La Shoah après gaza

« L’État-nation hérissé d’armes est une relique amère, une absurdité dans le siècle des hommes surpeuplés »

Pankaj Mishra

paru dans lundimatin#421, le 25 mars 2024

« Chaque jour est empoisonné par la conscience que, pendant que nous menons notre vie, des centaines de gens ordinaires comme nous sont assassinés ou forcés d’assister au meurtre de leurs enfants. »

Dans ce texte de l’universitaire indien Pankaj Mishra, publié originellement en anglais, sont développées les critiques et auto-critiques de juifs - certains rescapés de la Shoah (Améry, Primo Levi) - passés du sionisme, par nécessité existentielle et historique, au désaveu et à la critique radicale de l’État israélien. Tant que la logique de l’État national "hérissé d’armes" (Georges Steiner) - sûr de son droit à disposer de sa suprématie - dominera les cerveaux de celles et ceux qui, en nihilistes survivalistes, pour qui il n’est jamais que des périls existentiels venant de tous côtés, mésusent de la mémoire de la Shoah en la mythologisant pour mieux en liquider les sens anthropologiques et historiques (l’impérialité, la colonialité, le suprémacisme racial et l’industrialisation technologique des mises à mort), alors il y a fort à parier qu’une résolution réelle de l’antagonisme ne puisse voir le jour que comme victoire à la Pyrrhus, énième différemment d’un autre drame futur. Scipion l’Africain devant Carthage dévasté ne put s’empêcher de songer que cette ville-là aurait très bien pu être la sienne, Rome - et que la possibilité actuelle de la destruction de l’ennemi de Rome n’était que la possibilité virtuelle de la destruction de Rome même.

En 1977, un an avant de se suicider, l’écrivain autrichien Jean Améry découvrit des articles de presse faisant état de la torture systématique des prisonniers arabes dans les prisons israéliennes. Arrêté en Belgique en 1943 alors qu’il distribuait des tracts antinazis, Améry avait lui-même été sauvagement torturé par la Gestapo, puis déporté à Auschwitz. S’il parvint à survivre, jamais il ne put considérer ses tourments comme appartenant au passé. Il insistait sur le fait que les torturés restent des torturés, et que leur trauma est irrévocable. Comme nombre de survivants des camps de la mort nazis, Améry en était d’abord venu à éprouver un « lien existentiel » avec Israël dans les années 1960. Il avait attaqué de manière obsessionnelle les critiques de gauche de l’État juif en les qualifiant d’« irréfléchis et de malhonnêtes », et fut peut-être l’un des premiers à affirmer que sous les atours d’un anti-impérialisme et d’un antisionisme vertueux se dissimulait un antisémitisme virulent. (Une idée désormais communément colportée par les dirigeants et les partisans d’Israël). Pourtant, les rapports « certes sommaires » faisant état de torture dans les prisons israéliennes incitèrent Améry à réfléchir aux limites de sa solidarité avec l’État juif. Dans l’un des derniers essais qu’il publia, il écrivit : « J’appelle de toute urgence tous les Juifs qui veulent être des êtres humains à se joindre à moi dans la condamnation radicale de la torture systématique. Là où commence la barbarie, les engagements existentiels mêmes doivent prendre fin. »

Améry a été particulièrement perturbé par l’apothéose de Menachem Begin, en 1977, en tant que Premier ministre d’Israël. Begin, qui avait organisé l’attentat à la bombe de 1946 contre l’hôtel King David à Jérusalem, au cours duquel 91 personnes furent tuées, fut le premier de ces représentants assumés du suprémacisme juif qui continuent de diriger Israël. Il fut également le premier à invoquer régulièrement Hitler, l’Holocauste et la Bible alors qu’il attaquait les Arabes et bâtissait des colonies sur les territoires occupés. Dans ses premières années, l’État d’Israël avait entretenu une relation ambivalente avec la Shoah et ses victimes. Le premier Premier ministre israélien, David Ben Gourion, avait d’abord considéré les survivants de la Shoah comme des « débris humains », affirmant qu’ils n’avaient pu survivre qu’en se rendant « vilains, rudes et égoïstes ». C’est Begin, le rival de Ben Gourion, un démagogue polonais, qui fit du meurtre de six millions de Juifs une intense préoccupation nationale et une nouvelle base pour l’identité d’Israël. L’establishment israélien commença à produire et à diffuser une lecture très particulière de la Shoah mise au service de la légitimation d’un sionisme militant et expansionniste.

Améry constata cette nouvelle rhétorique et n’eut aucun doute quant à ses conséquences destructrices pour les Juifs vivant hors d’Israël. Que Begin, « la Torah dans les bras et faisant appel aux promesses bibliques », puisse parler ouvertement du vol de terres palestiniennes « serait à elle seule une raison suffisante », écrit-il, « pour que les Juifs de la diaspora revoient leurs relations avec Israël ». Améry supplia les dirigeants israéliens de « reconnaître que votre liberté ne peut être obtenue qu’avec votre cousin palestinien, et non contre lui ».

Cinq ans plus tard, insistant sur le fait que les Arabes étaient les nouveaux nazis et Yasser Arafat le nouveau Hitler, Begin attaqua le Liban. Au moment où Ronald Reagan l’accusait d’avoir perpétré un « holocauste » et lui ordonnait d’y mettre fin, les Forces de défense israéliennes ( FDI ) tuaient des dizaines de milliers de Palestiniens et de Libanais et détruisaient de grandes parties de Beyrouth. Dans son roman Kapo (1993), l’auteur juif serbe Aleksandar Tišma fait état du dégoût que de nombreux survivants de la Shoah ressentirent face aux images venues du Liban : « Les Juifs, ses parents, les fils et petits-fils de ses contemporains, les anciens détenus des camps, à bord des tourelles de char, traversaient, remuant des drapeaux, des colonies sans défenses, des chairs humaines, les déchirant à coup de mitrailleuse, rassemblant les survivants dans des camps clôturés de barbelés. »

Primo Levi, qui avait connu les horreurs d’Auschwitz en même temps qu’Améry et ressentait également une affinité émotionnelle avec le nouvel État juif, écrivit très vite une lettre ouverte de protestation et donna une interview dans laquelle il déclara qu’« Israël tombe rapidement dans un total isolement . . . Nous devons étouffer les impulsions de solidarité émotionnelle avec Israël et raisonner froidement sur les erreurs de la classe dirigeante actuelle d’Israël. Débarrassez-vous de cette classe dirigeante ». Dans plusieurs œuvres de fiction et de non-fiction, Levi avait médité non seulement sur son séjour dans le camp de la mort et son héritage angoissant et insoluble, mais aussi sur les menaces toujours présentes contre la décence et la dignité humaines. L’exploitation de la Shoah par Begin l’exaspérait au plus haut point. Deux ans plus tard, il affirmait : « le centre de gravité du monde juif doit rebrousser chemin, se défaire d’Israël et retourner à la diaspora ». 

