Guy Debord dans l’œil complice d’Anselm Jappe

paru dans lundimatin#378, le 11 avril 2023

En 1993, Anselm Jappe publie une monographie de Guy Debord, alors que ce nom n’est encore qu’un « signe de reconnaissance entre initiés ». Le sujet vivant du livre, qui prendra connaissance de sa première édition (en italien) lui fera l’exception de ne pas le dénier  [1]. Ni apologétique ni superficiel, l’essai de ce jeune philosophe allemand, formé en Italie et en France, tranchait sur les contre-sens et flagorneries qui allaient devenir habituels, puisque Debord deviendraient peu à peu une icône prestigieuse astiquée sans relâche par de peu scrupuleux intellos et maquereaux médiatiques.

Dans une préface à l’édition de 1995, Jappe posait d’emblée ce qu’il appelait deux vérités : « Il est parfaitement vain d’étudier les théories de Debord si l’on ne compte pas au final abolir la marchandise, l’État, le marché, la valeur d’échange ; de même il est vain de vouloir aller dans cette direction si l’on considère les théories et les pratique situationnistes comme un modèle insurpassable qui attend seulement d’être appliqué. Les situationnistes se moquaient de ceux qui étudiaient avec acharnement les révolutions du passé ou des pays lointains, sans se rendre compte des transformations en cours autour d’eux. »  [2] Et il ajoutait : « Pourtant, les sectes de fidèles situationnistes sont exactement tombées dans ce travers. De l’esprit situationniste, ils n’ont retenu que les pires aspects, et dans le meilleur des cas, ils ressemblent aux jeunes « hégéliens » décrit par Marx dans la dernière partie des Manuscrits de 1844. »  [3]

Depuis ce temps, bien des cérémonies ont intégré l’auteur de La société du spectacle au système culturel institutionnel, bien des essais, bien des articles, des revues ont ajouté aux commentaires et aux digressions à son propos. L’homme dans ses actes aussi bien que dans sa production de textes et de films a semblé faire exemple pour beaucoup d’avant-gardistes en mal de reconnaissance calculée ou au contraire en recherche sincère d’un mode d’être qui ne soit pas factice. Divers articles d’Anselm Jappe ont paru, qui venaient compléter cette contribution initiale à la connaissance de Guy Debord, un volume publié par L’Échappée en réunit aujourd’hui un certain nombre, relus et retravaillés pour l’occasion.

Au-delà de son aspect affirmatif, la question que pose le titre taquin choisi pour cet ouvrage, Un complot permanent contre le monde entier, c’est de savoir si la charge subversive des analyses debordiennes est toujours opérante, sinon déflagrante, et à quelle échelle. Debord lui-même ne se faisait pas une petite idée de sa personne et restait persuadé que la parution de son maître-livre avait été pour beaucoup dans le déclenchement des événements de 1968. Ainsi la solidité de ses thèses aurait dû suffire à modifier le cours des choses rien que d’avoir mis à nu le système dans lequel sont prises les sociétés humaines.

Plusieurs aspects du situationnisme et de Debord sont traités dans le livre de Jappe. Tout d’abord la question de savoir si ce mouvement a pu constituer une avant-garde ou pas, et s’il aurait été la dernière. On sait que le mouvement lettriste, où Debord et quelques futurs situationnistes commencèrent leur tapage, cherchait à dépasser les mouvements artistiques alors en perte de vitesse, le surréalisme en premier lieu, s’inscrivant dans une démarche de création et d’invention de formes, mais aussi de changement de la vie. Debord a pu apprécier ces provocations, trouver dans ce groupe quelques complices, avant de rompre avec Isou, leader mégalo-mystique, et mener avec eux sa barque, d’abord à travers la revue Potlach… Debord lui-même, présentant par la suite (en 1985, soit trente ans après) les textes de cette époque, expliquera : « L’intention stratégique de Potlach était de créer certaines liaisons pour constituer un mouvement nouveau, qui devrait être d’emblée une réunification de la création culturelle d’avant-garde et de la critique révolutionnaire de la société. »  [4] Soit un projet qui est déjà celui de la future Internationale Situationniste, laquelle naîtra trois ans plus tard, en 1957.

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Le spectacle comme fétichisme indéniable et l’art comme défétichisation ? Adorno ne voit que l’art abstrait pour cette fonction désaliénante, pour György Lukács, c’est l’art réaliste qui, au contraire, replace l’humain dans la société et lui redonne son rôle, tandis que l’abstraction lui fait croire qu’il n’appartient plus à ce monde… Si Adorno voit en Beckett et en Kafka des auteurs exemplaires parce que dénonçant une situation insupportable, certains – comme Debord et comme Jappe ? – semblent penser qu’ils ne sont peut-être que « la conscience malheureuse et impuissance d’une misère persistante »  [5]  [6].

C’est en bonne part, on le voit, la comparaison entre les théories critiques d’Adorno et de Debord qui occupe l’ouvrage, les deux ayant évolué et publié dans le même temps, sans se connaître. Si Adorno s’affiche, somme toute, comme un défenseur de l’art, Debord veut « réaliser dans la vie ce qui jusqu’alors était seulement promis dans l’art »  [7].

Par ailleurs, il est rappelé qu’en 1955 Debord réclamait « la destruction de toutes les églises, sans tenir compte de leur valeur artistique  » et que, trente-cinq ans plus tard, il constatait « que ce programme [avait] été réalisé par les progrès de la domination spectaculaire »  [8].

