In Memoriam : Jean-Luc Nancy

Adrian Wohlleben

paru dans lundimatin#302, le 30 août 2021

Dans sa préface à l’édition anglaise de La communauté désoeuvrée, Jean-Luc Nancy écrit :

La tradition [de la gauche] a fini par ne plus avoir autre chose à nous offrir que divers programmes vers la réalisation d’une essence de la communauté... [elle] a replié et clôturé la pensée de l’être-en-commun à l’intérieur de la pensée d’une essence... de la communauté... de l’identité infinie de la communauté accomplie... de son « travail ». Tous nos programmes politiques impliquent ce travail : soit comme le produit de la communauté du travail, soit comme la communauté elle-même en tant que travail...

Au reste, comme Nancy a constamment cherché à nous en convaincre, notre être-en-commun n’a pas d’essence, et ne doit pas chercher à s’en donner une. Et de toute façon, les programmes politiques de la philosophie occidentale "sont arrivés à leur terme".

Si le politique a toujours été fondé sur une clôture fictive, et si ces fictions se sont aujourd’hui épuisées, la question qui se pose à nous, écrit Nancy, est la suivante : "que pourrait être une politique qui ne procède pas de la volonté de réaliser une essence ?".

Tout au long des années 1980 et 1990, Nancy (aux côtés de Lacoue-Labarthe) a mis en évidence une série de dangers liée à cette recherche d’une essence. D’une part, il y a les incursions de Heidegger dans le nazisme qui ont mis au jour les écueils de toute tentative de fonder un peuple sur la restauration d’une origine mythifiée. Et les origines ne sont pas le seul risque dont il nous faut nous inquiéter. On peut retrouver chez George Bataille, l’envers de l’"archē-fascisme" de Heidegger (comme l’appelait Lacoue-Labarthe). Plus particulièrement dans les années 1930, lorsqu’il recherche l’expérience de communion dans l’intimité bouleversante de la perte extatique, à partir de la répétition d’un sacrifice originel. Pour Nancy, les tentatives de Bataille de resacraliser l’existence, pour attaquer frontalement les barrières entre moi et l’Autre à travers une expérience dépersonnalisante de pure perte, deviennent en fin de compte une œuvre de mort. Ce qui pourrait être aussi notre cas, ajouterais-je, si nous laissons le risque collectif de la mort au combat devenir la base principale de nos affinités. Dans la mesure où la logique sacrificielle de la dépense-sans-retour reste une simple simulation jusqu’à ce qu’elle atteigne sa limite, elle finit toujours par exiger la mort du sacrifiant et du sacrifié. Logique d’horreur fusionnelle croissante et insoutenable.

De ce point de vue, et malgré leurs énormes divergences politiques et affectives, Heidegger et Bataille représentent les pôles inversés mais subrepticement liés d’un dispositif qui enferme notre pensée de la communauté dans une problématique de fond ou de "fusion" dont la mort reste le modèle tacite.

Au contraire, l’expérience de la communauté pour Nancy est l’opposé d’une fuite en avant dans l’infini de l’intimité obscure. C’est une exposition à un excès inappropriable, un dehors ou une extériorité à soi-même. Le communisme, pourrait-on même dire, procède de l’affirmation de l’impossibilité d’une pure immanence ou communion. Nancy appelle la conscience de cette impossibilité de l’intimité totale "communication" ou "extase", et ses nombreux livres qui la décrivent représentent des contributions décisives et originales à la pensée insurrectionnelle contemporaine (y compris son échange historique avec Maurice Blanchot dans les années 1980, qui devrait être considéré comme une lecture nécessaire).

En même temps et cependant, le travail de déconstruction impitoyable de la communauté s’est trop souvent apparenté à une capitulation cynique aux schémas libéraux-démocratiques aseptisés éthiquement et leur règne de la tolérance et du "respect" de l’Autre. Si nous souhaitons suivre les traces de Nancy, et repolitiser la théorie existentielle de la communauté autour d’un nouvel ensemble de questions et de problèmes « destituants », il nous faudra dépasser l’alternative entre d’un côté le repli mythologique sur des archē-fictions et de l’autre le scepticisme "déconstructif" quiétiste. Nous ne devons chercher ni la restauration ni la retraite. Que devons-nous alors tirer de la conception an-archiste de l’existence de Nancy en tant que "com-parution" ?