Les inquiétudes exprimées par Améry et Levi sont aujourd’hui accusées d’être grossièrement antisémites. Il serait bon de rappeler que bon nombre de ces réexamens du sionisme et des inquiétudes concernant la perception des Juifs dans le monde ont été suscités chez les survivants et les témoins de la Shoah par l’occupation israélienne du territoire palestinien et sa nouvelle mythologie manipulatrice. Yeshayahu Leibowitz, théologien lauréat du Prix Israël en 1993, mettait déjà en garde en 1969 contre la « nazification » d’Israël. En 1980, le chroniqueur israélien Boaz Evron décrivait soigneusement les étapes de cette corrosion morale : la tactique consistant à identifier les Palestiniens aux nazis et à gueuler à tout va qu’une autre Shoah est imminente libérerait, craignait-il, les Israéliens ordinaires de « toute restriction morale, puisque celui qui est en danger d’anéantissement s’exempte de toute considération morale pouvant limiter son effort de sauvegarde ». Les Juifs, écrit Evron, pourraient finir par traiter les « non-Juifs comme des sous-humains » et reproduire les « attitudes racistes des nazis ».

Evron appela également à la prudence vis à vis des partisans (alors nouveaux et ardents) d’Israël au sein de la population juive américaine. Pour eux, disait-il, défendre Israël était devenu « nécessaire en raison de la perte de tout autre point focal de leur identité juive » – en fait, leur manque existentiel était si grand, selon Evron, qu’ils ne souhaitaient pas qu’Israël se libère de sa dépendance croissante à l’égard du soutien juif américain.

Ils ont besoin de se sentir nécessaires. Ils ont également besoin du « héros israélien » comme compensation sociale et émotionnelle d’une société dans laquelle le Juif n’est généralement pas perçu comme incarnant les caractéristiques du combattant viril et coriace. Ainsi, l’Israélien donne au juif américain une double image contradictoire – celle du surhomme viril et celle de la victime potentielle de l’Holocauste – dont les deux composantes sont loin de la réalité.

Zygmunt Bauman, philosophe juif d’origine polonaise et réfugié du nazisme qui passa trois ans en Israël dans les années 1970 avant d’en fuir l’atmosphère belliqueuse sûre-de-ses-droits, se lamentait de ce qu’il considérait être la « privatisation » de la Shoah par Israël et ses partisans. Elle en était venue à être commémorée, écrivait-il en 1988, « comme une expérience privée des Juifs, comme une affaire entre les Juifs et leurs ennemis », alors même que les conditions qui l’avaient rendu possible resurgissaient partout dans le monde. Ces survivants de la Shoah, qui avaient été rejetés des rives de la croyance apaisée en un humanisme laïque dans le flot des folies collectives, sentaient bien que la violence à laquelle ils avaient survécu – sans précédent par son ampleur – n’était pas une pure et simple aberration ayant eu lieu au sein d’une cilivisation moderne fondamentalement saine. On ne pouvait pas non plus en attribuer entièrement la responsabilité à de vieux préjugés contre les Juifs. La technologie et la division rationnelle du travail avaient elles-mêmes permi aux gens ordinaires de contribuer à des actes d’extermination massive en toute bonne conscience, avec parfois même quelques frissons de vertu, et les efforts préventifs contre la mise à disposition de ces mises à mort impersonnelles exigaient bien plus que la seule vigilance contre l’antisémitisme.

Lorsque, récemment, je me suis tourné vers mes livres pour préparer cet article, je me suis rendu compte que j’avais déjà souligné de nombreux passages que je cite ici. Dans mon journal, il y a des phrases recopiées de George Steiner (« L’État-nation hérissé d’armes est une relique amère, une absurdité dans le siècle des hommes surpeuplés ») et d’Abba Eban (« Il est temps que nous puissions voler de nos propres ailes, et non sur ceux des six millions de morts »). La plupart de ces annotations remontent à ma première visite en Israël et dans ses territoires occupés, alors que je cherchais à répondre, ingénument, à deux questions déroutantes : comment Israël en est-il arrivé à exercer un si terrible pouvoir de vie et de mort sur une population de réfugiés ; et comment le courant politique et journalistique occidental peut-il ignorer, voire justifier, ses cruautés et injustices clairement systématiques ?

J’ai grandi en absorbant une partie du sionisme révérencieux de ma famille de nationalistes hindous, qui, en Inde, appartenait à la caste supérieure. Le sionisme et le nationalisme hindou sont tous deux apparus à la fin du XIXe siècle à partir d’une expérience d’humiliation ; nombre de leurs idéologues aspiraient à surmonter ce qu’ils percevaient comme un manque honteux de virilité chez les juifs et les hindous. Et pour les nationalistes hindous des années 1970, détracteurs impuissants du Parti du Congrès pro-palestinien alors au pouvoir, les sionistes intransigeants tels que Begin, Ariel Sharon et Yitzhak Shamir semblaient avoir gagné la course vers une nation musclée. (Leur envie est désormais sortie du placard : les trolls hindous constituent le plus grand fan club de Benjamin Netanyahu au monde.) Je me souviens que j’avais, sur mon mur, une photo de Moshe Dayan, chef d’état-major de Tsahal et ministre de la Défense pendant la guerre des Six Jours ; et même longtemps après que ne se soit dissipée mon infantile infatuation pour la force brute, je n’ai eu de cesse de considérer Israël à la manière dont ses dirigeants finirent, à partir des années 1960, par présenter le pays : en tant que rédemption pour les victimes de la Shoah et indestructible garantie contre sa résurgence.

Je savais à quel point le sort des Juifs, boucs émissaires lors de l’effondrement social et économique de l’Allemagne dans les années 1920 et 1930, n’avait été que peu percuté par la conscience des dirigeants d’Europe occidentale et des États-Unis. Je savais que même les survivants de la Shoah n’étaient accueillis qu’avec froideur et, en Europe de l’Est, par de nouveaux pogroms. Bien que convaincu de la justesse de la cause palestinienne, j’ai eu du mal à résister à la logique sioniste : selon laquelle les Juifs ne peuvent pas survivre sur des terres non juives et doivent avoir leur propre État. Je pensais même qu’il était injuste que seul Israël, parmi tous les pays du monde, ait à justifier son droit à exister.