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C’est peut-être à propos de l’authenticité que Debord surprend ceux qui le connaissent mal. Il faut pourtant se rappeler la citation de Feuerbach qu’il a placée en tête de La société du spectacle  :
« Et sans doute notre temps… préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être… Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l’illusion croît, si bien que le comble de l’illusion est aussi pour lui le comble du sacré. »  [9]

Il semble que Debord, outre les constats probants qu’il inflige, cherche à s’inscrire dans l’action historique davantage encore que dans le cycle des idées. C’est le temps lui-même et son irréversibilité qui le fascinent et l’intéressent : les occasions à ne pas manquer. Debord tient avant tout à distinguer le temps authentique du temps inauthentique qui ne serait pas vécu.

Voilà un terrain sur lequel un autre penseur stimulant a tracé son chemin, Jean Baudrillard, proche lui aussi de Henri Lefebvre (l’auteur précurseur de Critique de la vie quotidienne), et qui fut un temps fort intéressé par le situationnisme, mais pour s’en détacher absolument, au profit d’une pensée plus intégrée, abandonnant comme d’autres contemporains (Deleuze, en premier lieu) toute référence à la dialectique. Pour eux, plus d’extériorité possible à ce système ambiant, il ne peut être travaillé que de l’intérieur. Dans le chapitre que Jappe consacre à la comparaison de ces énergumènes – tous deux hors cadres à leur façon, Baudrillard n’ayant jamais été un carriériste ni « un militant de toutes les bonnes causes » –, non sans noter son maniérisme et son funambulisme, il fait crédit à l’auteur du Crime parfait d’avoir été « l’enfant espiègle qui sème le doute parmi les adultes guindés et convaincus de l’importance de leurs actes »  [10].

Autre élément qui surprendra les novices, c’est le rétablissement par Debord des notions de gloire et de grandeur. Occasion à sa dimension mégalomaniaque de s’assumer pleinement, que l’on observera çà et là, pimentée volontiers d’outrecuidance stylée. Son goût pour la stratégie et les grands personnages est évident, qu’ils soient historiques (Cardinal de Retz) ou fictifs (le Arcadin inventé par Orson Welles). Pour Jappe, Debord a toujours été un « fauteur de politique, au sens où il a prôné l’action humaine contre tout déterminisme, même marxiste, et tout objectivisme figé. Pour lui, comme pour le jeune Marx, ‘‘il s’agit d’une compréhension de la lutte et nullement de la loi’’  [11] qui nécessite d’organiser les ‘‘conditions pratiques de la conscience’’  [12] de l’action révolutionnaire, au lieu de se fier à un développement qui se déroulerait comme un processus naturel.  »  [13]

*

Dans sa conclusion, Anselm Jappe ne peut que faire état de la situation actuelle de Debord, qui n’est certes plus le clandestin qu’il a été longtemps – pas moins de cinq biographies lui ont été consacrées. Mais, selon lui, il ne sera pas « récupéré pour toujours ».

Jappe évoque le mémorialiste Saint-Simon, qui fait exception dans son siècle, n’étant ni un auteur précurseur des Lumières, ni un réactionnaire – il combattait l’absolutisme de la monarchie qui sévissait alors. Cependant, c’est d’un point de vue très personnel qu’il s’exprimait, se réclamant d’un féodalisme déjà lointain et dépassé. Ses admirateurs n’ont aucunement besoin de partager ses positions pour l’apprécier. De même, Debord n’était pas «  politically correct et ne s’inscrivait pas dans le conformisme de gauche. Il a combattu la guerre d’Algérie, mais ne s’est jamais référé à l’‘‘antiracisme’’ ou au ‘‘multiculturalisme’’ d’aujourd’hui. Il a proclamé la liberté des mœurs mais était loin du féminisme…  » Et, c’est aussi, avec Saint-Simon, de Karl Kraus qu’il le rapproche, lequel avait beaucoup d’admirateurs « qui ne pouvaient pas être certains de ne pas figurer un jour parmi ses cibles »  [14].

Jean-Claude Leroy

[1On pourra se référer par exemple à une lettre de Debord à Morgan Sportès, datant du 14 mars 1994, où l’on peut lire : « Si vous lisez l’italien, je vous conseillerais le livre que m’a consacré un Allemand très cultivé, Anselm Jappe, qui semble avoir trouvé l’occasion d’exercer ses talents en Italie, sous le sobre titre Debord, sans un prénom de plus. C’est édité par Tracce à Pescara, et très informé. Je pense que ce Jappe a été un peu trop systématiquement élogieux ; et pourtant il me donne l’impression d’être l’observateur qui jusqu’ici m’aura le mieux compris… » Guy Debord, Correspondance, vol. 7, Fayard, 2008.

[2Anselm Jappe, Guy Debord, éditions Via Valeriano, 1995 ; p. 10.

[3Ibid. p. 10.

[4Cf. Guy Debord présente Potlach (1954-1957), éditions Gérard Lebovici, 1985.

[5Anselm Jappe, Un complot contre le monde entier, L’Échappée, 2023, p. 22.

[6« Les situationnistes citent [Beckett] comme un exemple de l’installation satisfaite dans le vide. », ibid. p. 60.

[7Ibid. p. 36.

[8Ibid. p. 31.

[9Feuerbach, préface à la deuxième édition de L’Essence du christianisme (1841).

[10Anselm Jappe, Un complot contre le monde entier, L’Échappée, 2023, p. 118.

[11Guy Debord, La société du spectacle, § 81.

[12Guy Debord, La société du spectacle, § 90.

[13Anselm Jappe, Un complot contre le monde entier, L’Échappée, 2023, p. 81.

[14Ibid. p.157.

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