Le courage du cadre

Sandra Lucbert

paru dans lundimatin#237, le 6 avril 2020

A mon amie.

On lui a dit, il faut maintenir les services. Elle maintient les services.
Madame la directrice de l’Ehpad
Est une femme de tête
Pense à la suite
De sa carrière.

Madame la directrice de l’Ehpad
Doit gérer le flux aujourd’hui comme hier
Le flux varie qualitativement. Aujourd’hui c’est une file active
De morts.

On lui a dit : il y a des sacrifices à faire.

Madame la directrice de l’Ehpad a le sens du sacrifice.
Depuis son bureau de l’aile administrative
Où sont réfugiés tous les cadres de santé ;
Elle l’insuffle à ceux qui en manquent
Hors de l’aile administrative.

Les contaminations brouillent la vue.

L’aile administrative préserve le cadre.
C’est l’essentiel : les variables s’ajusteront.
Les hôtesses d’accueil,
Ne servaient plus à rien.
Elle les a envoyées tenir la laverie
Nettoyer le linge
Souillé par le Covid
Nettoyer les draps
Des morts.
Elle est le chef d’orchestre d’un ajustement de tous les instants.

Madame la directrice de l’Ehpad assure la continuité de ses plans
De carrière.

Grace à sa fermeté, les hôtesses d’accueil assignées au nettoyage du virus s’agencent harmonieusement
Au plan de résistance au virus.
Nous sommes en guerre et tous les efforts sont nécessaires. En guerre il faut préserver les stratèges.

Du brouillage de vision.

Madame la directrice de l’Ehpad et les cadres de santé sont les stratèges
garants de la sortie par le haut.
Ils gardent la tête froide
A l’abri du virus
Ils savent : beaucoup mourront.
Il faut voir la réalité en face.
Etre vieux c’est accepter qu’on va bientôt mourir.
Etre soignant c’est savoir qu’on peut mourir.
Pour le bien commun.

Etre cadre c’est savoir et assurer la continuité des plans.
Le bien commun dépend de la fluidité des marchés.

Son rôle de directrice, c’est d’insuffler du courage à ceux qui en manquent
Depuis son bureau, le courage ne lui manque pas.

Madame la directrice de l’Ehpad a le cœur qui bat en pensant à la détermination dont elle fait preuve.
Elle méritera sa promotion
A l’Agence Régionale de Santé.

Madame la directrice de l’Ehpad harcèle les soignants
Pour qu’ils restent en poste, physiquement. Les vieilles gens meurent, cinq six chaque jour : elle dit aux soignants « Prenez sur vous »
Nous avons tous notre rôle à jouer.

Madame la directrice de l’Ehpad compte les morts,
Elle garde la tête froide
Elle a ressorti son boulier
Ça l’aide à se figurer les quantités.

Pour son bilan de carrière.

Les soignants de l’Ehpad ont décidé de consacrer des feuilles à l’annonce des morts
Que leur mémoire survive au boulier
Une feuille par personne
Sur un panneau en liège.
Le deuxième jour, il a fallu partager les feuilles en quatre. Trop petit le panneau en liège.
Et puis pas assez de feuilles.
Le sixième jour, ils sont passés aux listes.
Au moins garder les noms.

Madame la directrice de l’Ehpad est une dame de fer
Elle torture psychiquement les soignants,
Pour leur insuffler le courage qu’ils n’ont pas.
Elle a ce courage – de les martyriser pour le bien commun.

Elle leur fait comprendre qu’ils sont responsables de l’abandon des vieilles gens
À une mort dans l’indignité.
Ils sont coupables, oui,
de craindre pour leur vie à eux, en soignant des vieilles gens contaminées
Sans masque
Et sans gants
Elle leur dit : vous vous devez à nos Séniors.
Il faut savoir mettre sa vie en jeu pour l’humain.

Les seniors meurent parce que le gouvernement a
perfectionné l’hôpital
Dans l’intérêt des marchés
Garants des meilleures sociétés.
L’hôpital est une imperfection, qui ralentit les flux.

Les marchés, c’est le cadre
Qui garantit les flux
De nature variable.

Le gouvernement
a fait entrer l’harmonie économique dans les Services de santé.

C’est une entreprise de longue haleine. Il faut du souffle et de la vision.
Les soignants en manquent.
Le psychologue est là aussi pour ça – lui explique Madame la directrice.
Pour l’étayage.

Mais le psychologue se soustrait à la dignité collective.
Il consulte en télétravail
Puisqu’il n’a ni gants ni masques.

Madame la directrice de l’Ehpad exige que le psychologue en poste

Retrouve sa dignité. Vienne
En personne - Le contact humain c’est important, pour
Aider les soignants
A prendre sur eux et continuer à mourir en participant à l’effort de dignité collective.

Les vieilles gens
Qu’on laisse mourir
Méritent des soins
Elle est garante de la dignité.

Plus les vieilles gens meurent, plus les soignants attrapent le virus
Et meurent
Plus il y a de morts, plus la directrice de l’Eh
pad harcèle le psychologue
Le télétravail est parfaitement inacceptable.
Il faut qu’il meure,
Au contact de la dignité :
C’est un effort collectif.

Le zéro stock et le flux tendu font leurs preuves jour après jour.

Sandra Lucbert
En résidence d’écriture au CNEAI, avec le soutien de la Région île de France

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