Je n’étais pas assez naïf pour penser que la souffrance anoblit. Ou qu’elle octroie une supériorité morale aux victimes de grandes atrocités. Je savais que les victimes d’hier étaient tout à fait susceptibles de devenir les bourreaux d’aujourd’hui. C’était la leçon de la violence organisée dans l’ex-Yougoslavie, au Soudan, au Congo, au Rwanda, au Sri Lanka, en Afghanistan et dans bien d’autres endroits. J’étais scandalisé par l’orientation sinistre que l’État israélien tirait de la Shoah, l’instituant en machine de répression. Les assassinats ciblés de Palestiniens, les postes de contrôle, les démolitions de maisons, les vols de terres, les détentions arbitraires à durée indéterminée et la torture généralisée dans les prisons semblaient acter d’une impitoyable philosophie nationale : l’humanité est divisée entre les forts et les faibles - par conséquent ceux qui sont, ont été, ou s’attendent à être des victimes doivent préventivement écraser leurs ennemis présumés.

Même si j’avais lu Edward Saïd, j’étais encore choqué de découvrir par moi-même à quel point les partisans haut placés d’Israël en Occident dissimulent l’idéologie nihiliste de la survie-du-plus-fort reproduite par tous les régimes israéliens depuis celui de Begin. Il aurait été dans leur intérêt de se préoccuper des crimes des occupants, voire des souffrances des dépossédés et des déshumanisés ; mais dans la presse respectable du monde occidental, ceux-là furent bien laissés pour compte. Quiconque attire l’attention sur le spectacle de l’engagement aveugle de Washington envers Israël est accusé d’antisémitisme et d’ignorer les leçons de la Shoah. Et une conscience déformée de la Shoah fait que chaque fois que les victimes d’Israël, incapables de supporter leur misère plus longtemps, se soulèvent contre leurs oppresseurs avec une férocité prévisible, elles sont dénoncées comme des nazis, déterminés à perpétrer une autre Shoah.

*

En lisant et en annotant les écrits d’Améry, Levi et autres, j’essayais d’une manière ou d’une autre d’atténuer le sentiment oppressant d’injustice que je ressentais après avoir été exposé à la sinistre lecture israélienne de la Shoah et aux certificats de haute valeur morale accordés au pays par ses alliés occidentaux. Je cherchais du réconfort auprès de gens qui avaient connu, dans leur corps fragile, la terreur monstrueuse infligée à des millions de personnes par un État-nation européen soi-disant civilisé. Des gens qui avaient décidé d’être perpétuellement sur leurs gardes face aux déformations et aux mésusages de la mémoire et du sens de la Shoah.

Malgré ses réserves croissantes à l’égard d’Israël, la classe politique et médiatique occidentale n’a cessé d’euphémiser les dures réalités de l’occupation militaire et de l’annexion incontrôlée par des démagogies ethno-nationales : Israël, dit le refrain, a le droit, en tant que "seule démocratie du Moyen-Orient", de se défendre lui-même, en particulier contre des brutes génocidaires. En conséquence, les victimes de la barbarie israélienne à Gaza aujourd’hui ne peuvent même pas obtenir une reconnaissance directe de leur calvaire de la part des élites occidentales, encore moins une aide. Ces derniers mois, des milliards de personnes dans le monde ont été témoins d’un extraordinaire assaut dont les victimes, comme le dit Blinne Ní Ghrálaigh, avocat irlandais qui représente l’Afrique du Sud à la Cour internationale de Justice de La Haye, « diffusent leur propre destruction en temps réel dans l’espoir désespéré, jusqu’ici vain, que le monde fasse quelque chose ».

Mais le monde, et plus particulièrement l’Occident, ne fait rien. Pire encore, la liquidation de Gaza, bien qu’ébauchée et annoncée par ses auteurs, est quotidiennement obscurcie, voire niée, par les instruments de l’hégémonie militaire et culturelle occidentale : du président américain affirmant que les Palestiniens sont des menteurs aux politiciens européens affirmant qu’Israël a un droit de se défendre, en passant par les médias prestigieux qui déploient la voix passive en relatant les massacres perpétrés à Gaza. Nous nous trouvons dans une situation sans précédent. Jamais auparavant autant de personnes n’avaient assisté en temps réel à un massacre à l’échelle industrielle. Pourtant, l’insensibilité, la timidité et la censure dominantes rejettent, voire ridiculisent notre stupéfaction et notre chagrin. Beaucoup d’entre nous qui avons vu certaines images et vidéos provenant de Gaza – visions d’enfer, cadavres tordus ensemble et enterrés dans des fosses communes, petits cadavres tenus par leurs parents en deuil, ou posés sur le sol en rangs bien ordonnées – sont peu à peu devenus fous au cours des derniers mois. Chaque jour est empoisonné par la conscience que, pendant que nous menons notre vie, des centaines de gens ordinaires comme nous sont assassinés ou forcés d’assister au meurtre de leurs enfants.

Ceux qui se tourne vers le visage de Joe Biden à la recherche d’un signe de miséricorde, du moindre signe augurant la fin de l’effusion de sang, n’y trouvent qu’une rigidité bizarrement lisse, que ne brise jamais qu’un petit sourire crispé, lorsqu’il laisse échapper des mensonges israéliens sur des bébés décapités. La méchanceté obstinée et la cruauté de Biden envers les Palestiniens ne sont que l’une des nombreuses et horribles énigmes que nous servent les politiciens et les journalistes occidentaux. La Shoah a traumatisé au moins deux générations de Juives et Juifs, et les massacres et les prises d’otages le 7 octobre en Israël, par le Hamas et d’autres groupes palestiniens, ont ravivé la peur d’une extermination collective chez de nombreux Juifs. Mais il était clair dès le départ que les dirigeants israéliens les plus fanatiques de l’histoire n’hésiteraient pas à exploiter ce sentiment largement partagé de violation, de deuil et d’horreur. Il aurait été facile pour les dirigeants occidentaux d’étouffer leur élan de solidarité inconditionnelle avec un régime extrémiste tout en reconnaissant la nécessité de poursuivre et de traduire en justice les coupables des crimes de guerre du 7 octobre. Pourquoi alors Keir Starmer, un ancien avocat spécialisé dans les droits de l’homme, a-t-il affirmé qu’Israël a le droit de « refuser l’électricité et l’eau » aux Palestiniens ? Pourquoi l’Allemagne a-t-elle commencé fébrilement à vendre davantage d’armes à Israël (et avec ses médias mensongers et sa répression officielle impitoyable, en particulier contre les artistes et penseurs juifs, a-t-elle fourni une nouvelle leçon au monde sur l’ascension rapide d’un ethnonationalisme meurtrier dans ce pays ?). Qu’est-ce qui explique les titres de la BBC et du New York Times comme « Hind Rajab, six ans, retrouvé mort à Gaza quelques jours après des appels téléphoniques à l’aide », « Les larmes d’un père de Gaza qui a perdu 103 proches » et « Un homme meurt après s’être immolé par le feu devant l’ambassade israélienne à Washington, selon la police ». Pourquoi les politiciens et les journalistes occidentaux ont-ils continué à présenter les dizaines de milliers de Palestiniens morts et mutilés comme des dommages collatéraux, dans une guerre d’autodéfense imposée à l’armée la plus morale du monde, comme le prétend l’armée israélienne ? 