En tant qu’image dominante de la politique, la tradition de la souveraineté s’est toujours fondée sur l’anthropologie philosophique d’une vie qui aurait besoin et qui désirerait être gouvernée. À cette idée essentielle, partagée par de nombreux penseurs de l’après 68 (et par les anarchistes avant eux), Nancy ajoute une autre observation : le naufrage de la politique classique trouve son origine, selon lui, dans sa volonté de constituer une communauté d’expérience et d’appartenance communes. Fonder une communauté signifie invariablement lui attribuer un sens, un objectif et un statut, qu’il soit métaphysique ou anthropologique. (Ici, même l’"anarchisme" doit être prudent). Constituer une communauté, c’est la codifier, donner une forme et une fonction à un ensemble (prétendument) commun d’êtres, et instituer ainsi un régime normatif d’appartenance légitime.

Puisque Nancy ne voit aucun moyen de codifier une communauté qui évite cette archē-violence, le projet occidental de politique parlementaire s’avère, selon lui, fondamentalement mort.

Pourtant, nous voulons vivre ensemble, et les uns avec les autres. Et pour beaucoup d’entre nous, cela n’implique aucun intérêt à gouverner les autres, ou nous-mêmes. Nous souhaitons devenir, et rester, ingouvernables. Cette impulsion fondamentale est un élément moteur dans une grande partie de la théorie contemporaine. Moten en parle comme d’un élan vers une "vie non conquise". Agamben la décrit comme un "pouvoir destituant" ou une forme-de-vie. Jared Sexton évoque une politique "non souveraine" ou "sans base", une politique sans fondement. Qu’est-ce qui relie ces éléments disparates au sein des courants anti-politiques ou destituants contemporains ?

Une façon de répondre à cette question pourrait être de souligner leur hostilité commune aux trois pans essentiels qui fondent la politique constituante :

1. l’anthropogenèse [1] ou l’abstraction d’une figure relationnelle de l’humain élevée au-dessus de ses modes de vie concrets comme leur présupposé naturel ou divin ; 

2. le populisme affectif [2] ou la fermeture linguistique et empathique de l’expérience autour d’un cadre de base de l’expérience affective ;

3. l’innocence [3], en tant que monnaie d’échange d’une position morale ou de l’appartenance légitime autour de laquelle une communauté trace ses frontières et valide ses actions.

Si le communisme est aujourd’hui une anti-politique, il sera nécessairement in-humain, in-tolérant et partisan. Il parle et agit non pas au nom d’une humanité morale, mais depuis des mondes, et ne cherche pas la conquête des institutions, mais la prolifération de formes vitales.

Pour qu’une destitution du pouvoir réussisse, il faut d’abord qu’elle procède d’un refus de notre propre légitimité, c’est-à-dire de notre position dans cette sphère de "l’innocence politique" abstraite à laquelle le droit (Recht) juridique fait appel. S’assurer une telle position ou "standpoint" (Moten) a toujours signifié abandonner ou passer outre notre contact sensible avec les autres êtres vivants, en faveur d’un recours à l’élément supposément "neutre" de la légitimité morale et juridique. C’est en ce sens que la politique parlementaire est, depuis Hobbes, fondée sur une destruction préalable de l’expérience et sur l’effacement de toute vérité située. A contrario, du parc Gezi au Soudan ou sur la ZAD, toute déclaration de la commune, tout serment destituant se tient quelque part et s’inscrit dans le lieu qu’il a construit. Parce qu’un tel serment procède non pas d’un terrain générique mais d’un attachement singulier, il porte en lui une (re)distribution immanente du tolérable et de l’intolérable. Ainsi, la commune annonce une rupture avec les schémas du populisme affectif dont la politique constituante ne peut se passer.

