exemple, dans la tentative d’identifier de groupes anarchistes qui seraient « derrière » cette révolte, alors même que en celle-ci il n’y a nul arrière) a à voir exactement avec ce problème. Je pense que ce manque de conduite pastorale est remplacée par les marqueurs rythmiques qui ont pourvu des formes d’organisation parallèles aux institutions établies (comme les cabildos) et de temporalités alternatives à cette institutionnalisation. La grève générale ou d’autres formes de protestation ont interrompu la temporalité du capital qui, comme nos le savons depuis les Cours de Michel Foucault, répond en dernier terme à la rationalité proprement pastorale. En ce sens, je pense que ce n’est pas un hasard qu’après des années de désarticulation de la légitimité de l’Église, ait surgi cette révolte. A supposer que l’Église (comme Freud et Schmitt le pensent) fonctionne comme un paradigme formel des institutions modernes.

En effet, il y a eu dans le status quo beaucoup d’anxiété autour de l’hypothèse destituante. Elle a été même qualifiée comme un nouveau parti de la violence, ce qui résonne avec quelques unes des propositions d’amis Français. Il semblerait que dans une époque anarchique, la droite et ses gardiens sont seulement capables d’approfondir une administration de la guerre qu’à partir d’un dispositif de la peur. Comment lis-tu cette angoisse qui cherche à administrer une stasis depuis la compréhension du moment d’octobre chilien ?
Je peux te répondre avec une anecdote récente : deux « intellectuels de l’ordre » se sont référés à un petit article que j’a écrit, « Le moment destituant », à propos des premières grandes marches qui eurent lieu Plaza Dignidad à partir du 18 octobre. Le premier est un social-démocrate, José Joaquín Brunner, lequel justement me critiqua dans une tribune pour appartenir au « parti de la violence » , le second est l’ultra-droitier de la ligne réactionnaire hispanique, Gonzalo Rojas, qui m’accusa d’être un« destructeur » des institutions. Il y a trois choses intéressantes : d’abord c’est que, malgré leurs différences idéologiques, les deux montrent la même incapacité à comprendre la destitution en l’identifiant au clivage uniquement identifié par eux comme « destruction » ; la suivante c’est que les deux se retranchent dans un même goût pour l’ennemi commun qu’ils veulent sacrifier comme ennemi publique en l’accusant de promouvoir la violence et prétendre détruire l’orde des choses ; enfin, il y eut la fixation qu’ils firent sur le texte, « Le moment destituant », qui n’est qu’un élément d’une série de choses que j’ai écrit depuis quelques années. Et c’est qu’ils ont vu quelque chose de monstrueux dans le terme « destitution », quelque chose à laquelle ils ne peuvent avoir affaire si ce n’est en la réduisant au champ de la violence purement sacrificielle, ou mythique, comme disait Benjamin. Le fait qu’ils aient partagé le même positionnement tient à leur place parmi les « intellectuels de l’ordre » institué par Pinochet, soit depuis une logique de transition (Brunner), soit depuis le pinochetisme (Rojas) comme noyau mythique de cette transition. Il y a entre les deux une complicité secrète qui passe par ce que l’on peut appeler la « démocratie des accords » et qui impliqua la démobilisation des soulèvements populaires qui en finirent avec la dictature et avec la réforme du texte constitutionnel. Mais pas avec sa matrice doctrinal de caractère néolibéral. Je pense que la révolte ne détruit pas. Elle est une profanation parce que, précisément, elle n’est pas avant-gardiste.

On pourrait dire que si la révolution (au moins dans sa forme moderne) porte en elle la violence destructrice parce qu’elle s’assemble avec une avant-garde déterminée, la révolte, elle, ouvre vers la violence destituante justement parce qu’elle ne se noue pas avec une quelconque avant-garde et qu’elle embrasse entièrement le rythme des corps. La révolte est toujours beaucoup plus précaire, plus faible si l’on veut, dans le sens où elle révoque les usages habituels, en les dénaturalisant, pour imaginer d’autres usages possibles. Et c’est là que réside le risque qu’elle prend car le pouvoir constitué l’accusera toujours – comme le savait Benjamin - d’être « anarchiste, nihiliste et manquant de sens ». La révolte, alors, n’obéit plus au paradigme libéral de la paix, pas plus qu’à la notion souverainiste de destruction. Pour cette raison, elle ne se soumet pas au paradigme civilisationnel de « civilisation/barbarie » mais le désactive, en constituant un champ commun qui excède ce clivage. C’est là que réside sa singularité. Et pourtant elle court toujours le risque de tomber dans ces positions, mais ses marqueurs rythmiques, lorsqu’ils ont lieu, la soustraient à cette possibilité. C’est pour cette raison que je refuse à jouer le jeu des équivalences et de soutenir, à la manière brutale et irresponsable des intellectuels qui exigent aux autres le sens de la responsabilité depuis leur illusoire place académique, que la violence de cette révolte est équivalente à celle qui eut lieu lors du coup d’État de 1973. Mais absolument pas ! La violence des opprimés – qui existe, a lieu - a un caractère destituant mais jamais destructeur.