Pour de nombreuses personnes dans le monde, les réponses ne peuvent qu’être entachées par une amertume raciale qui couve depuis longtemps. La Palestine, comme George Orwell l’a souligné en 1945, est une « question de couleur », et c’est ainsi que Gandhi l’a inévitablement vu, qui a imploré les dirigeants sionistes de ne pas recourir au terrorisme contre les Arabes en utilisant les armes occidentales, et les nations postcoloniales qui ont presque toutes refusé de reconnaître l’État d’Israël. Ce que WEB Du Bois a appelé le problème central de la politique internationale – la « ligne de couleur » – a motivé Nelson Mandela lorsqu’il a déclaré que la libération de l’Afrique du Sud de l’apartheid était « incomplète sans la liberté des Palestiniens ». James Baldwin a cherché à profaner ce qu’il a appelé un « silence pieux » autour du comportement d’Israël lorsqu’il a affirmé que l’État juif, qui a vendu des armes au régime de l’apartheid en Afrique du Sud, incarnait la suprématie blanche et non la démocratie. Muhammad Ali considérait la Palestine comme un exemple d’injustice raciale flagrante. Il en va de même aujourd’hui pour les dirigeants des confessions chrétiennes noires les plus anciennes et les plus importantes des États-Unis, qui ont accusé Israël de génocide et ont demandé à Biden de mettre fin à toute aide financière et militaire au pays.

En 1967, Baldwin a eu la maladresse de dire que la souffrance du peuple juif « est reconnue comme faisant partie de l’histoire morale du monde » et que « cela n’est pas vrai pour les Noirs ». En 2024, beaucoup plus de gens peuvent constater que, comparés aux victimes juives du nazisme, les innombrables millions de personnes consommées par l’esclavage, les nombreux holocaustes de la fin de l’époque victorienne en Asie et en Afrique et les assauts nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki restent à peine dans les mémoires. Des milliards de non-Occidentaux ont été furieusement politisés ces dernières années par la calamiteuse guerre contre le terrorisme menée par l’Occident, par « l’apartheid vaccinal » pendant la pandémie et par l’hypocrisie flagrante face au sort des Ukrainiens et des Palestiniens ; ils ne peuvent manquer de remarquer une version belliqueuse du « négationnisme » parmi les élites des anciens pays impérialistes, qui refusent d’aborder le passé de brutalité génocidaire et de pillage de leur pays et s’efforcent de délégitimer toute discussion à ce sujet en la qualifiant de « réveil » déséquilibré. Les récits populaires de l’Occident sur le totalitarisme continuent d’ignorer les descriptions acerbes du nazisme (par Jawaharlal Nehru et Aimé Césaire, entre autres sujets impériaux) comme le « jumeau » radical de l’impérialisme occidental ; ils hésitent à explorer le lien évident entre le massacre impérial des indigènes dans les colonies et les terreurs génocidaires perpétrées contre les Juifs en Europe.

L’un des grands dangers aujourd’hui est le durcissement de la ligne de couleur pour en faire une nouvelle Ligne Maginot. Pour la plupart des gens hors de l’Occident, dont l’expérience primordiale de la civilisation européenne a été d’être brutalement colonisée par ses représentants, la Shoah n’est pas apparue comme une atrocité sans précédent. Se remettant des ravages de l’impérialisme dans leur propre pays, la plupart des peuples non occidentaux n’étaient pas en mesure d’apprécier l’ampleur de l’horreur que le jumeau radical de cet impérialisme infligeait aux Juifs d’Europe. Ainsi, lorsque les dirigeants israéliens comparent le Hamas aux nazis et que les diplomates israéliens portent des étoiles jaunes à l’ONU , leur public est presque exclusivement occidental. La majeure partie du monde ne porte pas le fardeau de la culpabilité des chrétiens européens à l’égard de la Shoah et ne considère pas la création d’Israël comme une nécessité morale pour absoudre les péchés des Européens du XXe siècle. Depuis plus de sept décennies maintenant, le débat parmi les « peuples les plus sombres » est resté le même : pourquoi les Palestiniens devraient-ils être dépossédés et punis pour des crimes dont seuls les Européens étaient complices ? Et ils ne peuvent que reculer avec dégoût face à l’affirmation implicite selon laquelle Israël a le droit de massacrer 13 000 enfants, non seulement pour se défendre, mais aussi parce qu’il est un État né de la Shoah.

En 2006, Tony Judt avertissait déjà que « l’Holocauste ne peut plus être instrumentalisé pour excuser le comportement d’Israël » parce qu’un nombre croissant de personnes « ne peuvent tout simplement pas comprendre comment les horreurs de la dernière guerre européenne peuvent être invoquées pour autoriser ou cautionner un comportement inacceptable dans un autre temps et un autre lieu ». La « manie de persécution de longue date d’Israël – « tout le monde s’en prend à nous » – ne suscite plus de sympathie », a-t-il averti, et les prophéties d’un antisémitisme universel risquent de « devenir une affirmation auto-réalisatrice » : « le comportement imprudent d’Israël et l’identification insistante de toutes les critiques avec l’antisémitisme sont désormais la principale source de sentiment anti-juif en Europe occidentale et dans une grande partie de l’Asie ». Aujourd’hui, les amis les plus fervents d’Israël enveniment cette situation. Comme l’a dit le journaliste et documentariste israélien Yuval Abraham, « l’utilisation abusive et effroyable » de l’accusation d’antisémitisme par les Allemands la vide de son sens et « met ainsi en danger les Juifs du monde entier ». Biden continue d’avancer l’argument perfide selon lequel la sécurité de la population juive du monde entier dépend d’Israël. Comme le disait récemment le chroniqueur du New York Times Ezra Klein :

« Je suis juif. Est-ce que je me sens plus en sécurité ? Est-ce que j’ai l’impression qu’il y a moins d’antisémitisme dans le monde en ce moment à cause de ce qui s’y passe, ou est-ce qu’il me semble qu’il y a une énorme recrudescence de l’antisémitisme et que même les Juifs vivant dans des endroits qui ne sont pas Israël sont vulnérables à ce qui se passe en Israël ? »

Ce scénario ruineux a été très clairement anticipé par les survivants de la Shoah que j’ai cités plus haut, qui mettaient en garde contre les dommages infligés à la mémoire de la Shoah par son instrumentalisation. Bauman a averti à plusieurs reprises après les années 1980 que de telles tactiques de la part de politiciens sans scrupules comme Begin et Netanyahu assuraient « un triomphe post-mortem à Hitler, qui rêvait de créer un conflit entre les Juifs et le monde entier » et « empêchaient les Juifs de coexister pacifiquement avec les autres ». Améry, désespéré au cours de ses dernières années par « l’antisémitisme naissant », a supplié les Israéliens de traiter même les terroristes palestiniens avec humanité, afin que la solidarité entre les sionistes de la diaspora comme lui et Israël ne « devienne pas la base d’une communion de deux partis condamnés dans le conflit face à la catastrophe ».

