Le BDSM au Palais de Tokyo

Plongée dans la nuit Démonia

paru dans lundimatin#343, le 13 juin 2022

La nuit Démonia est, en France, le principal événement lié au fétichisme et au BDSM (Bondage, Domination, Sadisme, Masochisme). Organisées par la boutique du même nom, ces soirées rassemblent des centaines de participants depuis 1993. La dernière d’entre elles s’est tenue ce samedi 11 juin, au Yoyo, discothèque branchée du palais de Tokyo.

Au moment de réserver ma place, moyennant 69 euros, je m’interroge. Au delà de savoir si je serai à l’aise dans un tel contexte, je me questionne sur le profil social des personnes qui pourront et oseront venir, comme sur le sens à développer une pratique alternative, se voulant parfois subversive, dans un lieu parisien emblématique de l’art contemporain et de la culture officielle.

En plus tu ticket d’entrée, l’enveloppe reçue contient les trois principes d’un code éthique. D’abord, rappel du principe de consentement, ne pas toucher une personne sans son accord. Ensuite, seuls les photographes agréés sont autorisés à photographier les participants (ils respectent évidemment l’anonymat des personnes, la volonté d’apparaître sans être flouté étant l’exception, et devant être exprimée). Enfin, un principe de « tolérance zéro » est proclamé. Les contrevenants aux deux règles précédemment citées seront exclus de la soirée. Tout en trouvant légitimes les deux premiers principes, et sans contredire la nécessité d’exclure ceux qui dépasseraient les bornes, je m’interroge sur ce syntagme, cette « tolérance zéro » maintenant revendiquée à tout bout de champ. Originellement, la « tolérance zéro » est la doctrine sécuritaire développée dans les années 90 par le Parti républicain à la tête de la mairie de New York, reprise en France par le Front National, avant que cette expression, comme bien d’autres issues de la droite dure, ne s’étende au reste du champ politique.

C’est le moment de la fouille. Les vigiles sont affables, courtois, et peut-être trop souriants pour que je ne puisse m’empêcher de me demander si ce sourire dissimule une gène, lors qu’ils fouillent les sacs contenant tenues en cuir, harnais, bougies, fouets et martinets, afin de vérifier qu’aucun objet dangereux n’est introduit dans les lieux. Ou alors, est-ce simplement une projection de ma part, qui suis, en effet quelque peu gêné au moment d’ouvrir mon sac ?

Après le passage au vestiaire (changing room est-il indiqué), un second checkpoint est tenu par un employé déguisé en militaire, matraque à la main, vérifiant que le dress code est bien respecté : un bas en cuir, vinyle, latex ou wetlook doit être porté.

Au-delà des quelques frais engendrés pour une tenue que j’aurai probablement peu d’occasions de porter à l’avenir, j’ai le sentiment d’être déguisé. Je ne suis pas particulièrement hostile au principe du déguisement. J’éprouve par contre quelques difficultés à comprendre le fétichisme. Je m’efforce de suspendre mon jugement, j’évite d’en faire une affaire morale, mais mon premier réflexe est de me demander si l’attirance pour une personne en raison d’un objet ou d’un vêtement qu’elle arbore n’est pas un obstacle à la rencontre réelle.

Le fétichisme ne m’intéresse pas beaucoup plus que le sadisme ou le masochisme. Je suis beaucoup plus attiré par l’érotisme, le lien, la volonté de jouer avec le pouvoir, de le caricaturer, jusqu’à le retourner et prendre plaisir de ce qui nous est infligé. Accompagnant une jeune femme avec qui les messages échangés ces derniers jours m’ont donné une idée ce qui m’attendait, je repense à ce qu’écrivait Deleuze dans sa Présentation de Sacher-Masoch.

Le masochisme, pour Deleuze, « doit être défini par ses caractères formels, non pas par un contenu soi-disant dolorigène. Or, de tous les caractères formels il n’y en a pas de plus important que le contrat. » Ainsi, « le masochisme ne peut pas se séparer du contrat, mais en même temps qu’il le projette sur la femme dominante, il le pousse à l’extrême, en démonte les rouages et, peut-être, le tourne en dérision ».

Je me questionne sur ce qui a mené ici des centaines de personnes, un certain nombre d’entre elles tenant leur partenaire en laisse, plutôt que dans des rencontres plus confidentielles, grâce aux réseaux sociaux spécialisés ou aux liens noués à l’occasion des munchs, ces apéritifs organisés dans nombre de villes pour échanger à propos du BDSM (à l’occasion desquels j’ai d’ailleurs rencontré celle qui me dominera ce soir, et que je connais peu). Est-ce la volonté de se montrer, ou celle de se rassurer en observant que nous sommes nombreux, le fantasme de faire parti d’une communauté ?