Les écrits de Jean-Luc Nancy nous aident à reconnaître et à affirmer la distance qui sépare le "commun" que nous découvrons dans et à travers les soulèvements contemporains (et ce, malgré la négativité qui les catalyse) des fictions constitutives sur lesquelles la politique occidentale a fondé ses images d’appartenance. Pour Nancy, il existe une différence qualitative entre l’extériorité qui définit l’espace de la politique ou de la gestion sociale, d’une part, et le communisme de l’existence vécue, d’autre part. Comme l’explique Jason Smith :

Le communisme de Nancy est une proposition ontologique, qui concerne notre finitude ou notre facticité. Il est posé ou affirmé comme un fait : "avant toute chose, nous sommes en commun". L’exposition (le politique) précède et est récalcitrante (même "résistante") à la fois à la "société" et à la politique conçue comme la "gestion des divisions sociales", des intérêts, des distributions de pouvoir. L’exposition ou l’espacement de l’être-en-commun est la "vérité de toute communauté donnée", qui résiste à toute réduction à une substance ou une somme à diviser et à échanger, c’est-à-dire qu’elle résiste à toute subsomption par une équivalence générale [4].

De la même manière que Moten et Harney le feront plus tard dans leur Undercommons, Nancy soutenait déjà dans les années 1980 que la politique ne coïncide jamais de fait avec notre existence-en-commun, qui se produit toujours en retrait de celle-ci. Aujourd’hui, alors que l’effondrement de la légitimité gouvernementale met à nu "les jambes croûteuses qui ont soutenu le règne de la fraude et du mensonge" (Peter Weiss), la pensée de Nancy nous invite à repenser la relation entre soi et l’autre, le singulier et le commun, à partir de notre expérience intime mais pré-personnelle d’un contact-sans-relation, ou ce qu’il appelle l’"espacement" du monde. S’il y a un commun dans le communisme, une expérience de partage qui le définit, elle doit procéder du sentiment profond de notre propre existence comme irrémédiablement extérieure à nous-mêmes, comme déplacée dans un monde inappropriable, un sentiment profond de notre propre absence de sol. « "Être exposé", écrit Nancy, signifie être "posé" dans l’extériorité... un dehors dans l’intimité même d’un dedans. » C’est pourquoi, si le communisme coïncide avec une expérience de la vérité, ce qui lui est propre c’est de ne se révéler à nous-mêmes et aux autres qu’à travers une "expropriation" mutuelle. Alors que la communauté qui "devient une chose unique (corps, esprit, patrie, leader...) perd nécessairement l’en de l’être-en-commun, et cède son être-ensemble à un être d’ensemble", la communauté du communisme doit être "sans présupposition", puisqu’elle "est faite de ce qui se retire d’elle : l’hypostase du "commun" et son travail" :

La communauté nous est donnée - ou, nous sommes donnés et abandonnés en fonction de la communauté : c’est un don à renouveler, à communiquer, non une œuvre à accomplir ou fabriquer. Mais c’est une tâche... (une tâche et une lutte, cette lutte dont Marx avait le sens - Bataille l’a compris - et dont l’impératif ne peut en aucun cas être confondu avec une téléologie « communiste »...).

Ce qui est commun, ce qui nous lie irrévocablement au monde et à l’autre, c’est un lien dont l’activité nous délie et nous déracine, tout en nous soumettant à l’exposition incloturable d’un Mit-, d’un être-avec le monde et l’autre. Affirmer le commun doit également signifier s’engager dans la destruction de toutes les fictions représentatives dérisoires et des appareils abrutissants qui interviennent et mutilent notre exposition singulière au monde, qui neutralisent notre contact avec la réalité et nous maintiennent dans une condition de suspension indéfinie.

C’est dans cet esprit que nous pleurons la perte de Jean-Luc Nancy, non seulement en tant que sommité et professeur, mais aussi en tant que camarade, en tant qu’ami.

— Adrian Wohlleben, le 24 août 2021

La version originale de cet article a paru chez nos amis de Ill Will.

[1Sur ce concept, voir Giorgio Agamben, L’ouvert : de l’homme et de l’animal et Qu’est-ce que la philosophie ?

[2Ce terme a été inventé dans le manifeste “Fire to the Houseprojects” disponible ici en anglais

[3Voir l’article déjà classique de Jackie Wang “Against Innocence” publié dans la revue LIES.

[4Jason Smith, “Nancy, Justice and Communist Politics,” in Jean-Luc Nancy : Justice, Legality, and World (Continuum, 2011).

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