Il n’y a pas grand-chose à espérer à cet égard de la part des dirigeants actuels d’Israël. La découverte de leur extrême vulnérabilité face au Hezbollah ainsi qu’au Hamas devrait les rendre plus disposés à risquer un accord de paix par compromis. Pourtant, avec toutes les bombes de 2 000 kilos que Biden leur a prodiguées, ils cherchent follement à militariser davantage leur occupation de la Cisjordanie et de Gaza. Une telle automutilation est l’effet à long terme que craignait Boaz Evron lorsqu’il mettait en garde contre « la mention continue de l’Holocauste, de l’antisémitisme et de la haine des Juifs dans toutes les générations ». « Un gouvernement ne peut être séparé de sa propre propagande », a-t-il écrit, et la classe dirigeante d’Israël se comporte comme les chefs d’une « secte » opérant « dans le monde des mythes et des monstres créés par ses propres mains », « n’étant plus capables de comprendre ce qui se passe dans le monde réel » ni les « processus historiques dans lesquels l’État est pris ».

Quarante-quatre ans après qu’Evron ait écrit ces lignes, il est également plus clair que les protecteurs occidentaux d’Israël se sont révélés être les pires ennemis du pays, plongeant leur population encore plus profondément dans l’hallucination. Comme l’a dit Evron, les puissances occidentales agissent contre leurs « propres intérêts et appliquent à Israël une relation préférentielle particulière, sans qu’Israël se voie obligé de rendre la pareille ». Par conséquent, « le traitement spécial accordé à Israël, exprimé par un soutien économique et politique inconditionnel » a « créé une serre économique et politique autour d’Israël, le coupant des réalités économiques et politiques mondiales ».

Netanyahu et ses acolytes menacent les bases de l’ordre mondial reconstruit après la révélation des crimes nazis. Même avant Gaza, la Shoah perdait sa place centrale dans notre imaginaire du passé et du futur. Il est vrai qu’aucune atrocité historique n’a été commémorée de manière aussi large et complète. Mais la culture du souvenir autour de la Shoah a désormais accumulé sa propre longue histoire. Cette histoire montre que la mémoire de la Shoah n’est pas simplement née organiquement de ce qui s’est passé entre 1939 et 1945 ; elle a été construite, souvent de manière très délibérée, et dans un but politique précis. En fait, un consensus nécessaire sur l’importance universelle de la Shoah a été mis en danger par les pressions idéologiques de plus en plus visibles exercées sur sa mémoire.

Le fait que le régime nazi allemand et ses collaborateurs européens aient assassiné six millions de Juifs était largement connu après 1945. Mais pendant de nombreuses années, ce fait stupéfiant n’a eu que peu de résonance politique et intellectuelle. Dans les années 1940 et 1950, la Shoah n’était pas considérée comme une atrocité distincte des autres atrocités de la guerre : tentative d’extermination des populations slaves, des Tsiganes, des handicapés et des homosexuels. Bien entendu, la plupart des peuples européens avaient leurs propres raisons de ne pas s’attarder sur le meurtre des Juifs. Les Allemands étaient obsédés par leur propre traumatisme lié aux bombardements et à l’occupation par les puissances alliées et à leur expulsion massive d’Europe de l’Est. La France, la Pologne, l’Autriche et les Pays-Bas, qui avaient activement coopéré avec les nazis, voulaient se présenter comme faisant partie d’une vaillante « résistance » à l’hitlérisme. Trop de rappels indécents de complicité ont existé longtemps après la fin de la guerre en 1945. L’Allemagne avait d’anciens nazis comme chancelier et président. Le président français François Mitterrand était un apparatchik du régime de Vichy. Pas plus tard qu’en 1992, Kurt Waldheim était président de l’Autriche malgré l’existence de preuves de son implication dans les atrocités nazies.

Même aux États-Unis, il y avait « un silence public et une sorte de déni étatiste concernant l’Holocauste », comme l’écrit Idith Zertal dans Israel’s Holocaust and the Politics of Nationhood (2005). Ce n’est que bien après 1945 que l’Holocauste a commencé à être publiquement rappelé. En Israël même, la conscience de la Shoah s’est limitée pendant des années à ses survivants qui, chose étonnante à rappeler aujourd’hui, étaient trempés de mépris de la part des dirigeants du mouvement sioniste. Ben Gourion avait initialement considéré l’accession au pouvoir d’Hitler comme « un énorme coup de pouce politique et économique pour l’entreprise sioniste », mais il ne considérait pas les débris humains des camps de la mort d’Hitler comme un matériau approprié pour la construction d’un nouvel État juif fort. « Tout ce qu’ils ont enduré », a déclaré Ben Gourion, « a purgé leur âme de tout bien ». Saul Friedlander, le plus grand historien de la Shoah, qui a quitté Israël en partie parce qu’il ne supportait pas de voir la Shoah être utilisée « comme prétexte pour des mesures anti-palestiniennes sévères », rappelle dans ses mémoires, Where Memory Leads (2016), que les universitaires ont initialement rejeté le sujet, le laissant au mémorial et centre documentaire de Yad Vashem.

Les attitudes ne commencèrent à changer qu’avec le procès d’Adolf Eichmann en 1961. Dans Le Septième Million (1993), l’historien israélien Tom Segev raconte que Ben Gourion, accusé par Begin et d’autres rivaux politiques d’insensibilité à l’égard des survivants de la Shoah, décida d’organiser une « catharsis nationale » en organisant le procès d’un criminel de guerre nazi. Il espérait éduquer les Juifs des pays arabes sur la Shoah et l’antisémitisme européen (qu’ils ne connaissaient ni l’un ni l’autre) et commencer à les lier aux Juifs d’ascendance européenne dans ce qui semblait trop clairement être une communauté imparfaitement imaginée. Segev poursuit en décrivant comment Begin a fait avancer ce processus de forgeage d’une conscience de la Shoah parmi les Juifs à la peau plus foncée qui ont longtemps été la cible d’humiliations racistes de la part de l’establishment blanc du pays. Begin a guéri leurs blessures de classe et de race en leur promettant des terres palestiniennes volées et un statut socio-économique supérieur aux Arabes dépossédés et démunis.

Cette redistribution du butin de l’israélisme a coïncidé avec l’éruption d’une politique identitaire au sein d’une minorité aisée aux États-Unis. Comme Peter Novick le précise avec des détails surprenants dans The Holocaust in American Life (1999), la Shoah « n’a pas eu une si grande importance » dans la vie des Juifs américains jusqu’à la fin des années 1960. Seuls quelques livres et films abordent le sujet. Le film Jugement de Nuremberg (1961) a intégré le meurtre de masse des Juifs dans la catégorie plus large des crimes du nazisme. Dans son essai « Le destin intellectuel et juif », publié dans la revue juive Commentary en 1957, Norman Podhoretz, saint patron des sionistes néoconservateurs dans les années 1980, n’a rien dit du tout sur l’Holocauste.