Jouit-on mieux lorsqu’on sait qu’on est vu ? D’ailleurs, je crois qu’on s’imagine souvent être vu lorsqu’on jouit. Quelques minutes plus tard, attaché à une croix de Saint-André, je ne me pose plus aucune question, traversé d’un mélange de douleur, de lâcher prise et d’érotisme. Après cette expérience, je me demande si mon érotisme est la pornographie des autres.

Parallèlement, je continue à m’interroger sur le regard que les vigiles, présents en nombre, portent sur cette soirée. Un homme tente d’engager la conversation avec l’un deux. Il leur demande : « Vous pensez quoi de cette soirée ? » « C’est bien. » Non-réponse professionnelle et politiquement correcte. Disruption de la soirée, une Dominatrice tenant en laisse plusieurs hommes suggère à l’un des vigiles, jeune et souriant, qu’il pourrait être le prochain. Il lui rétorquera à plusieurs occasions que les rôles seront probablement inverses.

Au-dessus de la salle principale, où se situent le bar, la fosse, et la scène où ont lieu des performances accompagnées par des DJ berlinois, se trouve le coin VIP. Son public est aussi peu débordant que celui qui occupe d’ordinaire les places assises lors des concerts de rock ou de rap. Est-ce le même ? Ces personnes étaient-elles récemment présentes à Roland-Garros ? Suffit-il de porter une jupe ou un costume en cuir plutôt qu’un chapeau en toile pour faire autre chose que de parader ?

D’ailleurs, quel est le problème à parader ? «  On désire toujours un agencement, on désire toujours dans un agencement  », explique Deleuze dans l’Abécédaire. L’agencement du coin VIP ne me convient pas. A quelques exceptions près, j’y sens beaucoup de retenu. Je suppose que certaines jeunes femmes chercher à attirer l’attention d’un styliste en vue, démarche professionnelle ni plus respectable ni plus critiquable qu’une autre. Je crois que beaucoup de personnes sont ici pour networker, comme disent les cadres.

Nous nous situons à une trop grande distance de la scène. Il semble que certains soient prêts à moins bien voir pour être en vue. Je regrette d’avoir laissé mes lunettes au vestiaire. D’ailleurs, pourquoi suis-je en ce moment dans le coin VIP ?

En bas, la fosse et la scène sont le centre de la soirée. Les espaces pour pratiquer, les croix de Saint-André, les cages et autres bancs à fessée, sont à la fois très visibles, et aux marges. La plupart sont placés dans les couloirs, que chacun emprunte pour se rendre aux toilettes ou au fumoir.

Ceux qui utilisent ces espaces me semblent relativement peu nombreux. Les danses et les étreintes sont souvent sages. La présence est-elle en partie motivée par la simple mise en avant de sa libération sexuelle ? Ou est-elle une expérience à deux, pour se sentir plus désirable dans le regard de l’autre, sans avoir à se justifier ?

De retour dans les couloirs, alors que mes pensées m’amènent à considérer que ce que je vois est relativement sage, et somme toute assez normé, la pulsion scopique me pousse à contempler longuement une jeune femme faisant une fellation à son partenaire, et je détourne le regard quand un homme se fait enculer par une femme.

C’est à mon tour d’être dans la cage. Première expérience du fouet. J’ai demandé à ce que ce ne soit pas trop douloureux. Elle l’entend, le comprend, le respecte. Plus tôt dans l’après-midi, j’avais évoqué avec elle une interview donnée par Foucault, intitulée Sexe, pouvoir et politique de l’identité. Foucault affirmait notamment à propos des pratiques SM : « Je ne pense pas que ce mouvement de pratiques sexuelles ait quoi que ce soit à voir avec la mise au jour ou la découverte de tendances sado-masochistes profondément enfouies dans notre inconscient. Je pense que le S / M est beaucoup plus que cela ; c’est la création réelle de nouvelles possibilités de plaisir, que l’on n’avait pas imaginées auparavant. L’idée que le S / M est lié à une violence profonde, que sa pratique est un moyen de libérer cette violence, de donner libre cours à l’agression est une idée stupide. »