Je pense que cela est aussi important pour les gauches dont la libéralisation a bloqué toute possibilité de penser la violence : la gauche doit reconnaître (comme le fîrent Marx, Lénine…) qu’il y a de la violence populaire et que, néanmoins, elle résulte d’une texture en tout point différente à la violence des l’oppression. En suivant le trace benjaminienne, cette violence populaire n’est « justifiable » dans le sens qu’elle ne travaille pas soumise au schéma des moyens-fins et que c’est pour cette même raison qu’elle acquiert un caractère destituant. Nous devons insister en la violence de la résistance, celle qui est impliqué dans le soulèvement, mais en même temps, s’attendre à que cette révolte soit destituante et fasse imploser le schéma sacrificiel de la violence de l’oppression. Autrement, le discours des équivalences finit par neutraliser le puissance destituante qui est en jeu, en rétablissant la violence du pastoralisme dont on a parlé plus haut. Mais aussi parce que, souvent, la violence des opprimés, lorsqu’elle commence à répondre à la violence des oppresseurs, dans l’instant du triomphe, s’instaure une ordonnancement aussi brutal que celui qui le précédait (c’est quelque chose que Franz Fanon avait pu observer lors de l’expérience de décolonisation algérienne). Ces pour cela que chez les opprimés le travail de la critique est décisif (ce que Furio Jesi a appelé la « démythologisation ») si nous ne voulons pas succomber aux faux mythes du capital.

Il semble difficile de penser une phase qui va de la destitution au constituant. Il faudrait se demander même si c’es possible, ou désirable, puisque le constituant a été historiquement un piège de l’illusion démocratique, pour le dire avec Mario Tronti. Mais le moment exige peut-être un autre questionnement : qu’est-ce qui est en jeu dans la phase constituante qui s’ouvre en avril ? Tout constitutionnalisme n’est pas un encouragement pour un programme qui cherche l’évasion dans le système de production et la domination cybernétique , celle qui gouverne par le contrôle des flux, et que pour cette raison même ne peut se passer de la médiation portée par la représentation ?
Oui, je suis d’accord avec les deux points : 1) qu’il n’y a pas de « médiation » possible entre la destitution et le processus constituant (ergo, nous ne pouvons pas penser ce processus sous le mode dialectique), 2) que la transformation de le question constitutionnelle ne révoque pas nécessairement la dimension bio-politique. Par rapport au premier point, je crois qu’il est indispensable de penser deux logiques qui opèrent en même temps : en suivant la trace de Deleuze et Guattari il s’agirait d’une logique nomade et d’une autre sédentaire, entièrement articulées. Parce que la révolte qui est dépourvue d’un « arrière » devient la surface des forces capables de désactiver cette articulation, laissant à la logique nomade du marché sans sa capacité de production de capital, et À la sédentaire sa possibilité de gestion. Si la logique nomade du gouvernement et la sédentaire de la souveraineté se croisent, la révolte surgit avec son implosion la plus radicale. Les journées de gréve générale, de marches dans tout le pays, interrompirent l’intersection des rationalités, l’articulation entre la dimension constitutionnelle et les dispositifs biopolitiques. Il suffit de penser à ceci : l’article 1 de la Constitution de 1980 dit que la famille est le « noyau fondamental » de la société. Ceci conditionne tout le caractère doctrinal et idéologique du texte qui nous régit, ou sI l’on veut, sa condition de théologie économique. En ce sens, la constitution elle-même est un dispositif biopolitique qui conditionne les flux subjectifs, les corps et les discours. Car en dernier terme, qu’est-ce que l’État ? Ce n‘est pas cette idole à laquelle pensent certains anarchistes « vulgaires » et certains néolibéraux radicaux, mais rien d’autre qu’un ensemble de procédures gouvernementales qui opèrent à la surface des corps. Interrompre le scénario, couper le nexus qui noue ce qu’Agamben appellerait la « machine » peut être l’arme la plus efficace du soulèvement et, me semble-t’il, ce qui est en jeu au Chili.