Les organisations juives, connues pour contrôler l’opinion sur le sionisme, ont d’abord découragé la commémoration des victimes juives d’Europe. Ils se démenaient pour apprendre les nouvelles règles du jeu géopolitique. Au cours des changements caméléons du début de la Guerre froide, l’Union soviétique est passée du statut d’allié fidèle contre l’Allemagne nazie à celui de mal totalitaire ; l’Allemagne est passée du statut de mal totalitaire à celui d’allié démocratique fidèle contre le mal totalitaire. En conséquence, le rédacteur en chef de Commentary a exhorté les Juifs américains à adopter une « attitude réaliste plutôt qu’une attitude punitive et récriminatoire » envers l’Allemagne, qui était désormais un pilier de la « civilisation démocratique occidentale ».

Ces nombreuses critiques de la part des dirigeants politiques et intellectuels du monde libre ont choqué et aigri de nombreux survivants de la Shoah. Mais ils n’étaient pas alors considérés comme des témoins privilégiés du monde moderne. Améry, qui détestait le « philosémitisme envahissant » de l’Allemagne d’après-guerre, en était réduit à amplifier ses « ressentiments » privés dans des essais destinés à ébranler la « conscience misérable » des lecteurs allemands. Dans l’un d’eux, il décrit un voyage à travers l’Allemagne au milieu des années 1960. En discutant du dernier roman de Saul Bellow avec les nouveaux intellectuels « raffinés » du pays, il ne pouvait oublier les « visages de pierre » des Allemands ordinaires face à un tas de cadavres et se découvrait nourrir en lui une nouvelle « rancune » contre les Allemands et leur place exaltée dans le monde, dans les « salons majestueux de l’Occident ». L’expérience de « solitude absolue » d’Améry devant ses tortionnaires de la Gestapo avait détruit sa « confiance dans le monde ». Ce n’est qu’après sa libération qu’il a connu à nouveau la « compréhension mutuelle » avec le reste de l’humanité, car « ceux qui m’avaient torturé et transformé en insecte » semblaient provoquer le « mépris ». Mais sa foi guérisseuse dans « l’équilibre de la moralité mondiale » avait rapidement été brisée par l’adhésion occidentale à l’Allemagne et par le recrutement acharné par le monde libre d’anciens nazis dans son nouveau « jeu de pouvoir ».

Améry se serait senti encore plus trahi s’il avait lu le mémorandum de l’American Jewish Committee de 1951, qui regrettait le fait que « pour la plupart des Juifs, le raisonnement sur l’Allemagne et les Allemands est encore assombri par une forte émotion ». Novick explique que les Juifs américains, comme d’autres groupes ethniques, étaient soucieux d’éviter l’accusation de double loyauté et de profiter des opportunités considérablement croissantes offertes par l’Amérique d’après-guerre. Ils sont devenus plus attentifs à la présence d’Israël lors du procès Eichmann, largement médiatisé et hanté par la controverse, qui a rendu incontournable le fait que les Juifs avaient été les principales cibles et victimes d’Hitler. Mais ce n’est qu’après la guerre des Six Jours en 1967 et la guerre du Kippour en 1973, alors qu’Israël semblait existentiellement menacé par ses ennemis arabes, que la Shoah a été largement conçue, tant en Israël qu’aux États-Unis, comme l’emblème de la vulnérabilité juive dans un monde éternellement hostile. Les organisations juives ont commencé à déployer la devise « Plus jamais ça » pour faire pression en faveur d’une politique américaine favorable à Israël. Les États-Unis, confrontés à une défaite humiliante en Asie de l’Est, ont commencé à considérer un Israël apparemment invincible comme un intermédiaire précieux au Moyen-Orient et ont commencé à subventionner somptueusement l’État juif. À son tour, le discours, défendu par les dirigeants israéliens et les groupes sionistes américains, selon lequel la Shoah constituait un danger présent et imminent pour les Juifs, a commencé à servir de base à une auto-définition collective pour de nombreux Juifs américains dans les années 1970.

Les Juifs américains constituaient alors le groupe minoritaire le plus instruit et le plus prospère d’Amérique, et étaient de plus en plus irréligieux. Pourtant, dans la société américaine polarisée et rancunière de la fin des années 1960 et des années 1970, où la séquestration ethnique et raciale est devenue courante au milieu d’un sentiment généralisé de désordre et d’insécurité, et où la calamité historique s’est transformée en un insigne d’identité et de rectitude morale, de plus en plus de Juifs américains assimilés se sont affiliés à la mémoire de la Shoah et ont noué un lien personnel avec un Israël qu’ils considéraient comme menacé par des antisémites génocidaires. Une tradition politique juive préoccupée par les inégalités, la pauvreté, les droits civiques, l’environnementalisme, le désarmement nucléaire et l’anti-impérialisme s’est muée en une tradition caractérisée par une hyper-attention à l’unique démocratie du Moyen-Orient. Dans les journaux qu’il a tenus à partir des années 1960, le critique littéraire Alfred Kazin oscille entre perplexité et mépris en retraçant les psychodrames de l’identité personnelle qui ont contribué à créer la circonscription la plus fidèle d’Israël à l’étranger :

« La période actuelle de « succès » juif restera un jour dans les mémoires comme l’une des plus grandes ironies . . . Les Juifs pris au piège, les Juifs assassinés, et bingo ! Toutes ces lamentations et cette exploitation incontournables de l’Holocauste nées des cendres . . . Israël comme « sauvegarde » des Juifs ; l’Holocauste comme notre nouvelle Bible, plus qu’un livre de Lamentations. »

Kazin était allergique au culte américain d’Elie Wiesel, qui affirmait partout que la Shoah était incompréhensible, incomparable et irreprésentable, et que les Palestiniens n’avaient aucun droit à Jérusalem. Selon Kazin, « la classe moyenne juive américaine » avait trouvé en Wiesel, un « Jésus de l’Holocauste », « un substitut à sa propre vacance religieuse ». La puissante politique identitaire d’une minorité américaine n’a pas échappé à Primo Levi lors de sa seule visite dans le pays en 1985, deux ans avant de se suicider. Il avait été profondément perturbé par la culture de consommation ostentatoire de l’Holocauste autour de Wiesel (qui prétendait avoir été le grand ami de Levi à Auschwitz ; Levi ne se souvenait pas l’avoir jamais rencontré) et était intrigué par l’obsession voyeuriste de ses hôtes américains pour sa judéité. Écrivant à des amis à Turin, il s’est plaint que les Américains lui avaient « épinglé une étoile de David ». Lors d’une conférence à Brooklyn, Levi, invité à donner son avis sur la politique au Moyen-Orient, a commencé à dire qu’« Israël était une erreur en termes historiques ». Un tollé s’en est suivi et le modérateur a dû interrompre la réunion. Plus tard cette année-là, Commentary, désormais résolument pro-israélien, a chargé un néoconservateur en herbe de 24 ans de lancer des attaques venimeuses contre Levi. De l’aveu même de Levi, cette brutalité intellectuelle (amèrement regrettée par son auteur désormais antisioniste) a contribué à éteindre sa « volonté de vivre ».