« Ca dépend des personnes … » m’avait-elle simplement répondu. En effet. Il y a une part de violence dans le désir, comme des affects de passivité à l’œuvre dans certaines relations. Mais enfin, il se joue autre chose dans le BDSM. Foucault développe notamment dans cette interview : « Je pense que nous avons là une sorte de création, d’entreprise créatrice, dont l’une des principales caractéristiques est ce que j’appelle la désexualisation du plaisir. L’idée que le plaisir physique provient toujours du plaisir sexuel et l’idée que le plaisir sexuel est la base de tous les plaisirs possibles, cela, je pense, c’est vraiment quelque chose de faux. Ce que les pratiques S / M nous montrent, c’est que nous pouvons produire du plaisir à partir d’objets très étranges, en utilisant certaines parties bizarres de notre corps, dans des situations très inhabituelles, etc. »

« Tu as envie d’être tenu en laisse ? », m’avait-t-elle alors demandé dans le métro, d’une voix forte, alors qu’elle connaissait la réponse. Après quelques coups de fouet, elle me demande si ça va, m’enjoint de faire un effort, affirme qu’elle aime faire mal, et me souhaite de me détendre. Il me semble qu’elle va progressivement plus loin que le niveau de douleur que je croyais avoir souhaité. Ces évaluations sont toujours approximatives. Une rencontre ne s’évalue pas en permanence sur des critères quantitatifs, et le lien qui unit à l’autre, l’érotisme de la situation, me semblent sans conteste plus importants que le contrat. L’essentiel est d’être à l’écoute, ou de se sentir écouté. Le moment est plaisant.

En fin de soirée, après quelques pintes à douze euros, je me questionne de nouveau sur les personnes que je croise. Sont-elles en grande majorité des membres de la bourgeoisie ou des simples passionnés prêts à économiser en vue de ce type de dépense ? Des quinquagénaires venus seuls mettent depuis le début de la soirée en scène leur humiliation, s’agenouillent face à des femmes pour quémander un minimum d’intérêt, et semblent se satisfaire du dédain parfois reçu en retour. Ils sont venus ici pour souffrir. Qui sont-ils ? Des cadres supérieurs trop habitués à donner des ordres ? Ou, à l’inverse, des célibataires éternels, martyrisés à l’école, puceaux jusqu’à leurs 40 ans, incapables d’entrer en relation avec une femme ? Ma Dominatrice d’un soir croit déceler chez eux un affect et un mode de vie permanents, au centre de leur psyché.

Lorsque est née l’idée d’écrire sur le BDSM, et peut-être sur cette soirée, un ami se questionnait sur la possibilité d’effectuer une sociologie plus ou moins décalée des participants. Je n’échappe pas à cette tentation. Pour autant, je crois lui avoir rétorqué que l’un des intérêts de ces pratiques communautaires, où l’on n’est d’ailleurs pas certain que la communauté ait beaucoup en commun, réside dans l’anonymat, dans la possibilité d’être autre que soi, ou de laisser s’exprimer une part de soi-même trop souvent retenue. S’agit-il ici d’une subversion des rôles sociaux, ou au contraire de la reproduction de la séparation ?

A six heures du matin, dans la changing room, avant de revenir à la vie civile, un trentenaire plaisante avec ses amis à propos de cette nuit Démonia qu’il juge plus sage que les précédentes. Je me joins à la conversation. Je lui fais part de mon sentiment, de mes questionnements. J’ai vécu de bons moments, tout en trouvant l’atmosphère parfois guindée. Mon interlocuteur estime qu’il s’agit moins du public que du lieu, de son agencement, du renvoi des espaces de pratique aux marges. « Ce soir beaucoup de gens se sont retenus, les précédentes soirées étaient mieux. »

Dimanche 12 juin, après une nuit blanche, sans trop savoir pourquoi, je tiens à vérifier que je possède encore ma carte bancaire et ma carte vitale. Je ne les trouve pas, et je me persuade qu’elles m’ont été volées. Je contacte ma banque, et fais opposition. Dimanche soir, après quelques heures de car, de retour chez moi, je retrouve ma carte vitale et ma carte bancaire, à leur place, dans mon porte-feuille. Pourquoi ai-je tenu à les chercher pour ne pas les trouver ? D’où est née cette angoisse, après une soirée que j’avais appréhendée, et finalement vécue avec un certain plaisir ? Ai-je eu peur de trop débourser ? Ai-je craint un manque de soin ? Je ne regrette rien, bien que je ne sache pas si je renouvellerai l’expérience.

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