Comment penser le processus constituant ? Avant tout, non pas avec la notion de pouvoir constituant qui toujours – que Negri le veuille ou pas- nous propulse vers l’État, mais avec le pari porté sur la puissance destituante qui peut désactiver les formes qui prévalent pour, à la place, inventer des nouveaux usages. La destitution n’est pas une attitude « négative » , mais « affirmative » dans la mesure où en dénaturalisant l’ordre des choses, elle rend possible de parier sur une forme de vie. Et ceci est pour moi essentiel : les intellectuels de l’ordre n’ont pas cessé de se demander, qu’est ce que l’on fait pour générer de la « crédibilité ? Ceci n’est pas un questionnement politique mais théologique. Il faudrait plutôt revendiquer le pari de Nietzsche dans son Antéchrist lorsqu’il disait que nous « n’avons pas besoin d’une autre foi mais d’une nouvelle forme de vie ». Seule l’imagination populaire peut nous offrir une forme de vie et non pas une nouvelle (vielle) foi. Parce qu’il ne s’agit pas de restituer un dispositif d’obéissance, mais d’imaginer une éthique (ethos) dans le sens fort d’un mode commun de vie.

Pour finir. Il n’en reste pas moins qu’il faut penser le jour d’après de l’insurrection. C’est-à-dire, passée la chaleur des rencontres qui se sont produites en octobre, se saisir des temps et des possibilités qui restent ouvertes dans les rythmes de novembre. Hölderlin, après la Révolution Française parlait de l’énergie révolutionnaire comme d’un « mythe qui demeure », ou une « nouvelle religion », le contrepoint à ce que tu évoquais plus haut à propos de Nietzsche. Mythe ou institution pour ce temps d’assimilation de la rencontre ? Comment penses-tu le « jour d’après » dans la ligne de l’hypothèse destituante ?
Oui, le « lendemain » du soulèvement est la question la plus complexe car c’est l’instant de la restitution du temps historique. Mais, il y a quelque chose d’essentiel : d’abord qu’après la vague de révolte, l’ordre des choses peut persister, au prix d’avoir perdu sa capacité à ’suggestion’ comme dirait Cavalletti ou, si vous voulez, d’hégémonie (qu’est-ce que l’hégémonie sinon un processus de suggestion ?). Pour cette raison, souvent, après les révoltes (c’est ce qui s’est produit avec les printemps arabe), s’intensifient des forces contre-révolutionnaires qui exposent leur violence à la lumière du jour. Je pense que quelque chose comme cela peut se produire au Chili : les forces contre-révolutionnaires ont agi dès le premier jour en provoquant un véritable coup d’État, mou, non seulement pour rétablir l’ordre institué, mais pour accélérer son approfondissement. Les mesures d’exception s’intensifient, justement parce que l’hégémonie a implosé et que le pouvoir a été démasqué. Mais un tel démasquage ne révèle pas la « vérité » cachée derrière le pouvoir telle qu’elle est conçue dans une certaine gauche avec son épistémè policier. Il révèle plutôt d’autres vérités, et d’abord, c’est que le pouvoir est vide et qu’il ne peut fonctionner qu’à la surface commune des corps, dans sa microphysique, nouant des formes et domestiquant les forces. Comme si la révolte était une machine à rayons X qui révèle qu’il n’y avait rien à révéler, qui montre qu’il n’y avait rien à montrer et que rien ni personne n’était là pour ériger un savoir à notre propos, pour agir à notre place. La révolte leur a offert un savoir fulminante à partir duquel quiconque peut faire sauter le prétendu sujet de la trame du pouvoir. En suite, l’autre aspect de la vérité, c’est qu’en effet, comme vous le dites en citant Hölderlin, la révolte demeure en tant que puissance que nous habitons ou, plutôt, dans laquelle nous campons. Parce que, malgré le rétablissement de l’ordre et avec lui de son continuum historique, les choses ne seront plus jamais les mêmes qu’avant. Il reste comme danger, car le danger reste comme révolte.

[1Gerardo Muñoz enseigne à la la Lehigh University, Pensilvania. Ses publications les plus récentes sont : Por una política posthegemónica (DobleA editores, 2020). Et, à paraître, La rivoluzione in esilio : Scritti su Mario Tronti (Quodlibet, 2020).

[2Hugo E. Herrera, Octubre en Chile : Acontecimiento y comprensión política : hacia un republicanismo popular. Katankura Editorial, 2019.

[3Les cabildos, étaient les institution d’administration coloniale à l’échelle municipale. Lors du processus d’émancipation contre l’Espagne coloniale, des cabildos ouverts jouèrent un rôle révolutionnaire décisif, à partir de formes de participation populaires, destituant les autorités coloniales afin d’établir des conseils autonomes.

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