La littérature américaine récente manifeste très clairement le paradoxe selon lequel plus la Shoah s’éloignait dans le temps, plus sa mémoire était farouchement possédée par les générations ultérieures de Juifs américains. J’ai été choqué par l’irrévérence avec laquelle Isaac Bashevis Singer, né en 1904 en Pologne et, à bien des égards, l’écrivain juif par excellence du XXe siècle, a dépeint les survivants de la Shoah dans ses fictions et a tourné en dérision à la fois l’État d’Israël et le philosémitisme avide des gentils américains. Un roman comme Ombres sur l’Hudson semble presque conçu pour prouver que l’oppression n’améliore pas le caractère moral. Mais des écrivains juifs beaucoup plus jeunes et plus sécularisés que Singer semblaient trop submergés par ce que Gillian Rose, dans son essai cinglant sur la Liste de Schindler, appelait « la piété de l’Holocauste ». Dans une critique parue dans le LRB ( 23 juin 2005 ) sur The History of Love, un roman de Nicole Krauss qui se déroule en Israël, en Europe et aux États-Unis, James Wood souligne que son auteur, né en 1974, « procède comme si l’Holocauste avait eu lieu juste hier ». La judéité du roman avait été, écrit Wood, « transformée en fraude et en histrionisme du fait de la force de l’identification de Krauss avec elle ». Une telle « ferveur juive », à la limite du « ménestrel », contrastait fortement avec les travaux de Bellow, Norman Mailer et Philip Roth, qui n’avaient « pas montré un grand intérêt pour l’ombre de la Shoah ».

Une affiliation résolument volontaire à la Shoah a également marqué et diminué une grande partie du journalisme américain sur Israël. Plus important encore, la religion laïque et politique de la Shoah et la sur-identification à Israël depuis les années 1970 ont fatalement déformé la politique étrangère du principal sponsor d’Israël, les États-Unis. En 1982, peu avant que Reagan n’ordonne carrément à Begin de mettre fin à son « holocauste » au Liban, un jeune sénateur américain qui vénérait Elie Wiesel comme son grand professeur rencontra le Premier ministre israélien. Selon le récit stupéfait de Begin, rapportant la réunion, le sénateur aurait salué l’effort de guerre israélien et se serait vanté qu’il serait même allé plus loin, y compris si cela impliquait de tuer des femmes et des enfants. Begin lui-même avoue avoir été interloqué par les propos du futur président américain : Joe Biden. « Non, monsieur, a-t-il insisté, selon nos valeurs, il est interdit de blesser les femmes et les enfants, même en temps de guerre… C’est un critère de civilisation humaine : ne pas blesser les civils ». 

Une longue période de paix relative a rendu la plupart d’entre nous inconscients des calamités qui l’ont précédée. Seules quelques personnes vivantes aujourd’hui peuvent se souvenir de l’expérience de la guerre totale qui a défini la première moitié du XXe siècle, des luttes impériales et nationales à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe, de la mobilisation idéologique de masse, des éruptions du fascisme et du militarisme. Près d’un demi-siècle des conflits les plus brutaux et des plus grands effondrements moraux de l’histoire a mis en lumière les dangers d’un monde où aucune contrainte religieuse ou éthique n’existait sur ce que les êtres humains pouvaient ou osaient faire. La raison laïque et la science moderne, qui ont remplacé la religion traditionnelle, ont non seulement révélé leur incapacité à légiférer sur la conduite humaine ; ils ont été impliqués dans les modes de massacre nouveaux et efficaces démontrés par Auschwitz et Hiroshima.

Au cours des décennies de reconstruction après 1945, il est progressivement devenu possible de croire à nouveau au concept de société moderne, à ses institutions comme force civilisatrice sans ambiguïté, à ses lois comme défense contre les passions vicieuses. Cette croyance provisoire a été consacrée et affirmée par une théologie laïque négative issue de la révélation des crimes nazis : Plus jamais ça. L’impératif catégorique de l’après-guerre a progressivement acquis une forme institutionnelle avec la création d’organisations comme la CIJ et la Cour pénale internationale et d’organisations vigilantes de défense des droits de l’homme comme Amnesty International ou Human Rights Watch. Un document majeur de l’après-guerre, le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, est imprégné de la crainte de répéter le passé d’apocalypse raciale de l’Europe. Au cours des dernières décennies, alors que les utopies d’un meilleur ordre socio-économique se sont estompées, l’idéal des droits de l’homme a tiré encore plus d’autorité des souvenirs du grand mal commis pendant la Shoah.

Depuis les Espagnols luttant pour une justice réparatrice après de longues années de dictatures brutales, les Latino-Américains militant en faveur de leurs desaparecidos et les Bosniaques appelant à la protection des nettoyeurs ethniques serbes, jusqu’au plaidoyer coréen en faveur d’une réparation pour les « femmes de réconfort » réduites en esclavage par les Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale. La Seconde Guerre mondiale, les souvenirs des souffrances des Juifs aux mains des nazis constituent le fondement sur lequel ont été construites la plupart des descriptions d’idéologies extrêmes et d’atrocités, ainsi que la plupart des demandes de reconnaissance et de réparations.

Ces mémoires ont contribué à définir les notions de responsabilité, de culpabilité collective et de crimes contre l’humanité. Il est vrai qu’ils ont été continuellement abusés par les tenants de l’humanitarisme militaire, qui réduisent les droits de l’homme au droit de ne pas être brutalement assassiné. Et le cynisme se développe plus rapidement lorsque les modes classiques de commémoration de la Shoah – des voyages solennels à Auschwitz, suivis d’une camaraderie effusive avec Netanyahu à Jérusalem – deviennent le prix bon marché du ticket d’entrée vers la respectabilité pour les politiciens antisémites, les agitateurs islamophobes et Elon Musk. Ou lorsque Netanyahu accorde l’absolution morale en échange d’un soutien à des politiciens franchement antisémites d’Europe de l’Est qui cherchent continuellement à réhabiliter les fervents bourreaux locaux de Juifs pendant la Shoah. Pourtant, en l’absence de mesures plus efficaces, la Shoah reste indispensable en tant que critère permettant d’évaluer la santé politique et morale des sociétés ; sa mémoire, bien que sujette aux abus, peut encore être utilisée pour découvrir des iniquités plus insidieuses. Quand je regarde mes propres écrits sur les admirateurs anti-musulmans d’Hitler et leur influence néfaste sur l’Inde aujourd’hui, je suis frappé par la fréquence à laquelle j’ai cité l’expérience juive des préjugés pour mettre en garde contre la barbarie qui devient possible lorsque certains tabous sont brisés.

Tous ces points de référence universalistes – la Shoah comme mesure de tous les crimes, l’antisémitisme comme forme de sectarisme la plus meurtrière – risquent de disparaître à mesure que l’armée israélienne massacre et affame les Palestiniens, rase leurs maisons, écoles, hôpitaux, mosquées, églises, les bombarde dans des campements de plus en plus petits, tout en dénonçant comme antisémites ou soutiens du Hamas tous ceux qui le supplient de renoncer, depuis les Nations Unies, Amnesty International et Human Rights Watch jusqu’aux gouvernements espagnol, irlandais, brésilien et sud-africain et au Vatican . Israël dynamite aujourd’hui l’édifice de normes mondiales construit après 1945, qui vacille depuis la guerre catastrophique et toujours impunie contre le terrorisme et la guerre revancharde de Vladimir Poutine en Ukraine. La rupture profonde que nous ressentons aujourd’hui entre le passé et le présent est une rupture dans l’histoire morale du monde depuis le point zéro de 1945 – une histoire dont la Shoah a été pendant de nombreuses années l’événement central et la référence universelle.

Il y a d’autres tremblements de terre à venir. Les politiciens israéliens ont décidé d’empêcher la création d’un État palestinien. Selon un récent sondage, une majorité absolue (88 %) des Juifs israéliens estiment que l’ampleur des pertes palestiniennes est justifiable. Le gouvernement israélien bloque l’aide humanitaire à Gaza. Biden admet désormais que ses dépendants israéliens sont coupables de « bombardements aveugles », mais leur distribue de manière compulsive de plus en plus de matériel militaire. Le 20 février, les États-Unis ont méprisé pour la troisième fois à l’ ONU la plupart des souhaits désespérés du monde de mettre fin au bain de sang à Gaza. Le 26 février, tout en léchant un cornet de glace, Biden a lancé son propre fantasme, rapidement abattu par Israël et le Hamas, d’un cessez-le-feu temporaire. Au Royaume-Uni, les hommes politiques travaillistes et conservateurs recherchent des formules verbales capables d’apaiser l’opinion publique tout en fournissant une couverture morale au carnage à Gaza. Cela semble à peine croyable, mais les preuves sont devenues accablantes : nous assistons à une sorte d’effondrement du monde libre.

Dans le même temps, Gaza est devenue pour d’innombrables personnes impuissantes la condition essentielle de la conscience politique et éthique du 21e siècle – tout comme la Première Guerre mondiale l’a été pour une génération en Occident. Et, de plus en plus, il semble que seuls ceux qui ont été réveillés par la calamité de Gaza peuvent sauver la Shoah de Netanyahu, Biden, Scholz et Sunak et réuniversaliser sa signification morale ; on peut seulement leur faire confiance pour restaurer ce qu’Améry appelle l’équilibre de la moralité mondiale. Beaucoup de manifestants qui envahissent les rues de leurs villes semaine après semaine n’ont aucun rapport immédiat avec le passé européen de la Shoah. Ils jugent Israël sur ses actions à Gaza plutôt que sur sa demande de sécurité totale et permanente, consacrée par la Shoah. Qu’ils connaissent ou non la Shoah, ils rejettent la grossière leçon social-darwiniste qu’Israël en tire – la survie d’un groupe de personnes aux dépens d’un autre. Ils sont motivés par le simple souhait de défendre les idéaux qui semblaient si universellement désirables après 1945 : le respect de la liberté, la tolérance à l’égard de l’altérité des croyances et des modes de vie ; solidarité avec la souffrance humaine ; et un sentiment de responsabilité morale envers les faibles et les persécutés. Ces hommes et ces femmes savent que s’il y a une leçon à tirer de la Shoah, c’est bien « Plus jamais ça pour personne » : le slogan des courageux jeunes militants de Jewish Voice for Peace.

Il est possible qu’ils perdent. Peut-être qu’Israël, avec sa psychose de survie, n’est pas la « relique amère » que George Steiner désignait – mais plutôt le présage de l’avenir d’un monde en faillite et épuisé. Le soutien sans réserve d’Israël par des personnalités d’extrême droite comme Javier Milei en Argentine et Jair Bolsonaro au Brésil et son soutien en provenance de pays où les nationalistes blancs ont infecté la vie politique – les États-Unis , le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Italie – suggèrent que le monde des droits individuels, des frontières ouvertes et du droit international est en recul. Il est possible qu’Israël réussisse à nettoyer ethniquement Gaza, et même la Cisjordanie. Il y a trop de preuves que l’arc de l’univers moral ne s’incline pas vers la justice ; des hommes puissants peuvent faire paraître leurs massacres nécessaires et justes. Il n’est pas du tout difficile d’imaginer une conclusion triomphale à l’assaut israélien.

La peur d’une défaite catastrophique pèse sur l’esprit des manifestants qui perturbent les discours de campagne de Biden et sont expulsés de sa présence au rythme des « quatre ans supplémentaires ». L’incrédulité face à ce qu’ils voient chaque jour dans les vidéos de Gaza et la peur d’une brutalité encore plus effrénée harcèlent ces dissidents en ligne qui fustigent quotidiennement les piliers du quatrième pouvoir occidental pour leur intimité avec le pouvoir brut. En accusant Israël de commettre un génocide, ils semblent délibérément violer l’opinion « modérée » et « sensée » qui place le pays ainsi que la Shoah en dehors de l’histoire moderne de l’expansionnisme raciste. Et ils ne persuadent probablement personne au sein du courant politique occidental endurci.

Mais alors Améry lui-même, lorsqu’il adressait ses ressentiments à la misérable conscience de son temps, « ne parlait pas du tout avec l’intention de convaincre ; Je jette aveuglément ma parole sur la balance, quel que soit son poids. » Se sentant trompé et abandonné par le monde libre, il exprime ses ressentiments « pour que le crime devienne une réalité morale pour le criminel, pour qu’il soit entraîné dans la vérité de son atrocité ». Les accusateurs bruyants d’Israël semblent aujourd’hui viser un peu plus. Contre les actes de sauvagerie et la propagande par omission et dissimulation, des millions de personnes expriment désormais, dans l’espace public et sur les médias numériques, leur ressentiment furieux. Ce faisant, ils risquent d’aigrir leur vie de façon permanente. Mais peut-être que leur indignation à elle seule atténuera, pour l’instant, le sentiment palestinien de solitude absolue et contribuera dans une certaine mesure à racheter la mémoire de la Shoah.

Pankaj Mishra
28 février 2024

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